Les centres commerciaux brassaient généralement les foules le weekend. C’était bien pour cette raison que son agent avait misé à fond sur l’apparition programmée à onze heure ce jour-là. En campagne électorale, rien ne faisait plus de bien dans les sondages d’opinion qu’un bain de foule. Cela donnait l’image du mec proche de ses ouailles, celui qui vous comprenait et connaissez votre quotidien. Bruce McAlhay n’avait pas vraiment besoin de ça. S’il se présentait au poste de procureur général ce n’était pas pour la popularité et les paillettes. C’était par conviction. Mais il fallait en passer par là pour atteindre au poste qu’il briguait pour la première fois. Du moins c’était l’opinion de son agent et de sa chef de campagne. Sa progression spectaculaire dans les sondages les précédentes semaines le donnait gagnant avec une belle longueur d’avance mais il fallait entretenir cette popularité en bichonnant l’électorat.
La voiture banalisée du peut-être futur procureur général de l’État de New York se présenta devant l’entrée réservée au personnel. Les centres commerciaux avaient quelque chose de furieusement cheap. C’était là où une certaine catégorie de personnes venaient se mêler pour dépenser leur paie et faire marcher l’économie du pays.
La tribune avait été installée sous la verrière géante où se croisaient toutes les allées marchandes. Il y avait une belle lumière, des angles de vue privilégiés pour la presse et les photographes. Les unes feraient tout le reste du travail le lendemain. McAlhay fit son entrée avec cinq minutes de retard, comme prévu. Le temps de laisser la foule s’amasser sous les banderoles du parti démocrate. Tout ceci n’était qu’affaire de politique. Les partisans étaient là comme à leur habitude mais il y avait aussi un certain nombre d’anonymes qui s’étaient arrêtés pour voir ce qui se passaient ou simplement pour faire semblant de s’intéresser un tant soit peu aux élections. La voix du charismatique candidat portait à merveille dans ce cadre lumineux. Il ne parlait en redresseur tort, brandissant à chaque argument l’étendard de l’intégrité. Il sentait bon la lessive et le frais du linge séché au grand air cet étendard sous lequel les gens l’avaient placé dès le début de la campagne. Il fallait dire que la fonction avait connu quelques déboires pas très glorieux qui avaient justement mené à ces élections.
Bruce McAlhay ferait parfaitement le job. C’était sûr. A la façon dont il parlait de ses engagements pour le futur, on se voyait déjà le suivre n’importe où. Jusqu’au bout du monde. Vers l’infini et au-delà pour ainsi dire.
Le rire séducteur du jeune quarantenaire se figea tout à coup. Quelque chose n’allait pas. Quelque incident tragique se préparait à foutre en l’air la gravure de mode qui avait été si méticuleusement mise en scène. Coupé dans son élan fougueux, le fier candidat se décomposait et malgré toute la science de maquillage dont il avait fait l’objet, on l’avait vu pâlir tout d’un coup. Le teint presque gris désormais, il se retenait à son pupitre, entouré de tout son staff qui s’était précipité à son secours comme un seul homme, pour lui éponger le front, pour l’aider à se redresser, pour appeler les secours, faire quelque chose.
Car enfin, Bruce McAlhay ne pouvait pas faire une crise cardiaque en plein discours accrocheur. On le voyait faire son footing dans la presse people depuis des semaines et des semaines. Tout le monde y avait lu ô combien il s’imposait un style de vie sain et bien ordonné. Le végétarisme n’était-il pas l’avenir de notre planète ? Pourtant, voilà que le candidat le plus prometteur de la course au siège de procureur général se retrouvait à lutter contre une malheureuse défaillance interne … Les choses étaient quand même sacrément mal fichues.
“Je m’absente quelques heures. Je serai de retour avant dix-neuf heures. Si besoin, on peut me joindre par téléphone.” Besoin d’air. Besoin de souffler. Il a trop de choses en tête. Trop de pensées. Trop de questions. Trop de doutes. Trop de réfléxion. Il doit être à la hauteur des attentes des jeunes mutants. Il doit pouvoir leur offrir la tranquillité d’esprit qu’ils viennent chercher. Ce n’est possible que si le psychologue possède cette tranquillité. Il doit prendre du temps pour lui. Tout le monde le lui répète. Tout le monde est d’accord sur ce point. Prendre du temps pour lui, alors que tant d’autres souffrent d’angoisse ? Égoïste, selon lui Mais nécessaire. Il ne peut continuer à vivre en apnée, à retenir sa respiration. Il ne peut pas éternellement faire comme si de rien n’était. Ça ne va pas. Il y a quelque chose qui cloche. Trop de travail. Trop de conflits. Trop de tout. Un ensemble qui le pousse dans ses retranchements. Il doit être calme. Il doit être apaisé. Et apaisant. Lorsque Bobby demande sa journée, il est essoufflé par toutes les sollicitations, toutes les anxiétés, toutes les peurs. A son tour de s’accorder un instant. A son tour de trouver un moyen de s’exprimer. En s’éloignant. En prenant ses distances. En partant une journée. Une seule petite. La première depuis une éternité. Les élèves s’en sortiront bien sans lui. Les professeurs sauront les gérer. Il en est certain. Le Professeur hoche la tête. Il lui donne sa journée. Bobby est libre. Du moins pour quelques heures. Le temps de soigner son esprit. Le temps de trouver des réponses. Le temps de faire le tri dans ses pensées. Seulement quelques heures. Il s’assoit au volant d’une des voitures de la X-Mansion. Il rejoint New-York. Ses buildings. Son agitation. Son dynamisme. Il cherche la solitude dans l’une des villes les plus peuplées du monde. Mais se promener dans ses rues, seul, à quelque chose de reposant. A quelque chose de singulier. Il est solitaire lorsque ses pas ne sont pas pressés, au contraire de la course effrénée de tous les passants. Il est solitaire lorsqu’il prend le temps de s’arrêter devant une affiche, alors que les autres passent à côté sans l’apercevoir. On peut être seul même au milieu de milliers de personnes. Il pourrait trouver la même tranquillité à la X-Mansion. Sauf qu’on le dérangerait pour demander des conseils, pour discuter. Ici, au coeur de New-York, personne ne l’interrompt. Personne ne met fin à sa solitude. Il n’y a que lui.
Le centre commercial. C’est sa destination. Pour clore un chapitre. Pour oublier un traumatisme. Pour faire le deuil d’un accident. Parfois, il se réveille dans un sursaut. Parfois, il a le sentiment d’avoir encore cette barre dans l’abdomen. Parfois, il sent le souffre et la chair brûlée. L'attentat continue à le hanter. L'attentat continue à le poursuivre. Il a besoin de se promener dans un centre commercial. Il a besoin de dédiaboliser l’endroit. Il n’a pas prévenu Snow, Kitty ou Ororo. Elles se seraient inquiétées. Elles auraient voulu l’accompagner. Cette histoire, c’est la sienne. Cette histoire, il veut la régler tout seul. Manifestement, il a choisi le mauvais jour. Il a choisi le seul moment où un politicien décide de s’offrir une tribune, de réunir tous ses partisans, d’alpaguer tous les acheteurs. Bobby reste à l’écart. Il est décidé à s’éloigner, mais il est vite interpellé par les paroles de l’homme. Bruce McAlhay. Le sourire colgate. La coupe de cheveux parfaite. Le parfait gendre. Le mutant reprend sa route. Il en a assez entendu. Il en a assez vu. Il est ici pour cicatriser une blessure, pas pour être convaincu par quelques arguments infondés. Il a fait quelques pas lorsqu’un cri traverse la foule. Un cri, puis deux, puis trois, puis quatre. Les gens s’affolent. Les gens hurlent. Il se passe quelque chose sur l’estrade. Les réflexes du X-Man se réveillent. Son regard se tourne rapidement vers la scène. Le politicien qui se tenait fièrement devant ses admirateurs a le visage défait. Le visage pâle. Le corps s’effondre. Bobby plisse des yeux. Essaye de comprendre. Essaye de mieux voir. Il n’y a rien à voir. Seulement un politicien qui fait une crise cardiaque, à cause du stress et de la pression. C’est le constat qu’il fait. Il laisse les dizaines d’admirateurs se ruer sur le politicien pour l’aider. Dans le mouvement de foule, il lui semble reconnaître un visage familier. Un fantôme. Il lui faut quelques secondes avant de se reprendre et de s’approcher. Comme hypnotisé par cette vision. Comme attiré par cette possibilité. Mais il sait, c’est impossible. Inconcevable. Celle qui a ce visage est morte. A Alcatraz. Et pourtant… il a le coeur qui bat à tout rompre. Il a les doigts fébriles. Il s’enfonce dans la foule et tente de la rejoindre. Il repousse des gens. Il en contourne d'autres. Jusqu’à arriver assez près pour la reconnaître. Formellement. Il s’arrête. Frappé par la réalité. Choqué par la découverte. Ou la redécouverte. Les gens le poussent. L’éloignent. Il lutte pour revenir auprès d’elle. Il lutte pour nager dans cette marée humaine. “Emma…” Le prénom est prononcé comme un appel à l’aide, comme une demande de confirmation, comme un besoin de réponse. Elle a vieilli. Un peu. Depuis la dernière fois. Elle a changé, mais il la reconnaîtrait entre toutes. Elle est la coéquipière qu’il a perdue. Elle est la femme qui a disparu à Alcatraz. Ils la pensaient morte. Et Qadir…
Il finit par être assez proche pour la toucher. Pour attraper son bras. Pour s’ancrer à elle. Emma. C’est Emma. Bordel. Il n’en revient pas. Il a besoin de la serrer dans ses bras. Il a besoin de l’entendre parler. Il a besoin de s’assurer qu’elle est bien réelle. Il n’en fait rien. Il se contente de poser ses doigt sur son bras. De croiser son regard. “Emma ! C’est toi… qu’est-ce que… où tu étais passée ? On t’a crue morte... !” L’incompréhension se mêle à la joie. Et bientôt, c’est le questionnement qui gagne la partie. Elle n’a pas le même regard qu’avant. Elle n’a même pas l’air de savoir qui il est. Alors, il lâche son bras. Il a un mauvais pressentiment. Il ignore ce qu’il s’est passé. Il sait juste qu’elle est différente. Elle est changée. Et elle n’a pas un comportement normal. Elle ne semble pas s’inquiéter pour le politicien. Elle ne semble pas être agacée ou soucieuse. Elle semble… indifférente. C’est le mot. “Tu te souviens de moi ? Bobby ?” Il ne peut pas évoquer les X-Men, Alcatraz, la X-Mansion. Pas au milieu de la foule. Pas s’il se trompe. Elle pourrait être une parfaite étrangère. Une jumelle méconnue d’Emma ou dont elle aurait caché l’existence. Une chose est sûre : quelque chose ne colle pas.
Jane ne semblait portait attention à rien d’autre qu’à McAlhay. Comme si l’étrange agonie du politicien avait été le centre de son univers. Elle ne prêta d’abord aucune attention à cette voix qui hélait désespérément un nom qui n’était pas le sien. Jusqu’à ce que quelqu’un se permette un contact. Un instant ses yeux quittèrent McAlhay pour glisser vers l’inconnu qui lui parlait. Dans le même temps, en tribune, il y eu comme une accalmie. McAlhay, haletant, le teint cireux, se redressa doucement, reprenant son souffle.
« Emma ! C’est toi… qu’est-ce que… où tu étais passée ? On t’a crue morte... !»
Jane considéra l’homme qui lui parlait un instant. Ses yeux ni bleus ni gris cherchant le moindre détail familier à sa mémoire. Cela ne faisait pas partie de la mission. Mais il pouvait la perturber, en témoigner la soudaine rémission de la cible. Jane se trouvait dans une drôle de situation. Il fallait que la mission aboutisse mais elle ne pouvait pas non plus se compromettre alors que l’attention de cet inconnu était portée sur elle, pleine et entière. Elle ne pouvait pas non plus se débarrasser de lui au milieu de la foule. Deux crises dans la même assemblée, on aurait cherché un coupable assurément. Si Hydra lui affectait ce genre de mission c’était avant tout pour son efficacité et sa discrétion. Elle, n’avait ni désir d’obéir ou de désobéir. Aucune satisfaction particulière. Elle faisait ce qu’on lui imposait de faire tout simplement.
Mais dans ce cas précis, il y avait une anomalie dans le script. Quelque chose que ni elle ni Hydra n’avait prévu. Et il n’y avait pas de procédure pour ce type de cas.
« Tu te souviens de moi ? Bobby ? »
Elle fronça les sourcils. Il avait l’air si sûr de lui… Avant de le perdre complètement, Jane reporta encore une fraction de seconde son attention sur McAlhay. Le politicien qui s’en croyait quitte, eut un violent soubresaut et tomba raide, son cœur déjà fatigué par le bras de fer précédent ne pouvait pas lutter contre ce dernier coup de sang. L’attachée presse à côté de lui poussa un cri, annonçant que le jeune animal politique était inconscient, que du sang sortait de sa bouche, qu’il fallait rappeler les urgences pour leur demander d’accélérer le mouvement.
Du temps où le nom d’Emma lui aurait dit quelque chose, Jane avait toujours eu besoin d’un contact physique pour exprimer son talent. Hydra s’était largement chargé de l’aider à dépasser cette contrainte. Jane détourna le regard de ce travail de sagouin. L’autopsie ne manquerait pas de prouver que la cause du décès n’avait rien de naturel. Mais qui diable pourrait remonter jusqu’à elle ? Tout le monde avait le regard braqué dans la même direction à cet instant-là. Elle en justifierait à Hydra s’il le fallait, au moment de faire son rapport. Il faudrait également qu’elle justifie du deuxième cadavre qu’on retrouverait dans les escaliers menant au parking souterrain. Là où il n’y avait aucune caméra.
« Pas ici. Suis moi. », répondit-elle finalement à l’homme qui s’était présenté sous le nom de Bobby.
Jouant aussi bien que possible le rôle qu’il avait essayé de lui attribuer, elle lui désigna du regard la direction qu’elle s’apprêtait à prendre. Les escaliers menant au parking souterrain.
La dernière fois qu’ils se sont vus, c’était il y a une éternité. Alcatraz. Les combats. Pyro. Les flammes. La glace. Emma qui disparaît, soufflée par une explosion. Disparue à jamais. Cela fait des années. Et pourtant, il est certain que c’est elle. La femme qui lui fait face est celle avec qui il discutait à l’Institut. Les yeux. Le visage. Les cheveux. Tout correspond. Le temps est simplement passé par-là. Et autre chose. L’espace d’un instant, il doute. Il se demande s’il ne s’est pas trompé. Il se demande si elle n’a pas perdu la mémoire. Dans ce cas-là, de quel droit pourrait-il se permettre de raviver sa mémoire ? Mais il est sûr. Terriblement sûr. Il laisse de côté son traumatisme pour se concentrer uniquement sur la jeune femme. Fantôme du passé. Tout le monde la cherchait, après Alcatraz. Tout le monde a voulu savoir ce qu’elle était devenue. Ils n’ont rien trouvé. Ils ont déduit qu’elle était morte. Ils ont déduit qu’elle n’était plus de ce monde. Ils se sont fait une raison. Grave erreur. Elle est encore là. Debout, en plein New-York, dans un centre commercial. A vivre sa vie normalement. A assister à des meetings politiques. Comment est-ce possible ? Elle est censée être morte. Elle est censée avoir explosé, brûlé. Elle est censée être six pieds sous terre. Pourquoi est-elle là ? Pourquoi ne pas avoir repris contact ? Si elle avait voulu s’éloigner des X-Men, elle aurait simplement pu demander à partir. Si elle avait voulu quitter Qadir, elle aurait pu rompre. Il n’y a qu’une seule explication qui s’impose : l’amnésie. Et pourtant, lorsqu’elle repose le regard sur lui, Bobby a le sentiment qu’il la retrouve. Qu’elle sait qui il est. Qu’elle le reconnaît. Cette histoire est folle. Complètement folle. Il pense déjà à informer Qadir. Il pense déjà à en parler au Professeur. Il doit le dire à tous ceux qui étaient proches d’elle. Ou pas. Il n’a pas le droit. C’est Emma qui décide. Quand, où, comment, elle souhaite revenir. Et si elle le souhaite. Sûrement pas à lui. Même si cela implique de mentir aux autres. “Pas ici. Suis moi.” Il lance un regard aux alentours. Clairement, le centre commercial n’est pas le meilleur endroit. Pour discuter. Pour expliquer. Pour rendre des comptes. Ils ont besoin de tranquillité. Il ne se pose pas de question quand ils partent en direction des escaliers. Il ne se pose pas de question quand ils s’enfoncent vers le parking souterrain. Il retient toute ses questions. Il conserve toutes ses curiosités. Il les garde dans un coin, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans le parking. Là, au milieu des voitures, il y a peu de risques qu’ils soient surpris, écoutés, espionnés.
Il aurait des dizaines, des centaines, des milliers de questions. Sur ce qu’il s’est passé à Alcatraz, sur sa survie, sur sa vie ensuite, sur les raisons de son silence, sur ce qu’elle fait maintenant, sur qui elle est devenue. Des dizaines, des centaines, des milliers de questions. Elles se bousculent toutes dans sa tête. Elles se mélangent à l’euphorie, à l’inquiétude et à l’incompréhension. Tout se mélange pour lui permettre de reprendre la parole. “Comment est-ce possible ? Je t’ai vue, Emma ! Tu as été soufflée par l’explosion… on t’a cherchée partout, bon sang ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ?” Il finit par se taire. Il fait quelques pas. Il passe une main sur son visage. C’est comme si elle n’était pas réelle. Comme si cette histoire n’était pas possible. Il a envie de la serrer dans ses bras. Il a envie de l’enlacer pour ne plus la lâcher. Bon sang, il l’a crue morte ! Il a culpabilisé pendant des années. Il a assisté à son enterrement… Tout ceci n’était que pur mensonge. Emma n’est jamais décédée à Alcatraz. Elle n’a jamais perdu la vie en combattant la Confrérie. Pendant tout ce temps, elle était en vie. Peut-être à quelques centaines de mètres de lui. Il se retourne vers elle. Il est heureux de la voir. Il est soulagé d’apprendre qu’elle est vivante. Et plutôt en bonne santé, visiblement. Mais il se sent trahi. Il se sent abandonné. Ils ont grandi ensemble à la X-Mansion. Ils ont évolué ensemble. Ils ont combattu ensemble. Ils formaient un peu un duo, tous les deux. Elle a sûrement une bonne excuse, une bonne explication. Elle a sûrement d’excellentes raisons. Il pourrait y en avoir des centaines. Il prend une inspiration. Pour se calmer. Pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Ce n’est pas son ressenti qui est le plus important. Ce n’est pas son impression de trahison qui est essentielle. C’est Emma. Elle est en vie. Point. “Est-ce que tu vas bien ?” Finalement, il s’en fiche des explications. Il s’en fiche de comment elle a survécu. Il s’en fiche de savoir ce qu’elle a fait ces dernières années. Il veut juste savoir comment va son amie. Il veut juste savoir si elle est en bonne santé, si elle a une vie qui lui plait. S’assurer que cette nouvelle vie lui correspond. Vérifier qu’elle est épanouie dans son nouveau quotidien, loin de l’Institut, des X-Men et des dangers.
L’homme la suivit de bon gré sans se rendre compte du traquenard qui l’attendait dans le parking du centre commercial. Les battements de son cœur le trahissaient dans son émoi. Elle ne savait pas quelle histoire l’avait lié à cette Emma avec qui il semblait la confondre mais quoiqu’il en soit ça ne changeait rien. Il avait un peu trop porté son attention sur elle et, même si le décès de McAlhay ne semblait pas l’avoir choqué, elle ne pouvait pas prendre de risque. Il n’y avait de place pour aucune espèce de doute dans sa mission.
Elle le laissa passer devant au moment d’entrer dans le parking. Ce faisant elle se laissa un instant pour détailler sa silhouette, comme par acquis de conscience.
« Comment est-ce possible ? Je t’ai vue, Emma ! Tu as été soufflée par l’explosion… on t’a cherchée partout, bon sang ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
Elle ne répondit à aucune de ses questions. Qu’aurait-elle bien pu répondre de toute façon ? Elle n’avait toujours aucune idée de ce dont il parlait. Elle n’était même pas désolée pour ni pour cette Emma. Ses yeux ni bleu ni gris continuant de le détailler un moment. L’homme qu’elle avait devant elle ne semblait plus à quelle émotion se fier. Il semblait à la fois désemparé, soulagé, perdu, désabusé… tout cela à la fois. Finalement il se range à ce qui, sans doute, doit être le trait dominant de sa personnalité. L’empathie.
« Est-ce que tu vas bien ? »
Dommage que les choses doivent se terminer ainsi. Jouant une dernière fois le rôle qu’il attendait d’elle, l’agent Harker avança, feignant un pas mal assuré, pour finalement le prendre dans ses bras quoiqu’assez maladroitement. Le menton posé sur son épaule, elle pouvait déjà sentir son cœur cogner contre le sien. Comme s’il avait pu sentir à son insu, les projets qu’ Emma formait pour lui. Elle ne fit encore rien pendant un instant comme une dernière faveur qu’elle faisait à un inconnu.
« Je ne m’appelle pas Emma, désolée. Ne résistez pas. »
La voix de Jane était comme un souffle glacial et venimeux. Elle le sera un peu plus fermement dans ses bras, fermant les yeux pour mieux le sentir pulser contre elle. Leurs deux cœurs se mirent rapidement à l’unisson tandis qu’elle refermait sur lui son piège. Cette douce musique de la mort qui approche. Pour elle c’était comme une parenthèse paisible. Elle n’aurait pas eu besoin de le serrer contre elle mais elle l’avait fait, aller savoir pourquoi. Peut-être que malgré tout, une part d’elle-même pouvait ressentir une forme de pitié. S’il ne résistait pas, d’ici un bref instant tout serait fini et elle retournerait dans les tentacules d’Hydra abandonnant un autre cadavre derrière elle. Elle ne savait pas ce qu’on en penserait mais c’était la seule façon de mener la mission à bien.
S’il ne réagissait pas très vite, cet inconnu, qui en dépit de tout avait quelque chose de sympathique, s’éteindrait d’ici quelques instants dans ses bras. Un privilège qu’aucune de ses autres victimes n’avait encore eu jusque alors.
Il n’y a que le silence qui lui répond. Aucun son ne sort de la bouche d’Emma quand il l’attaque avec toutes ses questions. Aucun geste ne trahit une réaction quand il l’assaille avec toutes ses interrogations. Seulement un regard observateur. Seulement un regard scrutateur. Il faut attendre qu’il se calme. Il faut attendre qu’il reprenne ses esprits. Il faut attendre qu’il lui pose une vraie question pour qu’elle semble réagir. Enfin, un mouvement. Enfin, une réponse. Ses épaules s’affaissent lorsqu’il la voit s’approcher. Pendant quelques secondes, il est soulagé. Parce qu’elle se rapproche. Parce qu’elle vient lui offrir un contact. Parce qu’elle semble être la Emma qu’il a connue. Il passe ses bras dans son dos. Il l’enlace. Trop heureux de la revoir. Trop soulagé de la savoir vivante. Trop surpris de pouvoir encore la toucher. Elle devrait être morte. Elle se tient debout contre lui. Elle devrait être un tas de poussière. Elle est de chair et d’os. Cette histoire est surréaliste. Mais à quoi s’attendre lorsque l’on vit au milieu des héros et des menaces extraterrestres ? Elle a juste disparu de leur vie pendant plusieurs années, avant de réapparaître dans un centre commercial. Avant de commettre une erreur. Parce que ceci ne peut qu’être une erreur. Elle ne pensait sûrement pas le croiser. Elle n’imaginait sûrement pas le voir. Si elle avait voulu le faire, elle se serait débrouillée pour prendre de ses nouvelles bien plus tôt. Elle aurait refait surface à sa manière. Mais elle là. Dans ses bras. Qu’est-ce c’est bon de sentir la culpabilité s’évanouir. Qu’est-ce que c’est bon de savoir qu’elle est toujours en vie. Qu’est-ce que c’est bon de retrouver une vieille amie. “Je ne m’appelle pas Emma, désolée. Ne résistez pas.” Le ton employé éveille ses sens. Il ne reconnaît pas sa voix. Il ne reconnaît pas la froideur. Il ne reconnaît pas ce comportement. Il se crispe. Il se tend. Il cherche à s’éloigner, mais déjà, il sent quelque chose se passer. Son coeur. Élément important chez toute personne. Élément essentiel pour la vie et la survie. Élément qui file à un rythme différent, affolant. “Qu’est-ce qu…” Il est habitué aux manifestations mortelles des mutations. Malicia et sa capacité à enlever toute énergie vitale d’une personne. Snow qui lui a gelé le coeur à plusieurs reprises. Il sait ce qui est en train de se passer. Il sait ce que la prise serrée d’Emma est en train de faire. La vie s’échappe doucement de lui. Son coeur n’est plus sous son contrôle. Il va mourir. Il va crever, dans un parking. Bien loin de la gloire des missions des X-Men. Bien loin du danger des missions. Tué par Emma. Tué par un fantôme. Tué par une femme qui n’est pas Emma. Il va mourir. Il va mourir et c’est douloureux. Il va mourir et la trahison est encore plus cuisante. Elle utilise son pouvoir contre lui. Celui-là même qu’elle utilisait sur les autres. Celui-là même dont il voyait les conséquences. D’un coup, l’image du politicien lui revient à l’esprit. C’est elle. C’est Emma.
Une inspiration. Une expiration. Lutter contre la mort programmée par la jeune femme. Lutter contre le destin funeste qu’elle lui réserve. Lutter contre sa propre peur. Lutter pour se transformer. Une inspiration. Une expiration. Il s’éloigne de la souffrance d’une mort plus ou moins lente. Il s’éloigne de la sensation de perdre la maîtrise de son propre corps. Il se concentre sur sa mutation. Sur la glace. Glace qui recouvre en deux secondes l’ensemble de son corps. Et c’est comme s’il reprenait vie. Le pouvoir est coupé. Les effets de la mutation d’Emma sont arrêtés. Elle ne peut plus rien face à un glaçon. Pas de coeur. Pas de sang. Juste de l’eau figée dans une forme humaine. Si fragile à l’état humain, presque indestructible à l’état solide. Il n’y a qu’une attaque à la tête qui pourrait le faire flancher. Bobby s’écarte. Il a besoin de respirer. Il a besoin de s’éloigner. Il a besoin de prendre de la distance avec son emprise. Emma a essayé de le tuer. L’information fait son chemin jusque dans son cerveau. Son amie. Son amie morte-pas-si-morte. Une tueuse. Une meurtrière. Il ne peut pas s’agir d’Emma. Il ne peut pas être question d’elle. Il pose un regard nouveau sur la jeune femme. Qui que ce soit cette femme, elle usurpe une identité. Elle vole un visage. Elle kidnappe les souvenirs des autres. Elle les utilise. Pourtant, elle a le même pouvoir. Elle a les mêmes capacités que la Emma de la X-Mansion. Comment est-ce possible ? Il n’arrive même pas à être en colère. Seulement désabusé. Seulement perdu. Seulement sous le choc. Une tentative de meurtre sur sa personne. Il a beau affronter des situations dangereuses, il n’est jamais facile de se remettre d’une tentative de meutre. Il n’est jamais facile de se dire qu’on a failli frôler la mort. “C’est quoi ce bordel ? Qui êtes-vous ?” Parce que là est toute la question. A partir de sa réponse, il pourra enfin comprendre. Il pourra enfin évaluer la situation. Il pourra enfin savoir comment agir. Il refuse de blesser cette femme si, quelque part, il reste une once d’Emma. Il refuse de voir la jeune femme mourir une nouvelle fois. De sa propre main, cette fois. Impossible qu’il aille jusqu’au bout. Impossible qu’il donne le coup fatal. Il n’est pas un meurtrier, lui. Il n’est pas insensible, lui. Pourtant, il lève une main où une fumée froide s’échappe. L’air autour de ses doigts refroidit dangereusement. L’air est prêt à geler pour se transformer en une attaque réfrigérante. “Je vous préviens, vous n’avez pas intérêt à jouer les malignes. Je peux faire bien pire que de me transformer en glace.” Les choses sont claires. Emma - celle qui est morte à Alcatraz - n’a pas eu le temps de voir ce dont il est capable. Elle n’a pas eu le temps de tester l’étanchéité de la masse glaciale à son pouvoir. Elle n’a pas eu le temps de savoir qu’il pouvait y avoir recours régulièrement. Cette évolution, il l’a découverte ce jour-là. Dans l’action. Mais il est capable de pire. Il est capable de geler, de blesser, d’attaquer. Il n’est pas qu’un iceberg sur pattes. La jeune femme qui lui fait face à intérêt à être sage. A ne pas faire de folie. A ne pas désobéir.
Au début sa malheureuse victime ne vit rien venir. C’était souvent le cas. C’était ce qu’Hydra appréciait chez elle après tout. Qui se serait méfier d’une jeune femme qui n’avait rien de plus que les autres. Le plus souvent on ne la remarquait même pas mais quelques rares fois, son regard plongeait dans celui de sa victime et alors elle retrouvait cette étincelle ultime de vie qu’elle-même avait depuis longtemps perdue et oubliée. Ça lui faisait quelque chose. C’était indescriptible. Mais là les choses étaient différentes. Ses victimes ne la regardaient jamais de cette manière-là. Elles ne la serraient pas non plus dans leurs bras. Elles ne se récriaient pas au moment de mourir. Elles paniquaient et mourraient voilà tout. Autant de choses qui faisaient qu’elle se rappellerait de cet homme-là parmi les quelques visages qui avaient laissé une empreinte dans sa mémoire.
C’est surtout ce qui se passe ensuite qui la marquera. Ce moment où il lui échappe. Un mutant. Un autre. Le précieux fluide de vie lui échappe. Il s’est changé en quelque chose qu’elle ne maîtrise pas et tout à coup c’est elle qui a froid. L’agent Harker recule. Interdite une instant mais pas pour longtemps. Une mutation du gène X n’est qu’un contretemps à ses yeux même si elle a déjà perdue son arme la plus précieuse : l’effet de surprise. Il lui reste encore une deuxième carte à jouer mais pour cela, il faut encore attendre qu’il revienne à une consistance sur laquelle elle a une emprise.
« Je vous préviens, vous n’avez pas intérêt à jouer les malignes. Je peux faire bien pire que de me transformer en glace. », avertit l’homme en préparant quelque chose de nouveau.
Impossible pour elle de savoir précisément ce qu’augure ce fin filet de condensation qui volute autour de sa main. Mais elle n’aura peut-être pas d’autres occasions de jouer sa dernière carte. Elle ne peut pas le laisser repartir, tout comme elle n’a rien à répondre à ses questions parce qu’elle n’est personne. Parce qu’elle n’est pas là pour ça. On ne lui pose jamais de question à elle. Elle est l’exécutante. Celle qui va toujours jusqu’au bout, coûte que coûte. Sa vie n’a pas de valeur ce qui explique qu’elle ne s’arrête jamais avant d’avoir terminé. Un peu comme un zombie 2.0 mut par la seule nécessité d’accomplir son macabre ouvrage.
Face à face, chacun se prépare à surprendre l’autre. Lui non plus n’a pas vu grandir ce sinistre talent que son amie Emma a pourtant appris à maîtriser à ses côtés et même avec lui dans leurs entraînements. La portée de son toucher mortel a depuis bien dépassé ce que Bobby a pu connaître. Il s’en sera douté en voyant un Bruce McAlhay dans la force de l’âge s’effondrer comme une mouche tout à l’heure.
« Nous ferons chacun de notre mieux. », promit l’assassin aux yeux ni bleu ni gris alors que vicieusement, elle lançait sur sa cible une attaque foudroyante.
Pas besoin de chorégraphier quoique ce soit. L’image d’Emma Hawkins se tenait là, devant lui, drapée d’une attitude placide et glaciale alors qu’elle s’apprêtait encore à donner la mort ou à esquiver.
Il n’a pas envie de se battre. Il n’a pas envie de la blesser. Il n’a pas envie de la tuer. Comment le pourrait-il ? Elle a le visage d’Emma. Elle a ses pouvoirs. Elle a sa voix. Elle a ses mots. Elle pourrait être Emma. Quelque part, elle l’est sûrement. Mais toute l’humanité et la sensibilité de la jeune femme ont disparu. Au profit d’une tueuse froide et distante. Il n’y a pas de chaleur en elle. Il n’y a pas de gentillesse. Il n’y a pas de bonté. Juste une envie de tuer. Juste une nécessité de se débarrasser de lui. Pourtant, il n’a rien fait, rien dit. Il a seulement reconnu un visage dans une foule. Elle aurait pu l’envoyer balader. Elle aurait pu lui dire qu’elle n’était pas cette personne. Elle aurait pu. Elle a préféré l’entraîner, telle un prédateur sauvage, dans un endroit isolé où elle pourrait assassiner tranquillement sa proie. Il sent encore les dégâts de son attaque sur lui. Il sent encore son coeur s’affoler. Il sent encore ses bras mous. Quand il est sous sa forme humaine, il n’est rien. Seulement un être humain qui parvient à se défendre grâce à la glace. Quand il est sous sa forme de glace, il est presque indestructible. Mais pas immortel. Mais pas sur-humain. Il aura besoin de liquide réfrigéré pour se remettre totalement. Et encore. On ne parle pas d’un bras de glace sectionné. On ne parle pas d’un trou béant dans son abdomen. On parle d’une manipulation de son coeur, de son sang. Il ignore si c’est réparable. Il ignore s’il ne va pas devoir simplement attendre. Ce qu’il n’ignore pas, c’est la dangerosité d’Emma. Ou de son sosie. Ou de son alter-ego. Peu importe qui elle est. La jeune femme était déjà dangereuse à l’époque de la X-Mansion. Elle l’est sûrement deux fois plus, maintenant qu’elle se sert de son don pour tuer volontairement. Quelqu’un d’autre ne s’embêterait même pas à discuter, à mettre en garde. Quelqu’un d’autre attaquerait directement. Il aimerait éviter. Il aimerait leur épargner cette étape. Sauf que la douleur aiguë dans sa poitrine lui rappelle que ce n’est pas possible. Elle n’est pas là pour le serrer dans ses bras. Elle n’est pas là pour partager des souvenirs de complicité et d’amitié. Elle n’est pas là pour l’embrasser sur la joue et lui dire qu’il lui a manquée. Elle est là pour le tuer. Avec sa froide détermination. Avec son impassibilité.
Elle fait peur. Elle est inquiétante. Elle est violente. Dans son regard. Dans son pouvoir. Elle fait terriblement peur quand on la compare à la jeune femme pleine de vie et de joie qu’elle était. Une jeune femme qui ne demandait rien d’autre que de vivre. Une jeune femme qui voulait rendre le monde meilleur. Elle a viré complètement de bord. Elle a changé complètement d’avis. Elle ne rend pas le monde meilleur en tuant des politiciens et des mutants dans un sous-sol. Elle ne le rend pas meilleur en étant une mercenaire. D’ailleurs, qui l’emploie ? Qui l’oblige à de pareilles pratiques ? Une grande question. Un grand mystère. Bobby ne pourra pas en parler à Qadir. Il serait dévasté. Il serait fou. S’il le croit. “Nous ferons chacun de notre mieux.” Elle ne compte pas arrêter. Elle ne compte pas baisser les bras. Elle ne compte pas partir. Il lui a proposé une porte de sortie. Elle la refuse. Elle la claque. Elle s’en fiche. Elle doit aller au bout de son idée. Le tuer. Mais Bobby est tout aussi déterminé qu’elle. Il ne va pas se laisser tuer. Il est sûr d’une chose, elle ne peut pas l’atteindre. Du moins, pas aussi facilement. Il n’est plus un squelette normal. Il est la glace. Pourtant, il sent que quelque chose se passe. Comme une petite gêne. Comme une tentative de prendre le pouvoir sur son corps. Pendant quelques secondes, il étudie le phénomène. Il cherche à comprendre. Il cherche à évaluer. Il cherche à analyser. Ce n’est qu’une gêne. Un petit désagrément qui le vide doucement de son énergie. Un désagrément qui gratte à la surface. Un désagrément qui tente de dépasser la première couche de glace. Mais pas un désagrément dangereux. Même pas mal. Il repose son regard sur Emma. Ce qu’il y a de plus dur quand on est X-Man, c’est de voir des jeunes pensionnaires partir pour rejoindre la Confrérie. C’est de voir d’anciens amis basculer dans l’autre camp. C’est de devoir les affronter à chaque nouvelle mission. C’est de devoir s’en débarrasser, les blesser, les agresser, les violenter à chaque confrontation. Il a l’habitude de ce cas de figure. Par contre, il n’est pas habitué à trouver une amie amnésique ou complètement lobotomisée. Il n’est pas habitué à taper sur une personne qui n’a pas vraiment conscience de qui elle était avant. Sauf que c’est soit elle, soit lui. Il ne va pas la regarder le tuer à petit feu. Il ne va pas la laisser transpercer sa protection de glace.
Dans ce combat - si on peut appeler cela ainsi - sa faiblesse est son ancien lien d’amitié avec Emma. Cet attachement qu’il avait pour elle. Cet attachement qui pourrait retenir ses attaques. Cet attachement qui pourrait brider sa puissance. Il est son seul vrai ennemi. Il balance sa main en avant pour faire surgir un jet de glace. Une attaque directe. Une attaque frontale. Une attaque pour la déconcentrer. Parce que le pouvoir d’Emma demande de la concentration. Elle ne peut pas le faire en étant occupée sur autre chose. Il en profite pour faire un pas en avant. Se rapprocher, c’est s’exposer davantage à son pouvoir. Tant pis. Il prend le risque. Il sait qu’il peut y résister. Il sait qu’il est presque inattaquable. Pour le moment. Il dirige sa deuxième main sur les pieds de la jeune femme. Bientôt, une couche de glace recouvre ses chaussures et l’ancre au sol. “Vous avez essayé de tuer le politicien, n’est-ce pas ?” Il fouine. Il questionne. Il veut avoir la confirmation. Il veut avoir la certitude. Ce n’est sûrement pas malin. Poser la question, c’est prouver à Emma qu’elle doit le tuer. Mais il est prêt à prendre le risque. Il doit savoir pour connaître la vraie personne qu’elle est devenue. Pour comprendre qui se cache derrière les traits si familiers de la jeune femme.
Elle esquive – un peu trop facilement peut-être – un projectile de glace lancé à son attention. Comme si l’homme qui l’avait appelée Emma un peu plus tôt avait voulu retenir ses coups. Et pourtant, c’est un jeu dangereux qu’il joue-là car l’agent Harker n’a pas été habituée à être épargnée. On ne lui a pas non plus enseigner la demie-mesure. Elle, ne joue que pour tuer ou alors elle s’abstient. Quoiqu’il en soit, cette attaque suffit à la décentrer juste ce qu’il faut pour qu’il puisse échapper à l’intrusion perverse qui cherche son cœur sous cette armure de glace et en un instant, l’immobilise sans même qu’elle ait cherché à se prémunir de quoique ce soit. Jane Harker n’est pas là pour s’épargner. Elle se focalisera sur la recherche du précieux élixir quoiqu’il arrive, son attention toute entière portée sur cet effort jusqu’à ce qu’il le la gèle totalement. Mais ce n’est pas encore arrivé.
« Vous avez essayé de tuer le politicien, n’est-ce pas ? » « Vous le rejoindrez bientôt. », répond-elle d’une voix sans émotion presque douce au final compte tenu de l’annonce qu’elle vient de réitérer.
Elle n’a pas essayé de tuer le politicien. Il s’est bel et bien effondré à son deuxième assaut, au moment où Bobby avait toute son attention portée sur le fantôme d’Emma Hawkins, quand elle a jugé qu’il valait mieux en finir vite quitte à bâcler la sortie du trop parfait Bruce McAlhay plutôt que prendre le risque de ne pas remplir sa mission. Alors l’étau de glace qui étreint ses pieds, elle ne semble pas s’en formaliser. La glace finira par fondre n’est-ce pas ? Elle pourra toujours chercher à la briser si elle craint qu’on la trouve en compagnie du cadavre d’un mutant. Alors elle essaye au mieux de ne pas encore se laisser déconcentrer et à nouveau, sous l’épaisse armure de glace elle cherche, ce petit signe ténu de la vie qui pulse en lui. Elle finira par le trouver c’est inévitable et quand elle l’aura trouvé elle ne le laissera plus échapper.
Alors c’est un peu comme un sablier macabre qui s’écoule pour Bobby. Il peut user de son précieux temps à lui poser des questions auxquelles elle répondra sans répondre ou alors à chercher une échappatoire avant qu’il ne soit trop tard pour lui. Pour elle, cela fait bien longtemps qu’il est trop tard. Il ne retrouvera pas l’éclat du moindre souvenir des bons moments qu’il a pu partager avec Emma Hawkins dans les yeux de l’assassin qu’il a en face de lui. Pas une miette de leur belle amitié. Est-ce bien la peine alors de faire durer le plaisir ? Ne devraient-ils pas l’un comme l’autre se hâter d’en terminer qu’au moins l’un d’entre eux puisse retourner à ses petites occupations quotidiennes ?
Jane repartirait de son côté faire son rapport à qui de droit pour ensuite se rendormir jusqu’au prochain appel. Un autre nom jeté presque au hasard pour allumer dans son cerveau l’étincelle suffisante et cette volonté de zombie de toujours aller jusqu’au bout quoiqu’il en coûte. La vie de l’agent Harker n’a aucune valeur. Seuls ses talents en ont.
La mort. Il l’a vue plusieurs fois. Ils se sont rencontrés à de nombreuses reprises. On ne peut pas dire qu’être X-Man soit le métier le plus paisible et le plus tranquille au monde. De la même manière que les policiers, les pompiers, les militaires, il se met en danger. Il prend des risques. Il va au-devant des ennuis pour agir, pour endiguer les problèmes, pour empêcher les dégâts. Il protège, il sauve, il secoure, il défend. La mort, c’est une chose dont il a conscience. C’est une chose avec laquelle il vit. Il ne peut pas passer à côté. S’il a été relativement épargné jusqu’à maintenant, il a vu de nombreux X-Men succomber à leurs blessures, être tués brutalement. Il a vu de nombreux amis mourir sous ses yeux. La mort. Il connaît. Il l’a même expérimentée. Plusieurs fois. A Alcatraz. Récemment, au centre commercial. Régulièrement, pendant leurs missions. Il a l’avantage d’avoir la forme glacée. Une forme qui le rend totalement froid, totalement hermétique aux attaques. Si on lui coupe un bras de glace, il le fait repousser avec un liquide réfrigéré. Si on lui arrache une jambe, il souffre, mais se régénère. Il dépend de l’eau. Il ne peut le faire seul, de son côté. Mais il n’en reste pas moins difficilement abattable sous cette forme. Pour atteindre la glace, il faut du feu. Et encore. Il faut plutôt viser la tête. Alors, cette attaque qui persiste dans son torse, dans son corps, dans sa glace, il n’y prête pas attention. Il a confiance. Il sait qu’il peut y survivre. Du moins, assez longtemps pour maîtriser Emma. Assez longtemps pour se débarrasser d’elle. Enfin, se débarrasser est un bien grand mot. Il n’a pas de plan. Il n’a pas de stratégie. Il n’a rien. Il n’est pas venu au centre commercial pour arrêter une mutante dangereuse. Il y est venu pour régler ses problèmes. Il y est venu pour apaiser un traumatisme. Il n’était pas prêt à tomber sur Emma. Sur un fantôme du passé. Sur une silhouette ressuscitée. Il veut comprendre. Il veut savoir ce qu’il s’est passé. Il veut connaître les détails. Et surtout, il veut une réponse pour le politicien. Non pas qu’il soit un fervent défenseur de ses idées. Non pas qu’il s’inquiète pour cet homme. Mais tuer des gens gratuitement n’est pas une chose qu’il tolère. Tuer des gens volontairement n’est pas acceptable. “Vous le rejoindrez bientôt.” Nouvelle macabre. Nouvelle funèbre. Il ne réagit pas à ses mots. Il réagit plutôt à son ton. Elle le dit naturellement, normalement. Chose logique. Chose courante. Elle a l’habitude de tuer. Elle a l’habitude de retirer la vie. Elle a l’habitude de voir la vie quitter les prunelles de ses victimes. Elle n’est plus la jeune femme plein de vie qui discutait avec lui à la X-Mansion. Elle est loin. Bien loin. Aussi loin qu’Emma, apparemment, puisque la jeune femme ne répond plus à ce prénom. Elle ne le reconnaît même plus. La meurtrière n’est qu’une pâle copie, une réplique ratée. Il sent son attaque revenir. Reprendre de plus belle. Il la sent essayer de gratter à la surface, plus agressive, plus violente, plus déterminée. Il la sent essayer de pénétrer la glace, à la recherche d’un signe vital. Elle risque d’être déçue. Elle risque d’être découragée. Parce qu’il ne va pas lui laisser le temps de faire quoi que ce soit. Il ne va pas lui permettre d’agir plus longtemps.
Elle a déjà fait assez de mal. Elle a déjà tué assez de monde pour aujourd’hui. Elle a déjà causé assez de dégâts pour le moment. Surtout, il a besoin de réponses. Il ne pourra pas les obtenir tant qu’elle tentera de le tuer. Il ne pourra pas les avoir tant qu’elle voudra le voir mort. Il voit la détermination dans son regard. Il voit l’insensibilité sur son visage. Il ne peut même pas essayer de l’amadouer avec des souvenirs communs. Il ne peut même pas essayer de raviver sa mémoire. Ses paroles ne l’atteindraient pas. Il est obligé d’agir. Avec plus de force. Avec plus de conviction. Avec plus de violence. Elle est toujours prise au piège par la glace, alors il peut s’approcher sans craindre qu’elle se déplace. Il enchaîne les pas jusqu’à elle. Il ne se laisse pas le temps d’hésiter. Il ne se laisse pas le temps de réfléchir. Il ne lui laisse pas l’opportunité d’en profiter pour l’attaquer plus férocement. Il ne lui donne pas la chance de le toucher. Il prend de l’élan et l’assomme. Simplement. Brutalement. Sa tête de glace vient rencontrer le front de Jane. Il a le réflexe de la rattraper avant qu’elle ne s’effondre par terre. Il l’accueille doucement dans ses bras. L’idée de la frapper de la sorte le dérange, le gêne. Il n’a pas le choix. De toute manière, c’est trop tard. Il s’assure qu’elle est bien inconsciente, avant de libérer ses pieds de la glace. Il change son apparence pour redevenir l’homme normal. Loin de tout soupçon. Loin de toute apparence mutante. Et maintenant ? Il ne peut pas traverser le centre commercial avec une femme évanouie dans les bras. Il ne peut pas sortir dans la rue avec Emma dans les bras. Il serait suspect. Il attirerait l’attention immédiatement. Mais il y a sa voiture. Garée quelque part dans le sous-sol. Il n’a plus qu’à la retrouver, en espérant ne croiser personne. En espérant ne pas être repéré par les vigiles. Arrivé à sa voiture, il la dépose sur la banquette arrière. Il doit l’éloigner d’ici. L’éloigner de toute personne qu’elle pourrait tuer. Elle a sûrement déjà compris que les innocents sont sa faiblesse. Elle pourrait la retourner contre lui. Il l’attache, avant de se glisser derrière le volant. Il n’a toujours pas de plan défini. Juste des idées. Juste des précautions à prendre. Il met le moteur en route. Il se dirige en dehors de la ville. Là où ils ne pourront pas être dérangés. Là où elle ne pourra rien contre lui. Là où elle ne pourra pas essayer de tuer quelqu’un. Il jette des coups d’oeil réguliers dans son rétroviseur. Pour s’assurer qu’elle ne se réveille pas. Pour s’assurer qu’elle ne l’attaque pas. Pour s’assurer qu’elle ne tente pas de l’étrangler pendant qu’il conduit. On n’est jamais trop prudent. Ce n’est que lorsqu’il trouve un endroit plus ou moins isolé, perdu au milieu des arbres d’un parc, qu’il arrête le moteur. Il sort de la voiture. Il ouvre la portière d’Emma. Il n’y a plus qu’à attendre. Son réveil. Son premier geste. Sa première parole. Il devrait probablement prévenir le Professeur. Il devrait probablement informer quelqu’un de la X-Mansion. Il ne le fait pas. Parce qu’il a besoin de comprendre ce qu’il se passe. Il a besoin de collecter certaines informations pour répondre aux questions des autres. Il veut lui-même savoir à quoi s’en tenir. Il laisse la portière ouverte. Il s’éloigne pour s’asseoir sur un rocher à quelques pas de la voiture. Il a une vue imprenable sur la voiture et sur Emma. L’attente. C’est le plus long.
L’agent Harker ne manqua pas de riposter. Sa victime inversant les rôles, la jeune femme redoubla d’agressivité elle aussi, pendant une fraction de seconde, elle sentit son cœur juste à sa portée. Juste au moment où, presque par réflexe, son poing allait s’écraser contre le torse de l’autre mutant. Mais sa force de frappe ne faisait pas le poids…
***
La première étincelle de conscience qui s’alluma dans son cerveau fut douloureuse. Encore à demi dans les limbes, Jane fronça les sourcils avec un gémissement plaintif. Ce genre de réveil, elle a l’habitude. Simplement ça n’est pas si douloureux d’ordinaire. Bien sûr elle ne se rappelle pas de ce qui lui a valu la corne de licorne qui est en train de lui pousser sur le front, sous un joli tampon bleu violacé, mais ça aussi, c’est une habitude chez elle. Avant même d’ouvrir les yeux, elle tend l’oreille. Le fourmillement plein de vie de New York s’est tut. Quelque part au fond d’elle-même, elle se sent l’envie de renoncer, de ne même pas ouvrir les yeux sur cette probable nouvelle vie qui commence. Elle se rappelle de Qadir. D’Emma. Alors finalement elle ouvre les yeux pour constater l’étendue des dégâts. Dans quel pays aura-t-elle était se perdre cette fois ? … en tout cas c’est un pays où l’on peut se réveiller à l’arrière d’une voiture. Ça c’est inédit.
Elle se redresse dans l’idée d’aller vérifier les papiers dans la boîte à gants – qui sait ? C’est peut-être la sienne cette voiture – quand la silhouette d’un mec en dehors de la voiture l’interpelle. Il a cette façon de la regarder qui lui laisse deviner qu’elle ferait mieux de ne pas traîner sa carcasse trop longtemps dans le coin. Elle le fixe un instant, avec cet air méfiant, comme prête à s’enfuir d’une minute à l’autre. Lui ne dit encore rien. Par réflexe elle avise ce qui se trouve autour d’eux pour se faire une idée de ce qui va se passer ensuite. Elle ne reconnait rien évidemment. Cet endroit semble loin de tout. Les arbres leur offrent le parfait couvert ce qui ne la met pas à l’aise. Quel genre de mec aurait pu la traîner jusque-là à l’arrière d’une voiture avec le bleu monumental qu’elle se payait sur le front ?... un mec probablement mal intentionné. Et autant dire que d’expérience, elle n’avait pas la moindre envie de lui laisser le bénéfice du doute.
« Qu’est-ce que vous me voulez ? », demanda-t-elle d’une voix qui laissait transparaître une certaine anxiété.
Cette femme-là était à des années lumières de la tueuse de sang froid à laquelle Bobby s’était frotté un peu plus tôt. Elle n’était pas en état de choc mais clairement, ce réveil surprise au fond des bois, nez à nez avec un homme qu’elle ne semblait de toute évidence pas reconnaître, la mettait dans un état de nervosité palpable.
Sa stratégie était simple, s’ils se connaissaient bien, il ne lui tiendrait pas rigueur de lui faire le coup du trou de mémoire. Elle le lui aurait expliqué, comme elle l’avait fait avec Qadir. S’ils ne se connaissaient pas, alors elle n’avait rien à faire à l’arrière de cette voiture et les choses allaient très vite se compliquer.
Ce qu’il attend ? Il n’en sait trop rien. Des explications. Savoir qui elle est. Découvrir ce qui est arrivé à Emma. Connaître l’histoire de la mercenaire. Il attend, sans trop savoir quoi faire au moment où elle se réveillera. Il ne sait même pas dans quel état elle sera. Agressive ou coopérative. Manipulatrice ou influençable. Tout ce qu’il sait, c’est que cette femme a de nombreux secrets. Elle porte un visage doux et délicat qui ne lui correspond pas. Elle fait du mal à l’image d’une personne bienveillante et pleine de bonté. Il y a toujours cette histoire de mutation. La même. Le même pouvoir. Le même visage. La même voix. Il s’agit de la même personne, il n’a aucun doute. A moins qu’elle soit une espèce de clone. Une réplique de la X-Woman qui a péri à Alcatraz. Est-ce possible ? Il ne saurait dire. Il faudra qu’il pose la question au Professeur quand il rentrera. S’il rentre. Il est prêt à attendre. Aussi longtemps que nécessaire. Il est prêt à patienter. Jusqu’à ce qu’elle émerge et qu’elle tente de l’assaillir une nouvelle fois. Sa puissance a augmenté depuis la dernière fois qu’ils se sont vus. Elle est devenue redoutable. Elle est devenue meurtrière. Elle est devenue son propre opposé. Elle lui rappelle Prudence. Si froide et cruelle à la Confrérie. Elle est devenue bienveillante et sociale à la X-Mansion. Un mauvais entourage est tout peut basculer. Tout peut changer. L’opinion. Le comportement. Le caractère. C’est probablement ce qu’il s’est passé avec Emma. Elle s’est perdue, en croyant à des choses qui sont fausses. Elle s’est raccrochée à la seule chose qui existait pour se sauver de la perdition. Elle a tourné le dos aux X-Men qui l’ont abandonnée. Mais comment expliquer sa perte de mémoire ? Comment expliquer qu’elle ne le reconnaisse pas ? Amnésie, assurément. Un choc à la tête. Un traumatisme crânien. Une partie de ses souvenirs jetée aux oubliettes. Il attend. Encore et encore. Tournant les questions dans sa tête. Réfléchissant à tous les scénarios possibles. Analysant le comportement de la jeune femme. Revenant sur chaque parole, chaque geste. Elle n’est plus la même personne. Elle n’a pas tort quand elle dit ne pas être Emma. Elle ne l’est pas. Elle s’est transformée en une machine à tuer. Elle est devenue quelqu’un d’autre. Avec une autre histoire. Un autre caractère.
Là-bas, dans la voiture, il entend du mouvement. Un premier gémissement. Un premier signe de conscience. Il se lève. Il fait quelques pas en direction de la voiture. Sans se rapprocher. Il espère ne pas être dans son champ d’action. Il ne se protège pas derrière sa glace. Il s’offre à elle, si elle veut essayer de le tuer. Si elle veut aller au bout de sa tentative. Il a vu ce dont elle est capable. Il a vu qu’elle peut tuer n’importe qui. Le politicien était à une dizaine de mètres. Peut-être plus. Elle pourrait facilement s’en prendre à Bobby, maintenant. Pour l’instant, il ne ressent rien. Un signe encourageant. Le sosie d’Emma se redresse, étudie les environs, cherche des indices sur sa localisation. Lui même ne sait pas où il les a emmenés. Il n’a pas l’habitude de prendre la route pour connaître les environs de New-York. Il ne pourrait même pas le lui dire. De toute manière, ils ne sont pas là pour jouer les touristes. Ils ont des choses plus sérieuses à aborder. Étrangement, il retrouverait presque la jeune femme de son adolescence. Celle qui n’inspire rien de menaçant. Drôle d’impression qu’il balaie de la main, en se rappelant la sensation de sa mutation sur lui. “Qu’est-ce que vous me voulez ?” Il croise les bras. Très bonne question. Elle a manqué de le tuer. Elle a assassiné quelqu’un. Autant dire qu’il a pas mal de questions en stock. Des zones d’ombre à éclaircir. Des mystères à résoudre. Des trous à combler. Six années à combler. Six années à rattraper. En autant de temps, de nombreuses choses se sont passées. Pour l’instant, il ne se lance pas dans des retrouvailles émouvantes. Il ne sait pas à qui il a vraiment affaire. Il est seulement certain qu’elle tentera de se débarrasser de lui à la première occasion. “Vous avez tué quelqu’un sous les yeux de centaines de personnes. Ensuite, vous vous en êtes prise à moi. Pour couronner le tout, vous avez le visage d’une amie perdue. Alors, ça risque d’être long.” La situation est résumée en trois phrases. Oui, la discussion va être longue. Ils ont le temps, n’est-ce pas ? Ici, personne ne viendra les couper, personne ne viendra les embêter. Ils sont juste tous les deux. Si elle tente de le tuer, il sait comment l’arrêter. Même s’il devra se montrer plus rapide que tout à l’heure pour ne pas se prendre un coup dans le torse. “Pour commencer, comment vous faites vous appeler ?” Puisque Emma n’est plus son identité, par quel nom se fait-elle appeler ? Cela pourrait être un bon début. En particulier s’il peut demander aux agents de l’équipe BRAVO de faire des recherches. Il faut bien débuter quelque part.
Comme beaucoup de ces énergumènes sur lesquels Jane tombait au réveil, celui-ci ne semblait pas la porter en odeur de sainteté. Mais il ne semblait pas agressif pour l’instant, aussi se ravisa-t-elle avant de s’enfuir. Pour autant, elle ne comptait pas y aller par quatre chemins. Elle avait besoin de savoir, tout de suite si possible. Pour autant, elle n’était pas désagréable, simplement directe. Au pire un petit peu cavalière. Elle est assez observatrice pour voir qu’il s’était d’autant plus refermé avant de lui répondre. Comme s’il préparait quelque chose de terrible. Elle ne se méfia pas pour autant. Comment aurait-elle pu se douter d’un truc pareil ?
« Vous avez tué quelqu’un sous les yeux de centaines de personnes. Ensuite, vous vous en êtes prise à moi. »
Jane était une américaine type. Blonde. Ses yeux ni bleu ni gris étaient le summum de ce que son physique pouvait présenter d’original. C’était dire. Mais à cet instant, alors que ces sordides accusations lui étaient jetées à la figure sans la moindre délicatesse, notre caucasienne type pâlissait à vue d’œil jusqu’à atteindre une teinte de blanc sérieusement alarmante. Ses pupilles, dilatées au maximum et son apparent calme trahissaient le réel état de choc. Celui dans lequel elle n’avait pas sombré au réveil. Elle restant un long moment sans réponse. Ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser passer l’idée d’une défense véhémente mais aucun son ne sortit de sa bouche.
« Vous devez vous tromper de personne… », opposa-t-elle d’une voix blanche refusant catégoriquement de souscrire à une théorie aussi noire… Il devait se tromper. Il fallait qu’il se trompe. « Pour couronner le tout, vous avez le visage d’une amie perdue. Alors, ça risque d’être long. » « … Emma ? »
Voilà qui lui donnait le coup de grâce. Foudroyée par l’évidence qu’Emma venait de lui mettre sous le nez, Jane se laissa retomber sur la banquette arrière, le regard dans le vague. Elle ne pouvait pas lutter contre Emma. Elle ne l’avait pas pu avec Qadir. Elle ne le pouvait pas avec cet inconnu. Parce qu’il ne se trompait pas pour Emma. Il ne pouvait pas non plus se tromper pour le reste. Voilà donc ce que Jane Harker faisait de ses heures perdues. Elle tuait des gens. Elle s’en prenait à ceux qui tenaient à elle, autrefois. Cette « elle » dont elle ne se rappelait plus.
Une larme roula sur sa joue mais elle n’aurait su dire si c’était le soulagement ou l’angoisse de savoir qui l’avait poussée là cette perle accusatrice. Après un instant à regarder ses genoux, pour trouver en elle ce qu’il lui fallait pour se ressaisir, elle releva ses yeux ni bleu ni gris devenus si ordinaires maintenant qu’ils s’étaient troublés. Mais elle avait la pudeur de ne plus verser de larmes. Il semblait qu’elle devait être la Emma de tout le monde, mais Jane Harker n’appartenait qu’à elle. Et elle n’était personne. Elle releva le menton, tentant de passer outre l’état émotionnel dans lequel elle se trouvait et ses yeux se fichèrent dans ceux de l’inconnu. L’ami d’Emma. Elle ne dit plus rien à partir de là. Elle ne pouvait rien dire de plus sous peine de s’effondrer peut-être. Qui sait ? Elle ne l'entendit même pas lui demander son nom.
Il est toujours devant elle. Toujours debout, sans aucune défense glacée. Elle pourrait l’attaquer à n’importe quel moment. Elle pourrait profiter d’une faiblesse. Elle pourrait se donner à coeur joie. Mais elle ne fait rien. Il ne sent rien. Rien du tout. Pas d’attaque contre son organisme. Un encouragement pour la suite, même si la prudence est de rigueur. Combien de fois est-ce que des gens se sont fait avoir en baissant leur garde ? Beaucoup. Beaucoup trop. La lueur dans son regard. La pâleur de son visage. Le mouvement de ses lèvres. Des preuves qui lui indiquent pourtant qu’elle n’est plus celle qui lui faisait face au centre commercial. Elle semble… sous le choc. Effectivement. Il n’y a pas d’autre mot. Pourtant, elle est bien la personne qui l’a regardé froidement pendant qu’elle essayait de le tuer. Elle est bien celle qui a tué un politicien devant un parterre de personnes. Elle est bien celle qu’il a assommé et transporté jusqu’ici. Alors quoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? Une amnésie ? Une double personnalité ? Peu importe quelle personne se trouve devant lui, il ne s’agit toujours pas d’Emma. Elle semble être totalement perdue. Loin. Tuée à Alcatraz. Il peut en faire définitivement le deuil. Elle ne reviendra pas. Il y a cru, pourtant. En croisant son regard dans la foule. En revoyant ses traits. C’était trop beau. Trop facile. La femme qui lui fait face a deux visages. L’un meurtrier. L’autre normal. Mais elle est définitivement quelqu’un d’autre. “Vous devez vous tromper de personne…” Il croise les bras. Sa réaction l’inquiète. Elle a l’air sincèrement mal. Il refuse de céder à l’empathie. A la sympathie. Pourtant, il meurt d’envie de se rapprocher, de se mettre à sa hauteur et de lui certifier que tout ceci s’est passé, mais que tout va bien. Il se retient de le faire. Parce qu’il n’est jamais certain de sa sincérité. Il est de plus en plus tenté de la croire. De lui faire confiance. Il poursuit sur le compte-rendu de leur première rencontre. Elle semble déjà au bout du rouleau, mais il a besoin de voir son comportement jusqu’au bout. Il a besoin de lui révéler tout ce qu’il s’est passé pour avoir la certitude qu’elle n’est pas la tueuse. “… Emma ?” Elle sait ? Comment est-ce possible ? “Oui, Emma.” Le choc est tel que la jeune femme est obligée de s’asseoir. Cette fois, il sait. Il sait qu’elle n’est pas la mutante qui a tenté de l’assassiner. Il sait qu’elle ne lui fera pas de mal. Il récupère un paquet de mouchoirs qui traîne dans la voiture et le tend à la jeune femme. Qui est-elle ? Le mystère reste entier. Elle n’a pas une vie ordinaire, en tout cas. Avec un dédoublement de personnalité comme le sien, on peut craindre le pire. Sa double-vie secrète ne l’a pas encore rattrapée. Enfin, jusqu’à maintenant.
Un dédoublement. Une schizophrénie. Les pistes sont nombreuses. Les possibilités sont infinies. Est-ce qu’elle se soigne ? Est-ce qu’elle a consulté un médecin pour ses problèmes ? C’est important. Pour éviter ce genre de situation. Pour éviter de tuer des gens en plein centre commercial. Il s’agenouille devant elle. “Je suis désolé…” Désolé pour tout. Pour l’affreuse nouvelle. Pour la révélation de son côté meurtrier. Pour les larmes qui coulent. Il aurait aimé qu’elle soit encore la femme cruelle et froide qui lui faisait face tout à l’heure. Elle, au moins, n’aurait pas eu peur et n’aurait pas eu de pitié. Il aurait aimé ne pas chambouler une personne qui pensait avoir une vie normale. Il ne peut pas savoir ce qu’il se passe dans sa tête. Ce chamboulement. Cette prise de conscience. Tout ce qu’elle a connu jusqu’à maintenant est en train de partir en miettes. Par sa faute. Il n’y est pas allé de main morte avec elle. C’était nécessaire, cependant. Il fallait bien passer par cette étape pour la secouer, pour la mettre face à la vérité. Sauf que ce n’est pas la réaction à laquelle il s’est attendue. Elle connaît Emma, aussi. Peu importe comment, elle la connaît. L’idée est assez étrange. Assez saugrenue. Comment une même personne pourrait rencontrer son autre personnalité ? Tout ceci commence à prendre des propensions et des tournures étranges. “Vous connaissez Emma ?” Il ignore toujours comment elle croit s’appeler, sa question étant restée sans réponse. Mais il peut au moins découvrir ce qu’elle sait sur Emma, sur ce qu’elle est devenue, sur ce qu’elle a appris sur elle. Parce que visiblement, la jeune femme sait des choses. Bobby espère bien découvrir ce qu’il se passe chez son amie. Il devrait plutôt l’appeler ancienne amie, vu ce qu’il apprend. Elle n’est plus Emma, la X-Woman. Il ne peut plus considérer cette femme comme une amie. Elle est une inconnue avec un trouble psychologique. Une inconnue qui ne semble même pas être au courant de ses problèmes. Elle n’est même pas effrayée de se savoir avec un inconnu, comme si cela arrivait régulièrement. Il y a quelque chose qui cloche avec elle, mais quoi ?
Se dire que Jane était choquée c’était un moindre mot. Ce n’était le genre de femme à s’émouvoir de tout et de rien. Mais il y avait quand même de quoi. Jusque-là sa vie n’avait été qu’un amas de miettes mais quelque part, elle avait fini par s’approprier ses miettes, par s’en accommoder. En faire presque quelque chose de cohérent. Un texte à trous mais qui avait malgré tout un semblant de direction. Maintenant qu’on lui montrer le vrai visage de ses absences, ce semblant d’ordre ne rimait plus à rien. Encore que rien ne disait que cet homme n’essayait pas de lui mentir. Comment aurait-elle pu en être sûre de prime abord. Il lui fallait déjà le temps de digérer la nouvelle, et comme elle se savait techniquement capable de tout ce dont on l’accusait, elle ne cherchait pour l’instant pas à mettre en défaut cette explication.
Elle pose les yeux vers cette main qui lui tend un paquet de kleenex et les prend après une courte hésitation. Lui, s’agenouille devant elle, comme on le ferait devant un enfant dont on veut percer la carapace boudeuse. Un changement d’attitude qu’elle note sans vraiment comprendre. Pourquoi tant d’empathie envers quelqu’un qui visiblement a essayé de le tuer ? Soit cet homme aime vivre dangereusement soit il y a autre chose. Est-ce encore le travail d’Emma ? Cette emprise qu’elle a sur Qadir ne semble finalement pas se limiter qu’à l’horloger et Jane, elle, se sent déjà trop petite pour assumer le rôle de ce personnage qui rayonne encore depuis le royaume des morts.
« Je suis désolé… » « Ce serait plutôt à moi de l’être… », répond-elle avec une certaine défiance qui s’entend nettement dans sa voix même si elle n’a encore posé aucune question. « Vous connaissez Emma ? »
Elle secoue à la négative sa tête de cheveux blonds, sentant sa gorge trop nouée pour coopérer aussi vite qu’elle l’aurait voulu.
« Je connais Qadir… et il pense – il est sûr – que je suis Emma. », une idée à laquelle elle commençait à peine à adhérer mais… « Mais vous non. N’est-ce pas ? »
Elle le voyait dans le regard qu’il portait sur elle. Il l’avait dit de façon détournée en évoquant sa ressemblance avec son amie perdue. Il ne la regardait pas comme une amie bien que désormais il se faisait plus amical. Sans doute était-il ce genre de personnes qui tendent la main à tous les chiens perdus. Il en fallait aussi. « Je m’appelle Jane Harker. », ajouta-t-elle comme pour répondre à la question qu’elle avait laissé de côté un peu plus tôt.
Un nom si bien trouvé tant pour une mutante qui manipulait le sang que pour une femme sans identité. Jane. C’est un prénom que l’on donne aux gens amnésiques, ça… Un prénom tellement commun qu’il n’est pas possible qu’il soit à toi. Elle entendait encore la voix de Qadir dans sa tête. Il y avait fort à parier qu’il ne trouverait plus jamais le prénom Jane commun quand elle lui dirait ce qu’elle faisait de ses absences. Fallait-il vraiment le lui dire d’ailleurs ? Oui. Sans quoi il ne comprendrait pas qu’elle disparaisse à nouveau. Il la chercherait. Et cela finirait très mal.
« Je ne peux pas continuer à aller et venir comme si de rien était si ce que vous dites est vrai… », fit-elle d’un ton neutre plus pour elle-même que pour lui finalement, « Et si ce que vous dites est vrai… pourquoi êtes-vous là avec moi ? Vous auriez pu fuir ou vous débarrasser de moi. J’étais inconsciente… »
Voilà que dans sa tête les choses recommençaient à prendre des tournures kafkaïennes. Elle en venait à douter de tout au point de ne plus savoir de quoi douter. C’était à devenir folle.
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Dim 5 Juin - 12:07
