“Seulement des mutants.” Évidemment. Il aurait dû s’en douter. Les mutants ne sortent pas. Ils ne se mêlent pas aux autres. Ils ont l’habitude d’être persécutés par les autres. Ils ne veulent pas tenter le diable. Ils ne désirent plus essayer de vivre parmi les autres. Ce qui suppose qu’ils se cachent quelque part. Qu’ils évoluent dans une cachette secrète. Peut-être un endroit souterrain. Peut-être dans les égouts de New-York. Peut-être dans un avion invisible. Peut-être dans une cabane possédant de nombreux sous-sols. Si il lui pose la question, elle refusera de lui répondre ou même de lui donner l’adresse. Il s’en doute. Quel héros révélerait sa cachette ? Ce serait se mettre en danger et prendre le risque de perdre l’ensemble de son arsenal. Sa curiosité a ses limites. Sa curiosité reste soucieuse de la sécurité de ses super-héros. Si il s’amuse à divulguer toutes les indiscrétions des gens en collants, il n’aura bientôt plus personne à idolâtrer. Mieux vaut éviter. Sa vie serait bien terne. Bien barbante. Certaines choses doivent rester secrètes. Comme leur identité. Comme leur quartier général. Inconscient lorsqu’il s’agit de sa propre sécurité. Mais soudainement lucide lorsqu’il s’agit de la vie des autres. Il n’est peut-être pas si imbécile. Il n’est peut-être pas si immature. L’espoir peut encore vivre quant à l'avenir de Jared. “On peut peut-être commencer maintenant ? Je dois rentrer. Tu m’accompagnes ?” Il ne masque pas sa surprise. Elle passe de zéro ami homo sapiens à un seul et elle veut déjà commencer dès maintenant. Elle fait les choses rapidement. Heureusement qu’il ne lui a pas demandé de l’épouser, ils seraient déjà sur le départ pour Las Vegas. “Quoi, là maintenant ? Tu es sûre ?” Skylar ne peut décidément pas agir comme les autres. Tout doit se faire dans la précipitation, dans la rapidité. Et ça lui va. Il n’aura pas à courir après elle pour un nouveau café. Il n’aura pas besoin d’insister pour l’emmener boire un verre à l’extérieur. Il n’aura pas besoin de la harceler pour qu’ils se voient. Il n’aura pas besoin de s’auto-inviter à sa table, en fin de journée. Leur relation en perd presque de son charme. Après tout, il trouvait amusant de la croiser par inadvertance. Il trouvait amusant de renouveler ses invitations. Il trouverait amusant qu’elle les refuse les unes après les autres. En fait, elle a accepté un peu trop facilement qu’il soit son ami. Elle a accepté trop vite qu’ils se revoient. Qu’elle lui propose de mettre en application leur nouvelle amitié dès maintenant est même louche. Est-ce qu’un super-héros est entré dans le café ? Est-ce qu’un danger guette au coin de la rue ? Il est curieux. Il pose un énième regard sur les clients du Starbucks. Un regard frais. Un regard aiguisé. Il trouve des comportements suspects chez chacun d’eux. Il ferait un très mauvais enquêteur. Mais ce n’est pas pour rien qu’il est coursier.
Et puis, elle l’invite chez lui. Elle l’invite à passer le pas de sa porte. Ce qui est une avancée dans leur relation. Lui qui s’était contenté d’apercevoir le couloir par-dessus son épaule. Lui qui était cantonné au palier de la porte. Lui qui n’avait vu que quelques détails de son logement. Peut-être même qu’elle cache son propre repère derrière un placard. Peut-être même qu’elle a une trappe secrète qui s’ouvre en cas de besoin. “Sauf si tu as mieux à faire que passer la soirée avec une nana-scorpion.” Il ne peut pas résister à ce sourire. Il ne peut pas résister à ce trait d’humour. Elle se lâche. Elle dévoile une autre facette de sa personnalité. Il apprécie cette femme mordante, drôle. Il apprécie cette femme qui le taquine. Et franchement, il n’a pas de meilleur programme que celui de discuter toute la soirée avec une femme-scorpion. Ses copains ne l’attendront pas pour boire un verre, de toute manière. Si ça se trouve, trop enivrés, ils ne se rendront même pas compte de son absence. “J’adore passer mes soirées avec des femmes-scorpions, ça tombe bien.” Il attend qu’elle se soit levée pour bouger. Histoire de ne pas trébucher. Histoire de ne pas la toucher. Histoire de ne pas prendre de risque. Et encore là, il pourrait la heurter en mettant sa veste. Il pourrait l’atteindre en renversant son café. Il aimerait éviter. Ils sont sur le point de faire une avancée considérable. Il ne souhaite pas tout gâcher. Il ne souhaite pas l’effrayer. Il souhaite profiter de son côté intrépide et insouciant. Il n’est pas à l’abri qu’elle change d’avis d’une seconde à l’autre. “Paraît que je fais des supers pâtes bolognaise. Trop original, n’est-ce pas ?” Elle mange normalement. Elle ne se nourrit pas de… qu’est-ce que mangent les scorpions ? Des insectes ? Il en a froid dans le dos. Il en a des frissons. Il a la nausée à l’idée de l’imaginer en train de manger des criquets ou des vers de terre. Si ça se trouve, elle les trempe même dans son café. Pas elle. Elle est trop raffinée, trop belle pour manger des trucs gluants et dégueulasses pareils. Quoique... Il ferait peut-être mieux de surveiller comment elle fait sa sauce. Sait-on jamais. Il avale sa salive et essaye de prendre un air réjoui. “Vendu ! On va se régaler.” Si elle ne met pas d’asticots dans sa sauce. Si elle ne tente pas de le convertir à l’alimentation d’un scorpion. Elle disparaît quelques minutes vers la caisse. Jared en profite pour se préparer. Il vide son café d’un seul trait. Il ne prend jamais le risque de se promener avec un gobelet dans la main. Il ne prend jamais le risque de percuter quelqu’un. Il ne prend jamais le risque de renverser sa boisson sur les autres. A sa manière, il est un héros. Il protège les autres de lui.
Il l’attend près de la porte, les yeux rivés sur son téléphone. Il a presque oublié de surveiller les informations. Il a presque omis de suivre les apparitions des justiciers de la nuit. Skylar l’a complètement hypnotisé. Elle l’a complètement attiré dans son monde. Mais rien ne s’est passé pendant leur conversation. Rien ne lui a échappé. Il range son téléphone dans sa poche, lorsque Skylar revient. “Et si tu travailles.. je veux bien assommer ton patron quelques heures.” Il la dévisage. Est-ce qu’il a déjà dit qu’elle était la femme parfaite ? Cent fois déjà, ah ? Bon. Elle est la femme parfaite. Elle plaisante, mais sa proposition est tellement alléchante. Sa proposition est tellement tentante. Jared aurait la belle vie. Il pourrait s’absenter sans que son patron ne puisse le lui reprocher, ne puisse le voir. Sauf qu’il ne travaille pas. Il ne reprend que le lendemain à sept heures. Enfin, l’heure officielle. Le temps qu’il se lève, qu’il réalise qu’il est en retard, qu’il se prépare et qu’il court jusqu’à son vélo, il sera plutôt huit heures. Mais on ne peut pas trop lui en demander, non ? “Sérieux ? Enfin, je veux dire que ça serait horrible pour lui de se faire assommer, il ne mérite pas ça, hein ?” Son supérieur est un brave type. Un tyran qui a dû martyriser de nombreux gamins dans la cour de l’école. Un gars qui a hurle beaucoup. Mais, un brave type parce qu’il n’a pas encore eu le courage de virer Jared. Un brave type parce qu’il lui permet d’avoir un salaire tous les mois. Un brave type qui n’arrive plus à se lever de sa chaise, tellement il y est collé. Jared ouvre la porte et ça y est, ils sont projetés dans l’animation de la rue. Le trottoir grouille de passants. Ils courent tous après le temps, sans prendre une seconde pour profiter de la vie. Ils courent tous après des chimères. “Alors, laisse-moi résumer : tu es une jeune femme qui a… quoi ? Vingt-quatre ans, maximum. Le jour, tu lis des livres. La nuit, tu te transformes en justicière et tu bois des verres avec les X-Men quand tu ne travailles pas avec des super-héros. C’est bien ça ?” Résumée ainsi, elle a une vie totalement surnaturelle. Elle a une vie, sortie tout droit d’un film ou d’un comic. Finalement, il n’y a rien d’étonnant. Les super-héros ne touchent pas d’argent pour leurs bonnes actions. Ils ont besoin de gagner leur vie comme les personnes normales. C’est la raison pour laquelle la plupart n’apparaissent que la nuit. A part les Avengers et les 4 Fantastiques. Les autres sont des oiseaux de nuit. Mais tout de même. Il se demande comment ils font pour tenir le rythme. Il se demande comment ils parviennent à reprendre le travail le lendemain, après avoir frôlé la mort, avec des côtes cassées, avec des hématomes douloureux. Ce sont de vrais héros. Des personnes qui forcent l’admiration. Des personnes qui en comptent pas leurs heures ni les douleurs. Il ne pourrait jamais le faire.
Il a essayé, une fois. A dix-huit ans. Quand il était assez con et paumé pour remettre le sens de sa vie en question. Il a voulu tenter l’expérience, une cagoule sur la tête et des vêtements noirs. Il avait même mis un survêtement et des baskets, en se disant que ce serait une tenue sportive pour des combats sportifs. Résultat, il avait fini à l’hôpital, inconscient. Autant dire qu’il a été guéri, vacciné. Mais cette expérience laisse un arrière-goût. Elle laisse un sentiment d’inachevé. Il se met à marcher à reculons pour la regarder en face. “Attends, ça veut dire que tu as nom de super-héros badass ! Scorpio-woman, Dead-Woman... ? ” Tout héros a un alias. Qu'il soit attribué par la presse ou par la personne elle-même. Si elle a fréquenté les X-Men, ils ont dû lui en donner un. Un pseudonyme qui claque. Un pseudonyme qui impressionne. Dans sa curiosité, il en oublie qu'il marche à l'envers. Il percute quelqu'un. Il entend une protestation. Il fait volte-face, un sourire désolé aux lèvres. “Mince ! Désolé vieux, j'regardais pas où j'allais.” L'homme marmonne, le fusille du regard et s'en va. Jared se remet dans le bon sens de la marche. C'est plus sûr. Même si absorbé dans ses pensées, il n'est pas certain que les passants soient en sécurité. Ils en étaient où ? Oui, l'alias. Forcément, c'est un nom qui sonne dangereux. Un nom qui insinue sa dangerosité. Son cerveau tourne à plein régime. Son cerveau est déjà en quête d'un nom sensationnel.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
V
ingt-quatre ans maximum. Ca la fait sourire. Oui effectivement, maximum. La façon dont il conçoit l’existence de Sky est amusante, comme si elle enfilait vraiment une tenue d’héroïne à la nuit tombée pour défendre la veuve et l’orphelin. C’est tellement moins simple, tellement plus règlementé, tellement plus difficile aussi. « Vingt-deux ans. J’ai vingt-deux ans. » lui affirme-t-elle en vérifiant les messages sur son portable. Rien, pas d’urgence à gérer, aucune nécessité absolue de s’éclipser ; sa soirée était libre. Sa soirée était consacrée à Jared. « Je n’ai pas le droit de te parler ce que je fais exactement. » Il marche à reculons pour lui parler, lui, le maladroit de service. Il risque de provoquer un accident, mais elle ne dit rien, elle aime bien le voir aligner les pas à l’envers pour lui parler de cette existence fabuleuse qu’il lui imagine. Son esprit est fabuleux. Fabuleusement imaginatif et ça lui plaît, elle est intriguée par son fonctionnement, par ce qui a mené ce jeune homme à une telle passion. « Disons simplement que c’est l’inverse. Le jour, j’étudie dans une sorte d’école pour la justice, simplifions en les qualifiant de flics de l’ombre, et la nuit.. et bien je suis seule avec mes livres. » Elle était toujours seule dans le grand lit de son appartement. Skylar aurait bien aimé avoir un chat, un animal de compagnie mais elle ne pouvait se permettre que l’aquarium trônant dans le salon, avec ses poissons exotiques qui ne risquaient pas de lui réclamer un contact surprise. Elle devait vraiment ressembler à un OVNI pour le livreur au quotidien mouvementé mais sociable.
« Attends, ça veut dire que tu as nom de super-héros badass ! Scorpio-woman, Dead-Woman... ? » Elle rit. Badass, pas trop. Elle avait été dotée d’un surnom comme à peu près tous les élèves de la X-Mansion mais le sien était plus cérébral que la plupart des autres, sûrement parce que le scorpion s’associait mal à d’autres mots, beaucoup moins élégant qu’une vipère ou une araignée. Il leur avait fallu se creuser la cervelle, ils avaient cherché un moment, ça l’avait beaucoup amusée, à l’époque. « Selkis. » Ca siffle comme une menace. C’était en partie ce qui avait cristallisé le surnom, le symbole et les sonorités plus que la référence erronée. « Ils ont trouvé la déesse dont le symbole est un scorpion dans un de nos livres d’histoire, si je me souviens bien. » Il y en avait pour qui le pseudonyme était une évidence, Iceberg coulait de source, par exemple mais Selkis continuait de lui coller à la peau, elle l’utilisait encore sur le web, elle y répondait sans problème. Un jour peut-être serait-elle Agent quelque-chose, ça n’était pas pour demain. « En vérité elle est la déesse bienveillante qui protège les hommes des serpents, scorpions et autres animaux venimeux. Y a un paradoxe, je te l’accorde. » Ils avancent tranquillement, sans se presser. C’est nouveau, pour elle, parler de tout cela avec ceux qui ne l’ont pas vue grandir, elle ne le fait jamais, elle a toujours peur de se trahir, d’embarrasser l’autre ou le mettre en danger. Jared ne faisait pas partie de son univers, il ne pouvait pas obtenir d’elle des informations trop confidentielles - ne serait-ce que l’existence du SHIELD. Comment étaient-ils sensés avoir une vie dans ces conditions ? Avec un autre agent, sans doute. « Et toi ? Tu es un super-livreur de l’extrême ? Tu devrais mettre un logo sur tes roues et- » « Mince ! Désolé vieux, j'regardais pas où j’allais. » Skylar n’a pas eu le temps de bien réaliser, elle s’est juste écartée pour laisser la place à la personne bousculée, la suivant du regard. La maladresse était donc un crime dans cette ville. La rousse tourne dans la rue suivante et entre le code du bâtiment vertigineux, laissant passer Jared devant elle. Jusque là, il connaît. Il n’a peut-être pas pris le temps d’observer, cela dit. Ca respire l’aisance financière. Sixième étage, l’ascenseur est une bénédiction après une telle journée. « C’est bien la première fois que je vais avoir l’air normale, je n’ai jamais fait entrer aucun homme chez moi. » Et ça n’est même pas une plaisanterie. V.I.P, le livreur.
“Vingt-deux ans. J’ai vingt-deux ans.” Vingt-deux ans. Elle est jeune. Elle est toute petite. Enfin, quatre ans de moins que lui. Ce qui ne fait pas une grande différence. Ce qui n’est pas incroyable. Juste quatre ans de moins et pourtant des milliers d’années de maturité de plus. Pourtant, l’explication est facile à trouver : elle a quitté sa famille à neuf ans. Elle a sûrement dû apprendre à prendre soin d’elle toute seule. Elle a sûrement dû grandir d’un seul coup. A moins que ça ne soit à force de frapper sur la tête des gens. A moins que ça ne soit ses activités nocturnes. A moins que ça ne soit naturel. Qui sait ? Et cela explique aussi pourquoi Jared est si immature. Ce n’est pas une vie au Nouveau-Mexique, chez sa mère, jusqu’à ses vingt ans, qui a forgé un caractère mature et responsable. Ce n’est pas en grandissant couvé par sa mère qu’on lui a enseigné à être un peu plus dégourdi. Mais il a survécu à la vie de célibataire dans New-York ces dernières années. La preuve qu’il est capable de se débrouiller seul. La preuve qu’il n’est pas puéril. “Je n’ai pas le droit de te parler ce que je fais exactement.” La réplique ressemble à celle d’un vieux film d’espionnage. Elle n’a pas le droit de lui en parler, sinon elle sera obligée de le tuer. Elle ne peut pas lui en parler, sinon il devra se taire à jamais. Il n’a vraiment pas envie de subir ce destin funeste. Pas aujourd’hui, en tout cas. Il doit encore se faire disputer des centaines de fois par son supérieur. Il doit encore pédaler des centaines de kilomètres. Il doit encore rencontrer des super-héros. Il doit encore vivre. Tout simplement. Vivre. Respirer. Rencontrer. Découvrir. Profiter. “Disons simplement que c’est l’inverse. Le jour, j’étudie dans une sorte d’école pour la justice, simplifions en les qualifiant de flics de l’ombre, et la nuit.. et bien je suis seule avec mes livres.” Il fronce les sourcils. Une école de flics de l’ombre… ? Quel genre d’écoles peut-il s’agir ? Sûrement pas une école qui a pignon sur rue. Plutôt une école mystère, cachée dans un vieil entrepôt ou dans un hôpital abandonné. Une école qui les forme à devenir de vrais ninjas qui combattent le crime. Une école à la Poudlard, mais pour des agents sur-entrainés. Flippant. Il note dans un coin de sa tête de ne jamais embêter Skylar, au point de la transformer en furie violente. Entre le venin de scorpion et ses cours d’arts martiaux, elle serait capable de le terrasser en trois secondes. Oui, il n’est pas doué. Il fait du sport tous les jours. Sur son vélo. Il fait quelques exercices le soir. Mais rien qui ne le prépare à une bagarre. Rien qui lui apprenne à contrer un coup. Rien qui lui enseigne à frapper une personne. Skylar n’aurait pas versé une goutte de sueur qu’il serait déjà à terre.
“Selkis.” Selkis. On dirait un nom grec ? On dirait le nom d’un fromage de chèvre. Selkis. Étrange comme nom. Il siffle. Il martyrise ses oreilles. Selkis. On pourrait imaginer un serpent le prononcer, en insistant sur les -s. Ce n’est pas un alias digne d’une super-héroïne. Ce n’est pas surnom positif et agréable pour une super-héroïne. Elle serait une super-vilaine, il accepterait. Mais elle est protectrice, maternelle, douce. Il lui faut un nom plus agréable. Plus tendre. Plus mélodieux. “Ils ont trouvé la déesse dont le symbole est un scorpion dans un de nos livres d’histoire, si je me souviens bien. ” La signification ennuyeuse à mourir. Dans un livre d’histoire. Une référence à une déesse. Les X-Men pourraient être plus inventifs. Ils pourraient être plus originaux. Ils devraient monter une cellule exprès pour l’appellation des mutants. Peut-être que Skylar pourrait leur souffler l’idée et leur proposer l’aide de Jared. Il se ferait un plaisir de trouver des noms. Il se ferait un plaisir de les nommer avec plus de créativité. Ce n’est pourtant pas compliqué de choisir un nom qui sonne, qui claque à l’oreille. Un alias qui se mémorise facilement, qui entre dans les mémoires. Un alias qui sonne comme une mélodie. Pas un alias qui s’apparente à celui d’un sifflement d’un reptile. “En vérité elle est la déesse bienveillante qui protège les hommes des serpents, scorpions et autres animaux venimeux. Y a un paradoxe, je te l’accorde.” Il l’écoute. Il trouve un sens dans ce choix. La signification est belle. La signification est intéressante. Cependant, il n’est pas convaincu. Personne ne connaît l’histoire de Selkis. Personne ne fera le lien. Personne n’y pensera. Il s’agit d’un alias élitiste qui donnera l’impression d’être face à une personne peu sympathique. Alors que Skylar est tout sauf désagréable. “Et toi ? Tu es un super-livreur de l’extrême ? Tu devrais mettre un logo sur tes roues et-” Une bousculade. Ce n’est qu’un incident parmi tant d’autres pour lui. Un incident régulier et récurrent. Il a appris à passer outre. Il a appris à s’excuser avec le sourire. Il appris à accepter son tort. Il a appris à ne pas s’énerver quand il agace l’autre. Il a appris à ne pas se prendre la tête. Il a appris à être cool et détendu. Il faut bien l’être lorsque l’on est maladroit comme lui. C’est soit ça, soit il culpabilise à chaque fois qu’il renverse quelque chose ou qu’il fonce dans une personne. Il préfère avoir une vie paisible que pleine de remords. Il préfère dormir sur ses deux oreilles que tourner et se retourner dans son lit. Ce n’est qu’un incident de plus pour Jared, mais pas pour Skylar.
Il se remet dans le bon sens de la marche. Cette façon de se déplacer est peut-être la plus sûre. Elle est peut-être la plus adéquate. “Je ne crois pas que le logo plairait à mon chef, mais je vais lui proposer l’idée et te l’envoyer si il a quelque chose à dire, ça marche ?” Le héros des livraisons. On ne fait pas plus pathétique. On ne fait pas plus ridicule. Il n’est et ne sera jamais un héros. Il ne fera jamais partie de ceux qu’il admire tant. Il ne les fréquentera jamais. Il n’appartiendra jamais à leur monde. Mais ce n’est pas grave. Il s’est fait une raison. Après vingt ans à espérer, il a accepté. Il est trop vieux pour muter. Il n’a pas une vie assez dangereuse pour subir des modifications génétiques ou des tests scientifiques. Il n’a pas de raison d’obtenir une capacité quelconque, maintenant. L’absence de pouvoir ou de force sur-humaine ne l’empêche pas de défendre ou de protéger les victimes. En principe, il attire l’attention sur lui, il provoque et après… il court. Il court loin. Il court vite. Il fuit. Jusqu’à ce qu’il trouve une cachette. Jusqu’à ce qu’il puisse se planquer dans un coin. Il n’est pas ce que l’on peut appeler un héros. Il est plutôt un gars qui essaye d’aider, en fuyant. Chacun sa stratégie. Ils sont arrivés dans la bonne rue. Devant le bon bâtiment. Il est toujours aussi impressionné en venant ici. Lorsqu’il y est arrivé pour la première fois, il était certain de livrer une grand-mère multi-milliardaire, possédant une dizaine de caniches, de bichons et de dalmatiens. Au lieu de cela, il est tombé sur une jeune femme de vingt-deux ans, sans aucun animal. La surprise a été totale. Le hall est encore pire. Encore plus impressionnant. Encore plus luxueux. Il se sent presque malvenu avec ses converses et son jean de mauvaise qualité. “C’est bien la première fois que je vais avoir l’air normale, je n’ai jamais fait entrer aucun homme chez moi.” Il hausse un sourcil étonné. Il a déjà oublié qu’elle n’a pas d’amis, hormis des mutants. Il a déjà oublié qu’elle n’est pas douée en amitié. Il a déjà oublié qu’elle ne fréquente personne, si ce n’est ses livres et les autres élèves de son école mystère. “Si tu veux, je passe par la fenêtre ? Je demande à mon pote Spidey et dans trois secondes, je suis chez toi.” Il blague, mais il le pense. Les habitants vont le reconnaître. Ils vont se rappeler de lui comme du livreur. Il vont se souvenir du mec qui a sonné à leur porte, avec une casquette affreuse sur la tête. Ils n’apprécieront peut-être pas de la voir inviter le coursier. De la mauvaise graine qui tente de détourner les filles de bonne famille. Non, en fait, il se fiche de ce que les autres pensent. Il ne s’en préoccupe plus depuis longtemps. L’ascenseur les emporte jusqu’au sixième étage. Ici, la cabine est grande. Large. Spacieuse. Bien plus que celle de son propre immeuble. Son ascenseur tombe en panne une fois sur cinq. Il est resté coincé dedans cinq fois. Depuis, il a retenu la leçon. Il ne monte jamais dedans, à moins d’avoir trois heures à perdre. Aussi, son ascenseur est petit. Minuscule. Il est conçu à échelle d’enfant. Il est conçu pour quelques gamins. Là où trois enfants peuvent s’entasser en largeur, seul un adulte de corpulence moyenne peut se glisser. Dans celui de Skylar, il peut étendre les bras. Il pourrait même s’allonger au sol et installer un transat. Le paradis.
L’ascenseur poursuit sa montée, sans se préoccuper des compliments télépathiques de Jared. Celui-ci est déjà en train d’imaginer l’appartement de Skylar. Il est déjà en train de deviner à quoi il ressemble. Il est déjà en train de mettre le doigt sur LE détail important pour tout justicier qui se respecte. “Et du coup, tu as un placard caché où tu ranges ta tenue de super-héroïne ?” Forcément, elle doit avoir quelque chose. Un livre qui se déplace et déclenche l’ouverture d’une porte. Un tableau derrière lequel se cache une poignée. Une trappe d’accès vers une pièce secrète. Un faux placard menant à un sous-sol mystérieux. Probablement ne doit-elle pas l'avouer. Même si elle accepte sa présence envahissante, il n’en est pas moins un inconnu. Il n’en est pas moins un coursier qu’elle laisse entrer dans sa vie sans rien savoir de lui. A moins que dans son école de flics de l’ombre, elle ait appris à pirater des ordinateurs et à espionner des gens. Dans ce cas… Au secours. Son cerveau surchauffe. Son cerveau se perd en hypothèses. Les portes de l’ascenseur viennent le secourir. Elles s’ouvrent dans une lenteur toute calculée. Ils sont presque chez Skylar. Jared marque une hésitation. Il a insisté pour qu’ils boivent un café ensemble. Il a insisté pour qu’ils se voient plus tard. Il a insisté pour être son amie. Il ne voudrait pas qu’elle se sente forcée. Il ne voudrait pas qu’elle lui donne tous les privilèges par obligation. Il ne voudrait pas qu’elle aille trop vite pour lui faire plaisir. Elle n’y connaît rien en amitié, elle peut peut-être penser que c’est la procédure normale. Mais ça ne l'est pas vraiment. “T’es certaine que tu veux bien me laisser entrer ? Tu ne dois pas te sentir forcée.” Entrer dans l’appartement d’une femme est toujours un moment sacré. Un moment où l’intimité lui est offerte. Encore plus lorsqu’il s’agit d’un scorpion-policier secret.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
E
lle n’a pas honte de mener Jared chez elle. Elle n’a pas honte de ramener le livreur, parce qu’elle se fiche de ce que pensent les autres, les voisins l’indiffèrent et n’étant pas locataire, elle n’avait besoin de demander d’autorisation à personne. Le jeune homme n’était pas un voyou, si il était maladroit, il n’était pas un vandale volontaire, il n’était pas mutant, il n’avait rien qui soit répréhensible. En plus, il était mignon, que demandait le peuple ? « Et du coup, tu as un placard caché où tu ranges ta tenue de super-héroïne ? » Elle rit encore. Il est incorrigible, il pense vraiment que Skylar est une super héroïne, qu’elle se bat réellement aux côtés d’Iceberg, Tornade ou Malicia, mais ça n’est pas vrai, du moins ça n’est pas exactement ça. Elle se bat quand elle peut, qu’importe sa tenue, même si elle a bien un placard rempli de perruques, robes, manteaux et autres vêtements de tous types pour se fondre dans divers rôles. Elle n’est pas de ceux qu’il admire. « J’ai mes petits secrets mais je ne suis qu’une étudiante. » conclut-elle calmement.
« T’es certaine que tu veux bien me laisser entrer ? Tu ne dois pas te sentir forcée. » Elle fronce les sourcils. Skylar était en train de tourner la clef dans la serrure quand il a demandé confirmation. Elle a terminé son geste tout en réfléchissant à une réponse adéquate, qu’elle n’a pas trouvée, alors elle a opté pour lui attraper le poignet - juste sur le tissu - et l’entraîner à l’intérieur, sans lui laisser une seconde de plus à protester. L’entrée se fait par le grand salon avec sa cuisine ouverte, moderne, très moderne. Ecran plat dont on note qu’il n’est pas branché, canapé rouge et blanc bi-matière, table basse en verre, il y a même une console de jeu qu’elle n’a jamais allumée. Tout est fait pour donner le change, forger l’illusion d’une jeune femme à la vie terriblement classique, sans fausse note. « Fais comme chez toi. » Elle retire la veste en cuir et pose son sac. Sur le coup, elle se demande si la robe noire qu’elle porte est un problème, si les collants sont appropriés, si ne pas retirer les longues mitaines va le contrarier. C’est idiot, elle ignore les plus simples principes de la politesse ; que doit-elle faire pour le mettre à l’aise ? Elle opte pour rester ainsi, aussi naturelle que possible.
« Il y a un ordinateur dans le bureau, si tu as besoin. » Le bureau. Accompagné de l’immense dressing. Elle lui accordait sa confiance, elle lui ouvrait son univers, quitte à ce qu’il puisse la trahir mais.. après tout, vivre dangereusement était une habitude. La bibliothèque ne regorgeait que de bouquins ennuyeux, elle n’allait pas le planter sur une chaise sans aucune occupation pendant qu’elle faisait cuire les pâtes - ce qu’elle s’attaquait d’ailleurs à faire. Il se levait certainement très tôt le lendemain, il n’avait peut-être pas envie de rester tard. Et s’il restait tard, cela ne serait-il pas ambiguë ? Il faudrait vraiment qu’elle regarde les codes de l’amitié avec un mec sur Tumblr ; ça lui semble brutalement vital.
Couper les tomates consciencieusement, sans se tacher. Elle veut lui faire une sauce digne de ce nom, histoire de ne pas être dés le départ la pire amie riche du coin. Sa mère ne lui avait pas appris à cuisiner, elle était donc une autodidacte de quelques plats, quand elle avait le temps. Des cookies, des pâtes, du risotto et des pizzas. Après.. faudrait qu’elle trouve quelques heures pour ajouter des recettes à ses compétences. « Au fait Jared, ta petite-amie ne va pas t’en vouloir ? Enfin je veux dire, si tu as un couvre-feu imposé par ta princesse, hésite pas à me le rappeler. J’suis une vraie tête en l’air des horaires, le soir. » Certainement parce qu’elle en avait bien trop le reste du temps, toute sa vie bien trop réglée sur les pendules, les bips en tous genres, elle finissait par laisser filer le sablier, quand la nuit tombait. Parfois elle s’endormait dans son bain. « Et ne cherche pas de bouton dans le placard, y en a pas. » Il cherchait le détail qui tue, non ? Autant qu’il économise son énergie, rien de confidentiel dans le coin. Et le dossier du SHIELD ne s’ouvrait qu’avec trois mots de passe. Il ne pourrait que contempler la vignette, dans le pire des cas.
“Fais comme chez toi” Il y a quelque chose d’étrange à rentrer chez elle. A rentrer chez une cliente. Il a l’habitude de rester sur la pallier de la porte. Il a l’habitude de faire signer le reçu, les pieds sur le paillasson. Il ne fait jamais un pas de plus. Il n’accepte jamais l’invitation de boire un café. Il refuse toujours de dépasser cette limite. Une barrière professionnelle. Un réflexe pour ne pas se faire avoir par le temps. On accepte un café et après, un déjeuner et encore après, un second café. Et ça n’en finit plus. Même pour les clients avec qui la conversation se fait naturellement. Il préfère rester le coursier sympathique, plutôt que de s’immiscer dans leur vie. Alors, là, passer la porte. Entrer chez Skylar. Découvrir son intérieur. Faire comme chez lui. Il aurait peut-être dû vérifier son contrat avant d’embarquer la jeune femme dans cette histoire. Si ça se trouve, il n’a pas le droit de fréquenter les clients en dehors des heures de travail. Dans ce cas, il lui aurait couru après pour rien. Tant pis. Il est prêt à prendre le risque. De toute manière, ce n’est pas comme si ils allaient se jeter l’un sur l’autre et finir au lit. Ce n’est pas comme si ils avaient se marier demain. Ils sont amis. Enfin, amis en apprentissage. Il passe la porte. Il la referme derrière lui. Il peut enfin voir cet appartement. Il peut enfin observer sa décoration. Il peut enfin détailler son logement. Elle n’est pas là pour obstruer la porte avec sa frêle silhouette. Elle n’est pas là pour l’empêcher d’entrer chez elle. Il y a un grand salon. Un salon probablement plus grand que son appartement entier. Il y a des appareils modernes. Une grande télé écran plat qu’il adorerait avoir chez lui. Du mobilier qui doit coûter les yeux de la tête. Mais tout semble… bien rangé. A sa place. Tout semble être méticuleusement nettoyé ou neuf. A son tour, il retire son manteau. Il ne se concentre pas sur ses gestes. Un bras part un peu trop loin. Un bras percute une lampe sur pieds posée là. Il la rattrape de justesse. Il jette un coup d’oeil à Skylar. Il s’assure qu’elle n’a rien vu. Effectivement, elle lui tourne le dos. Il remet le lampadaire à sa place, en reprenant sa respiration. A peine arrivé et il casse déjà tout. On ne peut pas dire qu’il soit bien élevé. Il pose délicatement son manteau sur le dossier du canapé. Il enfonce ses mains dans ses poches. Ainsi, pas de risques (ou peu) qu’il fasse tomber autre chose. Mais il est idiot à rester debout. Il est idiot à ne pas savoir quoi faire. Il est idiot à regarder la pièce dans les moindres détails. Il ignore quoi faire.
“Il y a un ordinateur dans le bureau, si tu as besoin.” Elle met trois ans à accepter un café de sa part et soudainement, elle lui fait une confiance aveugle. Au point de l’inviter à visiter son appartement sans elle. Au point de lui permettre d’utiliser son ordinateur. Au point de le laisser vagabonder à son aise. Elle ne devrait pas autoriser des familiarités pareilles. Heureusement qu’elle est tombée sur Jared et non pas sur un profiteur qui serait heureux de rester chez elle pendant plusieurs jours. Elle est peut-être un peu naïve et insouciante. Derrière ses airs intelligent et sérieux se cache une étudiante qui n’a pas encore tout vu du monde. “Non, ça ira. Je te remercie.” Sa mère a été le seul parent qu’il a connu. Sa mère a fait un travail exceptionnel en matière d’éducation. Sa mère lui a enseigné à ne pas profiter. Sa mère lui a enseigné à être poli. Et il compte bien se rappeler de chacune de ses leçons pour ne pas détonner avec le décor. Il se rapproche de la télévision. Il n’a jamais vu un modèle pareil. Seulement sur papier glacé. Seulement dans les magasins. Lui doit compter sur son ordinateur pour suivre les informations télévisées. Lui doit se contenter de son petit écran d’ordinateur portable. Mais ça lui suffit amplement. Après tout, il suit davantage les actualités avec les réseaux sociaux et la presse web. Pendant qu’il détaille la décoration de son salon, il l’entend s’affairer dans un coin de l’appartement. Des coups répétitifs. Des coups réguliers. Comme ceux d’un couteau. “Au fait Jared, ta petite-amie ne va pas t’en vouloir ? Enfin je veux dire, si tu as un couvre-feu imposé par ta princesse, hésite pas à me le rappeler. J’suis une vraie tête en l’air des horaires, le soir.” Il a un sourire amusé. Sa petite-amie. Pour l’instant, il ne s’agit que d’un concept. Pour l’instant, il ne s’agit que d’un souvenir. La dernière vraie petite-amie avec qui il a eu une relation longue remonte à un an. Depuis, il a fait le deuil de sa relation. Une année pendant laquelle il a eu quelques aventures. Il n’y a pas de petite-amie depuis longtemps. Ni de madame Hemingway, d’ailleurs. A moins de compter sa mère. “Ne t’en fais pas, j’ai prévenu ma tendre épouse de ne pas m’attendre pour coucher nos triplés.” Il parle du un ton sérieux. Il répond avec naturel. L’avantage d’être célibataire est de pouvoir faire ce qu’il veut, quand il le veut, n’importe où. Il peut rentrer tard de chez ses amis, sans avoir à se justifier. Il peut improviser des soirées, sans prévenir sa petite-amie. Il peut changer ses plans sur un coup de tête. Il se sent libre quand il n’a personne pour partager sa vie. Il se sent poussé des ailes. Mais il fait moins le fier quand il apprend que certains de ses amis d’enfance sont déjà mariés et bientôt pères. Il a vingt-six ans. Un âge où la majorité ont déjà trouvé leur moitié. Un âge où la majorité a envie de fonder une famille. Pour l’instant, Jared est bien loin de ces préoccupations. “C’est une blague, hein. Il n’y a pas de madame Hemingway qui m’attend.” Il précise. Pour ne pas qu’elle s’affole. Pour ne pas qu’elle se coupe un doigt. Pour ne pas qu’elle lui pose des questions.
Il en est à étudier la console de jeu. Qu’il trouve anormalement neuve. Qu’il trouve anormalement en bon état. Qu’il trouve anormalement inutilisée. Il s’accroupit devant, afin d’être à la bonne hauteur. Il plisse les yeux. Il cherche un bouton qui ne devrait pas exister. Il cherche un bouton qui serait usé. Peut-être serait-ce celui-là...? “Et ne cherche pas de bouton dans le placard, y en a pas.” Il suspend son geste. Il n'est pas dans le placard, mais... Comment elle a su ? Elle a un sixième sens de scorpion ? Elle a des yeux derrière la tête ? Elle a des caméras partout dans son appartement ? Il abandonne l’idée d’appuyer sur le bouton. Il se relève. “Ne me dis pas que ta mutation de scorpion te donne un sixième sens ou une vision sur-développée.” Ce serait incroyable. En même temps, il n’y connaît rien en scorpion. Les animaux ne l’intéressent pas ou alors, très peu. Enfin si, il aimait bien son poisson rouge (Marcel), quand il était petit. Poisson rouge qui tournait en rond toute la journée. Poisson rouge qui est décédé des suites d’un surdosage de nourriture. Poisson rouge qui a fini dans une boîte, perdue au fond de ses chaussettes, jusqu’à ce que sa mère enquête sur l’odeur répugnante qui émanait de sa chambre. Paix à son âme. Il rejoint Skylar dans la cuisine. Pour voir ce qu’elle fiche. Pour voir si il peut être d’une quelconque utilité. Elle est déjà en pleine confection de la sauce. Elle est déjà à l’oeuvre. Il vient s’appuyer contre le plan de travail, à quelques centimètres d’elle. Il allonge le bras jusqu’aux tomates découpées. Il attrape un morceau de tomate pour le fourrer dans sa bouche. En temps normal, il évite de se trouver trop longtemps dans une cuisine. Trop d’appareils électriques branchés. Trop de lames coupantes. Trop de fourchettes pointues. Trop d’eau bouillante. Trop de dangers, en somme. Mais cette fois, il est prêt à mettre sa vie en danger pour des pâtes bolo. “Leçon numéro un : les amis s’aident. Alors, est-ce que je peux faire quelque chose ?” Des pâtes à la bolognaise. Ce n’est pas très compliqué. Il y a la sauce (mince ! il a presque oublié de regarder la viande utilisée), l’eau et les pâtes. Il peut bien gérer la cuisson des pâtes ou celle de la sauce. Il est capable de le faire. Il n’a peut-être pas l’air, mais il cuisine. Vite et efficacement, mais il cuisine. Des plats en tout genre. Des recettes de toutes les origines. Sa mère lui a appris cela, également. En plus de la politesse et du respect. Il lève un doigt autoritaire. “Et leçon numéro deux : ne laisse pas des inconnus se balader dans ton appartement, même si ils ont demandé à être ton ami. Okay ? Parce que j’ai beau connaître ton adresse, ton nom et ta mutation, je reste un inconnu. Je pourrai… j’sais pas, tenter de te poignarder ou de t’assommer avec un vase.” Les exemples sont ridicules. Les exemples ne sont pas crédibles. Mais elle doit comprendre qu’on n’accorde pas sa confiance à n’importe qui. Que l’on soit un scorpion dans le corps d’une femme séduisante ou pas. Que l’on soit un agent top secret en cours de formation ou pas. Que l’on soit une héroïne ou pas. On ne laisse personne entrer chez soi. Simple question de sécurité.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
I
l n’y a pas de madame Hemingway. Si ça l’étonne, Skylar n’en laisse rien paraître. Il est peut-être dom juan ? Qui sait ? Après tout, elle ne connait pas Jared, elle sait trop peu de choses sur lui, il est simplement sympathique, obstiné et maladroit, ça ne cerne en rien une personnalité, bien au contraire. Il pourrait avoir un Q.I supérieur à la normale qu’elle n’en saurait rien. « Ne me dis pas que ta mutation de scorpion te donne un sixième sens ou une vision sur-développée. » Elle esquisse un sourire, sans commenter. S’il savait ! Sky opte pour laisser planer le doute et ne pas l’effrayer par la même occasion. Que penserait-il ? Il pourrait s’angoisser au moindre geste, reculer ou revenir sur sa décision. Certes, le fait qu’elle n’ait jamais vraiment eu d’amis la préservait un peu, s’il partait maintenant, elle en serait moins blessée, mieux valait tout de suite que dans six mois, non ? Enfin toujours est-il qu’elle demeure silencieuse, concentrée sur ses tomates. D’ailleurs, en parlant de tomate, elle en voit une disparaître, ce qui lui fait tourner la tête vers Jared : « Hé, voleur ! » lui lance-t-elle, offrant une moue boudeuse ornée d’amusement. Il est vraiment très différent des gens qu’elle fréquente. « Leçon numéro un : les amis s’aident. Alors, est-ce que je peux faire quelque chose ? » « Ne pas te couper un doigt. » Gentille moquerie. N’empêche qu’elle ne comptait pas lui laisser le couteau, elle se sentirait trop coupable qu’il se blesse.. et elle avait la peau bien trop solide pour qu’il parvienne à la blesser, elle se collait donc à la sauce. « Fais cuire les pâtes, si tu y tiens vraiment. » Pitié, qu’il ne s’ébouillante pas.
« Et leçon numéro deux : ne laisse pas des inconnus se balader dans ton appartement, même si ils ont demandé à être ton ami. Okay ? » Elle l’écoute tout en poursuivant sa préparation, elle n’avait pas vraiment de soucis de coordination, ça compensait avec son nouvel ami ; ils étaient peut-être complémentaires, après tout. Ca lui changerait des relations entièrement cérébrales tournées vers le travail ou les bizarreries du monde. Qu’en aurait pensé Silver ? Elle est certaine qu’il aurait été à son goût. Sans savoir pourquoi, elle se surprenait parfois à lui imaginer une existence, elle la voyait bien avec un garçon comme lui, simple, joyeux et bienveillant. Elle ne doute pas que Jared soit bienveillant. « Je pourrai… j’sais pas, tenter de te poignarder ou de t’assommer avec un vase. » Hein ? Elle a décroché de la conversation quelques secondes. Il pense vraiment qu’elle le croit ? Et puis Skylar n’est pas si naïve. Elle n’était pas entrée à l’académie du S.h.i.e.l.d en faisant preuve d’une inconscience crasse. Les tomates à cuire. Elle retire ensuite les mitaines qu’elle pose sur le canapé avant d’enfin prendre la parole, pendant qu’elle entreprend de mettre la table. « Tu n’es pas un danger. » Les assiettes d’abord. Elle tente de faire en sorte que ça ne ressemble pas trop à un dîner pseudo-romantique, pas de face à face donc, elle place une assiette en bout et une autre à côté. « Spider-Woman a son Spider-Sense. Moi j’ai.. la version scorpion. C’est carrément moins classe à nommer. » Un.. scorpio-sense ? C’est vraiment débile. On aurait dû la croiser avec un serpent, ‘snake’ est un mot plus facile à combiner. « Si tu n’étais pas digne de confiance, mes oreilles passeraient leur temps à siffler en ta présence et je serais prise d’une incontrolable paranoïa. Ou de tétanie, ça dépend. C’est plus encombrant qu’autre chose mais face à des inconnus, ça fait clairement gagner du temps. » Les couverts sont placés, elle revient vers lui, calmement. « Je ne lis pas dans les pensées et je ne peux pas exactement savoir ce qu’il se passe dans mon dos, seulement si c’est ou non source de risques. » Elle se sent un peu obligée de détailler, de peur de l’inquiéter ou le mettre mal à l’aise. « Tu peux encore fuir si.. ça te pose problème. » Y a de quoi, non ? Qui supporterait une amie intouchable qui frôle le mauvais film d’horreur ? Leçon n°3 : tais-toi si tu veux garder sa compagnie ?
“Ne pas te couper un doigt.” Facile. Il peut le faire. Il peut parvenir à ne pas se couper un doigt. Pour cela, il lui faut : une distance importante avec la cuisine et tout couteau. Autrement dit, les doigts dans le nez. Mais comme il n’a pas envie de lui laisser tout faire, il décide de braver les interdits. Il décide de faire les têtes brûlées et de rester à proximité de toutes les lames tranchantes. Skylar sera assez habile pour ne pas le lui en enfoncer une dans le ventre. Il fait davantage confiance en l’adresse de Skylar qu’en la sienne. Il y a certaines choses dans lesquelles il est doué. Dans lesquelles il excelle. Mais pas dans celle de manier un couteau sans se couper trois doigts et se l’enfoncer dans le ventre. Chacun son talent. Il ne décolle pas du plan de travail. Bien décidé à squatter l’endroit tant qu’il n’aurait pas de mission. Tant qu’elle n’aura pas accepté qu’il participe. Elle sait maintenant qu’il est tenace et collant. Elle l’a appris à ses dépens. “Fais cuire les pâtes, si tu y tiens vraiment.” Yes ! Une mission pour Super-coursier. Il esquisse un sourire. Mettre de l’eau à bouillir. Verser les pâtes dans l’eau. Il devrait pouvoir se débrouiller, sans s’ébouillanter ou renverser le paquet par terre. Il devrait pouvoir gérer. En tout cas, il l’espère. Il se retourne pour s’emparer d’une casserole et la remplir d’eau. Une fois assez remplie, il la dépose sur la plaque de cuisson et c’est parti ! Il ajoute un couvercle. Dans quelques minutes, il pourra passer à l’étape suivante. Jusqu’à maintenant, il a réussi. Jusqu’à maintenant, il n’a pas provoqué d’accident. Elle peut être soulagée. Même si le plus dur arrive. Même si il n’est pas au bout de sa mission. En attendant de mettre les pâtes à cuire, il lui donne une nouvelle leçon. Une leçon simple. Une leçon logique. Enfin, logique pour le commun des mortels. Mais même pour elle. Elle pourrait avoir des preuves compromettantes de sa double-identité. Elle pourrait laisser traîner des armes ou des costumes. Elle pourrait ne pas ranger ses cours de flic de l’ombre. Pourtant, elle lui a ouvert la porte sans se poser la question. Elle lui fait une confiance aveugle. Il aurait pu la voler, la tuer, la violer, l'espionné. Qui sait ? “Tu n’es pas un danger.” Il a les bras croisés. Les sourcils haussés. Un point d’interrogation dans le regard. Son ton est catégorique. Son ton est sûr. En plus d’être un scorpion, elle est aussi un détecteur de mensonges ? Elle est complètement délirante. Elle est complètement extraordinaire. “Ah oui ?"
Il n’est pas dangereux, mais où est la preuve ? Il pourrait cacher son jeu. Il pourrait mentir. Il pourrait la manipuler. Il pourrait être un mutant qui contrôle ses pensées et ses décisions. A moins qu’elle sache déjà tout de lui. A moins qu’elle ait effectué des recherches sur ses activités. A moins qu’elle se soit renseignée sur son passé. Dans ce cas, elle a dû voir qu’il est tout sauf intéressant. Elle a dû comprendre qu’il n’a pas une vie fofoflle. Elle a dû apprendre l’existence de son blog. Elle a dû réaliser qu’il enchaîne les métiers précaires. Une vie pas folle, ni passionnante. Une vie pas intéressante. Une vie banale, faite de beaucoup de galères et de peu d’opportunités. “Spider-Woman a son Spider-Sense. Moi j’ai.. la version scorpion. C’est carrément moins classe à nommer.” Il ne peut pas le nier. Le Spider-Sense n’a pas son pendant chez le scorpion. Peut-être un sixième sens. Donc, elle est capable de ressentir ses gestes. Elle est capable d’anticiper ses maladresses et ses indiscrétions. Elle est capable de prévenir les coups et les dangers. Incroyable. Cela veut dire que si il fait tomber une fourchette, elle saura la rattraper ? Si il se brûle, elle l'aurait déjà pressenti ? Impressionnant. “Si tu n’étais pas digne de confiance, mes oreilles passeraient leur temps à siffler en ta présence et je serais prise d’une incontrolable paranoïa. Ou de tétanie, ça dépend. C’est plus encombrant qu’autre chose mais face à des inconnus, ça fait clairement gagner du temps.” Trop d’informations. Trop de détails. Son cerveau s’emmêle. Son cerveau se perd. Ça… siffle ? Une personne dangereuse déclenche des sifflements dans ses oreilles et provoque une paranoïa intense ? Wow. Ce ne doit pas être facile à gérer, ni à supporter. D’un autre côté, il a des difficultés à comprendre vraiment. A comprendre comment son sixième sens se déclenche. Comment ses sifflements sont ressentis. Comment la paranoïa peut apparaître. C’est un sujet abstrait. C’est un sujet hors de sa portée. Il n’y a que Skylar pour vraiment savoir ce qu’elle ressent, ce qu’elle perçoit. Skylar et les Spiders de service. “Je ne lis pas dans les pensées et je ne peux pas exactement savoir ce qu’il se passe dans mon dos, seulement si c’est ou non source de risques.” Il n’en croit pas ses oreilles. Il en oublie de surveiller l’eau. Il ne quitte plus la jeune femme des yeux. Elle possède des capacités que nombreux jalouseraient. Elle possède des capacités impensables. Que l’on puisse se transformer en araignée vivante est devenu commun, mais que l’on mute comme un scorpion… Voilà autre chose. Une autre variante du pouvoir.
“Tu peux encore fuir si.. ça te pose problème.” Fuir. S’en aller. Claquer la porte. Ne plus jamais se retourner. Il pourrait. Probablement est-ce le comportement de la plupart des gens quand ils découvrent ce qu’elle peut faire. Probablement est-ce la réaction qu’elle attend de sa part. Probablement est-ce qu’elle s’imagine qu’il est facilement impressionnable. Elle se trompe. Elle n’a pas encore compris. Elle n’a pas encore saisi sa passion pour les pouvoirs et les héros. Elle comprendra. Quand elle le connaîtra, elle saura. Quand elle en apprendra plus, elle saura. “Si tu ne l’as pas encore compris, je n’ai pas peur. Même si tu me disais que tu as deux grosses pinces, je ne fuirais pas.” Il réalise qu’en se coupant des autres, elle s’est surtout protégée des réactions des autres. Elle s’est surtout empêchée d’être rejetée. Elle s’est surtout barricadée dans un monde où l’anormal des autres est son normal à elle. Elle s’est surtout enfermée en pensant que les autres la repousserait. Et c’est ce qu’elle cherche à faire. Elle cherche à le faire fuir. Elle cherche à l’éloigner. Elle cherche à lui faire peur. Parce qu’elle a l’impression que c’est le comportement logique des homo sapiens. Elle n’y est pas du tout. Oui, les Watchers ont lancé une chasse nationale contre les mutants. Oui, les mutants sont de plus en plus décriés. Mais ils sont doublement supportés par les gens qui les acceptent. Par les gens qui les aiment. “Je ne t’ai pas harcelée toutes ces semaines pour fuir au bout de cinq minutes. Tu vas encore devoir me supporter, j’en suis désolé.” Et puis, elle a l’air de cuisiner normalement. Elle n’a pas l’air de se nourrir d’insectes ou de bestioles dégueulasses. Il n’a aucune raison de partir maintenant. Il partira. Quand ils auront fini de manger. Quand il verra qu’elle a besoin de retrouver sa tranquillité. Quand il sentira qu’il est temps de se retirer. Il partira, mais pas dans l’immédiat. “Tu sais, ce n’est pas parce que je n’ai pas de mutation ou de pouvoirs que tu dois me repousser. A vrai dire, je t’envie. Enfin, pas pour le truc du venin, ça, ça craint. Mais j’ai toujours voulu avoir des pouvoirs. Au lieu de ça, je livre des courriers.” Un sourire sur les lèvres, il se détourne pour soulever le couvercle de la casserole. L’eau ne bout pas encore. Oui, il a toujours voulu avoir des pouvoirs. Son voeu le plus cher lorsqu’il était enfant. Son voeu le plus cher lorsqu’il était adolescent. Il a même demandé plusieurs fois au Père Noël de lui offrir des pouvoirs, emballés dans un papier cadeau. Il a même espéré qu’en cours de chimie, il casserait une fiole et obtiendrait des pouvoirs. Rien. Absolument rien. Il est destiné à errer dans les rues de New-York sur son vélo. Heureusement, l'auto-dérision permet de prendre de la distance. L'auto-dérision permet de se moquer de sa propre crédulité. L'auto-dérision le sauve d'une déception sans fond.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
D
es pinces, quelle drôle d’idée.. quoique pas si absurde en prenant en compte le nombre de mutants ayant subi de disgracieuses métamorphoses après le déclenchement du gène ou l’accident qui l’a provoqué. Elle se contentait très bien de ses propres contraintes pour ne pas en imaginer d’autres, ce serait particulièrement angoissant. Déjà qu’elle devenait rapidement très peu désirable lorsque l’on apprenait ses particularités.. uh. Un frisson vient lui parcourir l’échine. « Je ne t’ai pas harcelée toutes ces semaines pour fuir au bout de cinq minutes. Tu vas encore devoir me supporter, j’en suis désolé. » Un froncement de sourcils. Il a harcelé une jeune femme qu’il pensait normale, il a harcelé une jolie rousse, pas une mutante. C’est facile de se dire qu’il est capable d’accepter ce qu’elle est mais au fond il est simplement fanatique de supers-héros, elle n’a absolument rien d’héroïque, elle n’est qu’une apprentie aux pouvoirs en carton. Sait-il dans quoi il s’embarque ? Une amitié basée sur des secrets, sur des départs inopinés, inexplicables aussi. Skylar se demande une seconde si elle aurait été son genre, dans l’hypothèse où il aurait été possible de la toucher, d’avoir une existence plus classique, une vie normale. Elle chasse l’idée. « Tu sais, ce n’est pas parce que je n’ai pas de mutation ou de pouvoirs que tu dois me repousser. » Si, pour le protéger, pour lui éviter de mourir dans la douleur, sous ses doigts ou contre sa peau, bêtement, par accident. Elle cache le stress provoqué. « A vrai dire, je t’envie. » Elle cesse une seconde de remuer la sauce, tournant les yeux mordorés vers Jared. « Enfin, pas pour le truc du venin, ça, ça craint. » Plutôt, oui, mais ça n’est pas ce qui craint le plus, comme il dit. Ce qui craint, c’est qu’elle a perdu sa famille dans cet accident, dans ce qui l’a faite muter, parce que si ça avait été volontaire, si au moins ça avait été une expérience contrôlée, Silver serait en vie, son père irait bien, ne se tuerait pas à petits feux dans l’alcool. Si ça avait été choisi, elle aurait accepté le fardeau comme résultat de sa bêtise, de sa propre décision. Elle avait parfois l’impression d’avoir été punie d’avoir volé à sa jumelle un peu de l’équilibre qui aurait dû les rendre assez fortes pour survivre - ensemble.
« Mais j’ai toujours voulu avoir des pouvoirs. Au lieu de ça, je livre des courriers. » Il .. se déprécie ? Elle prend le temps de ranger un peu. Tout y est, la viande, les tomates, de quoi relever le goût. Elle croise mentalement les doigts pour qu’il apprécie. Il n’y a plus qu’à mélanger le tout. Il a l’air doué pour la cuisson des pâtes. C’est surréaliste : partager un plat à la bolognaise chez elle, avec un garçon dont elle ne sait quasiment rien. « Il n’y a rien à envier, Jared. Oui j’ai grandi avec les héros que tu admires mais ma mutation n’est pas naturelle, elle a des défauts de fonctionnement et je suis régulièrement surveillée pour vérifier que ça ne mettra jamais ma vie en danger. » Dresser les plats pour ne pas croiser son regard, elle n’est pas certaine d’arriver à soutenir son air de chien battu tout mignon - elle est sûre qu’il en a un, d’air de chien battu. « Je.. ne peux pas envisager d’avoir un petit-ami, de sortir à la St Valentin ou de jouer les baby-sitter. Me battre est l’unique vocation que je puisse me permettre alors que toi, tu peux faire absolument tout ce que tu veux, tout ce qui te passe par la tête. Tu es libre et si tu veux opter pour aider la justice et bien.. deviens flic, apprends à te défendre. » Ca paraît si simple, mais quelque part ça l’est, il est sportif, il pédale toute la journée ça n’est donc pas l’effort, l’obstacle, mais la volonté. La volonté d’atteindre un objectif difficile. « Sois honnête : en sachant ce que tu sais maintenant, tu m’aurais vraiment couru après ? » Parce qu’après tout, il y aurait matière à réflexion, elle était peut-être une jolie fille mais elle était toxique, ça nuance pas mal.
Sa vision des mutants est sûrement fausse. Sa vision des super-héros est sûrement utopiste. Il les voit chanceux. Il les imagine heureux. Il les pense fiers. Avec Skylar, il se confronte à une autre pensée. A une manière de voir les choses. Elle ne voit pas sa mutation comme un don. Elle la voit comme un poids à porter tous les jours. Elle se punit pour ce gène qui a muté. Elle s’empêche tout contact humain. Elle se retient de parler aux autres. Tout cela parce qu’elle subit. Il n’imaginait pas les choses ainsi. Il pensait que les gens possédant un don étaient contents. Qu’ils chérissaient cette particularité. Qu’ils ne s’en cachaient pas. Qu’ils ne s’interdisaient pas une vie normale. Il tombe de haut. Il tombe de son monde où tout est beau, tout est rose. Il passe de la théorie à la réalité. Une réalité qui n’est pas aussi belle et lisse qu’il ne le pense. Finalement, derrière ses beaux sourires et son visage angélique, Skylar cache des blessures. Sa manière compulsive de ranger autour d’elle, de mettre la table. Sa manière instinctive de s’occuper pour ne pas penser, pour ne pas regarder, pour ne pas parler. Il a touché quelque chose. Il a posé le doigt sur une faiblesse. Il ne voulait pas. Il discutait. Tout simplement. Il exprimait ses sentiments. Il parlait de son envie d’avoir des pouvoirs. Mais ce n’est pas la phrase à dire. Ce n’est pas la chose à envier. Il aurait dû lui dire qu’il jalousait sa télévision. Il aurait dû lui confier vouloir un appartement aussi grand. Elle l’aurait mieux pris. Elle ne se serait pas renfermée. Il a les bras croisés. Il l’observe agir. Le silence. Il traîne en longueur. Il n’est rythmé que par l’eau en ébullition et la sauce en cuisson. Il n’est brisé que par les gestes de Skylar. Jared déteste les silences. Il les trouve oppressants. Durs. Chiants. Il les trouve inutiles. Il préfère lorsqu’il y a de la vie. Lorsqu’il y a du bruit. Lorsqu’il y a de l’énergie. Et surtout, les silences sont souvent le synonymes d’un malaise, d’une colère. Ils sont souvent le symbole que tout va mal. Ils sont angoissants. Il n’aime pas ça. “Il n’y a rien à envier, Jared. Oui j’ai grandi avec les héros que tu admires mais ma mutation n’est pas naturelle, elle a des défauts de fonctionnement et je suis régulièrement surveillée pour vérifier que ça ne mettra jamais ma vie en danger.” Il a envie de hausser les épaules. De balayer ses phrases d’un geste de la main. De trouver le positif dans sa mutation. Mais ce n’est pas le bon comportement à avoir. Il se contente de l’écouter. De garder les bras croisés sur son torse. De ranger ses protestations. La conversation est devenue plus sérieuse, moins légère. La conversation a pris une tournure plus intime, moins amicale. Et il sait quand il doit l’ouvrir ou pas. Il sait quand le moment est à la plaisanterie ou pas. Ce n’est pas un moment pour rire.
“Je.. ne peux pas envisager d’avoir un petit-ami, de sortir à la St Valentin ou de jouer les baby-sitter. Me battre est l’unique vocation que je puisse me permettre alors que toi, tu peux faire absolument tout ce que tu veux, tout ce qui te passe par la tête. Tu es libre et si tu veux opter pour aider la justice et bien.. deviens flic, apprends à te défendre.” Elle est tellement défaitiste. Elle ne voit la vie qu’à travers un filtre gris, terne. Elle considère le verre à moitié vide, plutôt qu’à moitié plein. Elle s’arrête sur les inconvénients, sans chercher de solution pour les contourner. Il a un léger sourire en coin. Devenir policier. Il y a pensé. Il a même essayé. Il a échoué dès les tests de sélection. Il faut dire que glisser sur la première barre d’une échelle et s’exploser le menton contre les autres barreaux est assez maladroit pour que l’on refuse son entrée. Il est trop maladroit pour penser tenir une arme, un jour. Il pourrait tirer une balle par inadvertance. Il pourrait se choquer à coup de taser. Il pourrait oublier de fermer les menottes d’un gars arrêté. Personne ne voudrait d’un policier pareil. Personne ne le prendrait au sérieux. Personne ne le souhaiterait comme coéquipier. Il a abandonné l’idée d’intégrer les forces de l’ordre, pas celle d’aider les autres. Là, appuyé contre son plan de travail, le regard baissé sur ses chaussures, les bras croisés, il continue de nourrir l’envie d’avoir des super-pouvoirs. Il continue d’espérer qu’un jour, ça lui tombe dessus. Impensable. Irréalisable. Pourtant, il continue d’espérer. Parce que ce serait sa seule vraie manière de sauver les gens. Il peut courir après les criminels et essayer de les battre, il ne ferait jamais le poids. Son absence de pouvoir et de capacité à combattre le rendent lâche. Sa seule stratégie est la fuite. S’assurer que l’agresseur est assez en colère contre lui pour qu’il lui courre après. Il fuit pour épargner les autres. Une belle technique digne d’un piètre super-héros. “Sois honnête : en sachant ce que tu sais maintenant, tu m’aurais vraiment couru après ?” Il relève la tête. Son regard se pose sur elle. Elle lui tourne le dos, mais il n’a pas besoin de voir son visage. Il s’en souvient. La cascade flamboyante de ses cheveux. Les iris cernées de noir. La peau porcelaine. Les lèvres roses. Elle pourrait plaire à n’importe qui. Mutante ou pas. Venimeuse ou pas. Mortelle ou pas. Elle pourrait ravir le coeur d’un homme. Un amoureux transit pourrait fondre sous son regard. Un amoureux transit pourrait oublier ses désirs charnels pour ne vivre que de sentiments et de petits contacts. Il y a bien un fou capable d’éprouver autant d’amour pour elle.
Est-ce que lui aurait continué à lui courir après ? Il faut déjà s’interroger sur les raisons pour lesquelles il s’est comporté de cette manière. Parce qu’elle a refusé son invitation lorsqu’il a failli la percuter. Parce qu’il s’est dit qu’il devait se faire pardonner. Parce que le hasard a voulu qu’il lui livre des colis. Parce qu’il est persévérant. Parce qu’en plus de cela, il apprécie son sourire et son air exaspéré et gêné, à chaque fois qu’il apparaît par surprise. “Alors, voilà comment je vois les choses. Un : tu es intelligente. Deux : tu es belle, et crois moi, faut être aveugle pour ne pas le voir. Trois : tu n’es pas complètement hystérique et folle. Quatre : tu as une vie passionnante, si on oublie les bouquins. En résumé, tu as tout pour être attirante.” Elle n’y connaît rien en hommes. Elle lui a dit. Il se doit de lui expliquer. Il se doit lui montrer qu’elle a tout pour elle. Il se doit de lui prouver qu’elle a bien plus de points positifs que de négatifs. La seule chose qui pourrait effrayer un homme est, certes, sa mutation. Mais certains ne sont pas cons. Certains ne sont pas réfractaires. Ils peuvent accepter de vivre dans une abstinence relative. Quelques jours. Quelques mois. Peu importe. Ce serait déjà un début. Ce serait déjà un grand pas pour Skylar. “Il n’y a pas que des abrutis sur cette Terre. Il y a aussi des gens bien qui sont capables d’accepter de ne pas avoir de contact prolongé.” Il faut de tout pour créer un monde, disait sa mère. Il faut des crétins et des intelligents. Il faut des méchants et des gentils. Il faut des mutants et des non-mutants. La planète est habitée par sept milliards d’habitants. Il y en a bien un qui saura aimer Skylar. Qui saura faire abstraction du toucher pour se concentrer sur les émotions. Qui appréciera les longues conversations intellectuelles avec elle. Qui aimera les soirées à lire des livres. Qui l’accompagnera dans ses combats de justicière (ou qui restera au chaud, à s’inquiéter pour elle). “Pour répondre à ta question, si j’avais su dès le départ que tu étais une mutante, j’aurais redoublé d’efforts.” Elle a eu la vie qu’il aurait aimé avoir. Elle a découvert une mutation. Certes compliquée, mais qu’il aurait su gérer. Il aurait grandi dans une maison, entouré de homo superiors. Il aurait appris à contrôler sa mutation et à la faire évoluer. Il aurait repoussé ses limites jusqu’à ne plus être dangereux pour qui que ce soit. Elle a la vie rêvée. Enfin, selon lui. Il verse les pâtes dans l’eau bouillante. Il s’assure de ne pas en perdre une seule. Il fait attention à ne pas s’éclabousser. Lorsqu’il repose le paquet, aucun accident n’a eu lieu. “Si je dis que j’envie ton appartement, tu vas aussi me contredire ?” Le problème de Skylar est de ne pas avoir conscience de sa chance. Elle est en bonne santé. Elle a de bon revenu, si on en croit son logement. Elle a fait de sa vocation son métier. Elle a de la chance. Aussi simplement que cela.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
B
elle. Skylar croise son reflet dans le long miroir accroché au mur. Elle ne sait pas vraiment si elle est « belle », comme il dit. Elle n’est pas moche, ça elle le sait mais la beauté est quelque chose de terriblement subjectif, assez pour qu’elle n’y prête pas réellement attention. Elle préfère le charme chez les hommes qu’une beauté vide. Elle ne saurait pas l’expliquer d’ailleurs, c’est assez compliqué. Une femme objectivement belle est .. elle n’a pas d’exemple. Audrey Hepburn peut-être ? Une belle brune aux grands yeux de biche, c’est un peu cela, son idée de la beauté réelle, effective, pleine de charisme et de talent. Tout pour être attirante. Elle se sent rougir encore. Il ne pouvait pas se contenter d’un simple « oui », que ça règle la question ? Elle a la sensation d’être analysée de haut en bas, de long en large, que chaque courbe est détaillée. « Il n’y a pas que des abrutis sur cette Terre. Il y a aussi des gens bien qui sont capables d’accepter de ne pas avoir de contact prolongé. » Elle lui tournait le dos quand il a eu le malheur de prononcer ces quelques mots. Elle a stoppé ce qu’elle faisait pour se tourner, le regard perçant, presque sévère. « Pour répondre à ta question, si j’avais su dès le départ que tu étais une mutante, j’aurais redoublé d’efforts. » Elle ne sait pas si elle doit le frapper ou s’énerver, si elle doit se taire ou lui donner une leçon qu’il n’oubliera pas de si tôt. Il l’a contrariée, la flatterie morte sur sa maladresse. Un homme qui accepte. Il est naïf, il ne retient pas les leçons de ceux qu’il admire. Il connait forcément Iceberg et Malicia. Il connait forcément ces deux là. Puis Sky se souvient qu’il n’y a pas de magazine people racontant la détresse et la frustration d’un couple maudit. Elle ne peut pas tenir rigueur à Jared de son ignorance, il ne les a pas vu évoluer, il n’a pas grandi auprès d’eux. Malgré tout, elle se sent tendue.
« Si je dis que j’envie ton appartement, tu vas aussi me contredire ? » Elle a bougé. Il a besoin d’une bonne leçon s’il tient tant à être son ami. Une leçon qu’il n’oubliera pas de si tôt et qui lui fera comprendre la dangerosité d’une relation avec les femmes intouchables. La distance s’efface, elle s’est rapprochée pour récupérer le dessous de plat, qu’elle a finalement posé près du jeune homme. Une leçon. Le baiser a été déposé, sans aucun signe préalable. Tant pis, elle gâche quelque chose qui était sensé être précieux mais après tout, on le lui a déjà volé, et elle ne l’aurait pas offert ensuite. Une seconde. Deux, trois. Puis la sensation de vertige qui revient. Il n’y a rien de plus toxique que ses lèvres. Rien de plus réceptif chez un autre, d’ailleurs. Lorsqu’elle se détache, c’est en laissant le coeur palpitant, les sens en alerte, le corps à la dérive sous l’attaque agressive d’un venin déterminé. Il l’a contrariée. Il ne tentera plus. Elle l’a rattrapé, cependant, elle a glissé un bras protecteur dans son dos pour ne pas qu’il bascule, pour ne pas qu’il se blesse et elle l’a calmement mené vers la chaise la plus proche. « Si tu veux vraiment devenir un ami, il va falloir que tu comprennes. Imagine ta vie entière à subir ça au moindre désir de proximité. Imagine-toi à la place de l’homme qui doit batailler pour un contact. Je passe peut-être mon temps le nez dans mes livres mais l’intellect ne suffit à personne, même à l’être le plus aimant du monde. Crois-moi, je le connais et j’ai vu la souffrance dans ses yeux. J’ai vu un couple privé du toucher. J’ai vu la peur et la douleur alors.. tous les sujets que tu veux, tous les conseils que tu veux mais pas ça. » Elle s’est agenouillée devant lui pour capter son regard, prendre son pouls du bout des doigts sur son poignet. « Pardonne-moi mais je ne pouvais pas te laisser t’enfoncer dans un optimisme à en briser le marteau de Thor. » L’optimisme, il ne doit rien y avoir de pire pour quelqu’un de résigné. Elle aime bien son existence telle quelle, à se battre, apprendre, aider, protéger. Qui a besoin de plus ? Son père un jour lui avait dit d’attraper le bonheur dans ses plus petits aspects pour combler le vide qu’elle serait obligée de faire autour d’elle, et c’est ce qu’elle faisait. « Tu me fais penser à ma soeur, quand tu souris et que tu t’accroches à l’impensable. C'est charmant mais ça ne règle pas tous les problèmes, tu sais ? » Toute petite, elle était la rêveuse, la joyeuse, l’émerveillée de tout quand son corps frêle, lui, la mettait à l’épreuve. Le sourire de Sky se veut rassurant, là, dans le silence de la grande pièce. Cette fois, il va prendre ses jambes à son cou, non ?
Dire qu’il s’y attendait serait mentir. Il ne l’a pas vue venir. Il s’est demandé pourquoi. Pourquoi est-ce qu’elle était si proche. Pourquoi est-ce qu’elle avait ce regard. Pourquoi est-ce qu’elle ne répondait pas. Il a senti le danger. Il a pressenti que quelque chose n’allait pas. Il a senti les poils de ses bras se dresser. Une chair de poule menaçante. Lèvres contre lèvres. Le poison est passé. Il s’est insinué dans son corps. Comme tout à l’heure au café. Comme lors de sa première démonstration. Sauf que cette fois, le contact est long. Prolongé. Le contact le rend malade. Vraiment malade. Une sueur froide coule dans son dos. Son pouls s’accélère. Ses yeux s’écarquillent. Son ventre se révulse. Son corps tremble. Sa vue se dédouble. Ses jambes se dérobent. Il vacille. Il vacille, mais il est soutenu par Skylar. Pour l’empêcher d’esquiver le baiser. Pour lui interdire toute fuite. Elle le retient contre lui. Elle le garde pendu à ses lèvres. Il sent son coeur s'emballer, s'affoler. S’affoler sous les effets du poison. S’affoler au contact de cette peau venimeuse. Il va mourir. L’information parvient jusqu’à son cerveau. C’est certain. En tout cas, il en a cette impression. Des sueurs. Les palpitations. Signe d’un malaise cardiaque. Signe que son corps se débat contre un mal puissant. Ce n’est que la deuxième fois. Mais il déteste déjà. Il sait déjà qu’il ne voudrait pas qu’elle recommence. Il sait déjà que la sensation est désagréable. Il sait déjà qu’il va avoir du mal à s’en remettre. Les lèvres se séparent. En même temps qu’elle s’éloigne, il sent son énergie se dissiper. Un après-coup difficile. Un après-coup violent. Il sent qu’il va tomber. Mais c’est sans compter le soutien de Skylar. Elle le retient. Il a les jambes en coton. Il a les jambes molles. Il a les jambes dépourvues de tonus. Merde. Il n’imaginait pas leur premier baiser ainsi. Non pas qu’il en est imaginé un. Non pas qu’il ait pensé qu’il puisse se passer quelque chose entre autre. Nooon. Pour quelqu’un qui se dit incapable d’embrasser un homme, elle se débrouille à merveille. Un peu trop bien, même. Un peu trop violemment. La chaise est la bienvenue. Il s’effondre dessus, plus qu’il ne s’assoit. Il a la nausée. Son ventre ne s’en remet pas. Il gronde. Il grouille. Il remue. Il a un monstre dans son estomac. Un monstre qui grogne. Un monstre qui ne demande qu’à sortir. Sortir. Impossible qu’il vomisse. Hors de question. Il porte ses doigts à ses lèvres. D’un geste lent. D’un geste tremblant. Il touche cette peau qui a été en contact avec le venin. Cette peau qui a touché celle de Skylar. Il est certain que ce n’est même pas une incapacité de se contrôler. Plutôt une perte de contrôle causée par la colère. Une perte de contrôle volontaire. Elle a vraiment voulu le blesser. Le rendre malade. L’empoisonner. Derrière son visage angélique se cache une femme forte et cruelle.
“Si tu veux vraiment devenir un ami, il va falloir que tu comprennes. Imagine ta vie entière à subir ça au moindre désir de proximité. Imagine-toi à la place de l’homme qui doit batailler pour un contact. Je passe peut-être mon temps le nez dans mes livres mais l’intellect ne suffit à personne, même à l’être le plus aimant du monde. Crois-moi, je le connais et j’ai vu la souffrance dans ses yeux. J’ai vu un couple privé du toucher. J’ai vu la peur et la douleur alors.. tous les sujets que tu veux, tous les conseils que tu veux mais pas ça.” Elle est là, sans l’être. Il la voit, sans la voir. Il a le regard brouillé. Encore instable. Encore vagabond. Il laisse tomber sa main. Il est sonné. Il a l’impression qu’il pourrait vomir d’une seconde à l’autre. Il a l’impression qu’il pourrait encore mourir. Elle le regarde. Elle s’est plantée devant lui. Peut-être qu’il l’a énervée. Peut-être qu’il l’a agacée. Très bien. Il le conçoit. Il l’accepte. Il l’assume. Mais l’empoisonner pour lui donner une leçon ? Une réaction exagérée. Une réaction disproportionnée. Elle veut qu’il comprenne, mais il ne comprend pas. Son cerveau n’est pas en état. Son cerveau n’est pas capable d’assimiler ce qu’elle raconte. Plus tard. Ils en discuteront plus tard. Pour l’instant, il veut juste se reposer. Pour l’instant, il veut juste reprendre pied. “Pardonne-moi mais je ne pouvais pas te laisser t’enfoncer dans un optimisme à en briser le marteau de Thor.” L’optimisme ne fait pas de mal. L’optimisme est l’espoir. L’optimisme est positif. L’optimisme n’a pas à être puni. Elle peut désapprouver, mais pas manquer de le tuer. Il se penche en avant. Il plante ses coudes dans ses genoux. Il enferme sa tête entre ses mains. Il a le sentiment que sa tête va exploser. Que son estomac va imploser. Il n’est pas bien. Il devrait peut-être consulter un médecin. Il devrait peut-être aller aux urgences. Quelle est la dose de venin qu’un être humain peut supporter en moins de 24 heures ? “Mjöllnir...” Le nom du marteau. Mjöllnir. Il l’a dit d’une faible voix. Étouffée entre ses mains. Il a de l’optimisme à en revendre. Elle ne peut pas le lui reprocher. Elle ne peut pas s’énerver pour un peu de positivisme. Il ne lui demande pas de partager son avis. Il demande de l’acceptation, de la compréhension. Rien d’incroyable. Même les super-héros en ont. Ils en ont pour lutter contre la criminalité. Ils en ont pour risquer leur vie. Même Skylar en a, en elle. Elle ne voit pas. C’est tout. Pourtant, elle croit en un idéal en protégeant tous ces inconnus. Sinon, elle ne s’embêterait pas à risquer sa vie. Sinon, elle ne perdrait pas son temps en bagarres inutiles.
“Tu me fais penser à ma soeur, quand tu souris et que tu t’accroches à l’impensable. C'est charmant mais ça ne règle pas tous les problèmes, tu sais ?” Venant de la femme qui vient de l’embrasser pour lui prouver la dangerosité de son pouvoir et son incapacité à vivre en couple, c’est ironique. Il s’accroche, oui. Il sourit, oui. Il est optimiste, oui. Mais au moins, il croit en quelque chose. Elle, en quoi croit-elle ? En la science ? En l’art ? En ses valeurs de flic de l’ombre ? “Et embrasser les gens pour les faire fuir, ça règle tous les problèmes ?” Son ton aurait dû être plus sec. Son ton aurait dû être plus convainquant. Au lieu de cela, sa voix est morne. Sa voix est sans vie. Sa voix est faible. Mais il ne pouvait pas continuer à l’écouter. Il ne pouvait pas faire semblant de l’entendre. Il ne pouvait pas se taire davantage. Elle a une technique particulière pour faire comprendre les choses. Pourquoi faire dans la théorie quand on peut empoisonner les gens directement, hum ? Mais il aurait adoré la théorie. Il aurait adoré qu’elle continue à parler. Il aurait adoré qu’elle évite de lui foncer dessus pour l’embrasser. “Tu ne peux pas juste discuter comme n’importe qui ? J’ai pas besoin que l’on mette ma vie en danger pour comprendre ce qu’on me dit.” Sa voix se fait plus stable. Plus maîtrisée. Il parvient à ajouter quelques intonations. Il parvient à mettre davantage de conviction. Il parvient à placer un peu de force dans chaque mot. Discuter normalement. Elle semble incapable. Elle semble trop peu habituée au contact des autres pour savoir comment se comporter. Pour savoir comment réagir. Pour savoir comment les rejeter. “Si mon optimisme ne te plaît pas, si tu veux que je parte… dis-le simplement.” Il a arraché sa tête d’entre ses mains. Il n’a jamais entamé une amitié de la sorte. Jamais par un empoisonnement par baiser. Jamais par une leçon violente physiquement. Jamais par un refus d’accepter son caractère. Merde. Il ne va vraiment pas bien. Son estomac souffre encore du baiser. Il ne pensait pas qu’embrasser une femme le plongerait dans un état pareil. Il ne pensait pas que ça pouvait être aussi… difficile et agréable en même temps. Oui, parce qu’au final, elle embrasse bien pour une femme qui n’a pas une seule expérience en la matière. Son ventre émet un grondement. Une menace. Un avertissement. “Je crois que je vais vomir...” Il se lève précipitamment. La chaise crisse sous son impulsion. Une seconde. Le temps nécessaire pour perdre son équilibre et percuter le pan de mur qui se dresse sur son passage. Une seconde. Le temps nécessaire pour s’exploser la tête contre un mur. Aïe. Il ne l’a pas vu. Enfin, si. Il l’a vu. En triple. Mais trop tard. Il a eu un vertige. Il n’a pas su éviter le mur. Il n’a pas su faire un pas de côté. Il ne s’est rappelé de ce mur. Il recule. Une main posée sur le front. Une grimace installée sur son visage. Des douleurs cramponnées à son corps. Épaule. Front. Hanche. “Putain...” Toute nausée disparue. Toute douleur à l’estomac oubliée. Il n’y a que celle à son front pour le préoccuper. Il n’y a plus que celle au front pour concentrer toute son attention. Ça fait un mal de chien, un mur.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
«
Et embrasser les gens pour les faire fuir, ça règle tous les problèmes ? » Il ne va pas bien. Ca l’inquiète un peu. La dose est peut-être trop importante pour son corps. Il est peut-être plus fragile qu’il n’en a l’air. Il faut qu’elle aille chercher une dose d’anti-venin. Cela dit, il ne se laisserait sans doute pas faire. Elle s’en veut d’avoir été si impulsive, ça n’était pas civilisé. Ca n’était pas recommandé. Il n’est qu’un homo sapiens classique, pas un type bodybuildé qu’on assomme avec une dose de cheval. « Ca n’est pas pour te faire fuir. » Non. Elle pensait qu’il le ferait, cette fois, il n’a cependant pas l’air décidé à s’échapper, comme s’il mettait un point d’honneur à lui prouver son erreur. Il est aussi gentil que les personnes de la X-Mansion, il méritait sûrement qu’elle lui laisse sa chance, à lui plus qu’à un autre, hors considération génétique, mutée, ou autre bizarrerie de la nature ou de la science. « Tu ne peux pas juste discuter comme n’importe qui ? J’ai pas besoin que l’on mette ma vie en danger pour comprendre ce qu’on me dit. » Elle esquisse un sourire doux, toujours agenouillée près de lui. Son coeur se calme, il va bientôt retrouver un souffle et un pouls normaux. Tout ira bien. Il n’a pas compris son geste mais personne ne l’aurait compris, à moins d’être télépathe, et encore. Elle a relâché sa prise sur le poignet du jeune homme pour ne pas l’angoisser, le contact devait le contrarier, désormais, le dégoûter même. « Les gens ne comprennent jamais. Ils ne cessent de répéter que ça ne peut pas être si terrible, qu’un peu de venin doit être supportable.. j’ai seulement voulu te montrer. Même si j’avoue qu’être embrassé par un scorpion doit être répulsif. » Le mot est faible. Elle ne sait même pas embrasser. C’est idiot mais ça doit se sentir, elle n’y a pas mis d’attirance particulière ou de désir.. en théorie, de ce qu’elle savait, c’était important quand on kidnappait les lèvres de quelqu’un. Ca n’est pas très grave, elle n’envisageait pas de lui plaire sur ce plan-ci, de toute manière. Il oubliera et ils partiront sur de bonnes bases, n’est-ce pas ? Il n’a pas la tête d’un type rancunier ou colérique.
« Si mon optimisme ne te plaît pas, si tu veux que je parte… dis-le simplement. » Skylar fronce les sourcils. Il est désorienté, affaibli et il pense qu’elle veut le mettre dehors. Elle lui a ouvert son appartement, ça n’est pas pour lui jouer un mauvais film d’horreur. Oui, elle a tendance à être une incompétente de la sociabilité classique mais il ne tient pas à partir, il est gentil, elle voulait seulement qu’il intègre son point de vue de façon plus palpable. C’est facile de dire à ceux qui ne sont pas privé de contacts que c’est une situation compliquée, ils ont toujours la même réaction : minimiser. Et Jared l’envie, ce qui hérisse ses sens. C’est illogique. Elle envie son quotidien, son libre-choix de vie. Pourquoi voudrait-on d’une existence dangereuse, sans possibilité de voir un avenir au-delà du brouillard ? « Je crois que je vais vomir… » Elle s’est écartée précipitamment quand il s’est levé et le temps qu’elle arrive jusqu’à lui pour l’aider, il s’était déjà pris le mur. Ca lui a arraché une petite grimace de compassion. « Putain… » C’est décidé. Elle se dirige dans le bureau en passant la porte vitrée qui sépare la cuisine/salon des deux chambres et de la salle de bains pour revenir rapidement. Elle ne peut pas le laisser comme ça. « Je peux.. j’ai un antivenin si tu veux mais il faudrait retirer ton pull. Sauf si tu préfères attendre quelques heures que ça passe seul. » C’est une drôle de manière de débuter une amitié : un baiser, un pull à enlever, de l’eau qui déborde. « Oh merde ! » Les pâtes ! Elle pose la seringue sous emballage stérile - merci papa pour l’ingéniosité - et va libérer le repas de sa prison bouillante. Le repas est sauvé rapidement, une fois l’eau épongée et le spaguettis mis dans un plat. Elle laisse le reste de côté et revient vers Jared. C’est plus important. Elle ne veut pas avoir poussé son premier potentiel véritable ami normal vers la mort dés la première heure. Ce serait trop triste.
Les murs devraient être réfléchis pour amortir les chocs. Ils devraient être conçus pour intégrer une matière moelleuse et agréable à percuter. Ils devraient être accueillants et confortables. Pourquoi les faire si durs ? C’est surfait. C’est vieux. Avec les connaissances d’aujourd’hui, il est sûrement possible de créer des structures solides, mais non douloureuses lorsqu’on les percute. Il sent déjà les hématomes se former. Il sent déjà les muscles souffrir. Ce serait plus sûr qu’il aille s’asseoir. Quand il est assis, il est moins dangereux. Il est moins maladroit. En même temps, que pourrait-il lui arriver ? Qu’il tombe de sa chaise ? Qu’il la casse en s’asseyant ? Qu’il soit percuté par quelqu’un ? Mais il n’y va pas. Il préfère rester debout en plein milieu du passage. Il préfère ne plus faire un pas. Il n’est plus certain de son équilibre, de son état. Il n’est plus certain d’être capable de bouger sans aide. Un vertige pourrait survenir à n’importe quel moment. Un vertige pourrait l’attaquer en plein mouvement. Mieux vaut ne pas bouger. Mieux vaut ne rien tenter. Et merde, ça fait atrocement mal. Il imagine déjà la bosse qu’il va avoir sur le front. Peut-être même un oeil au beurre noir. Il ne pourra même pas se vanter d’avoir affronté un homme dangereux. Il ne pourra même pas dire qu’il a sauvé une personne en détresse. Ses collègues et ses amis vont se foutre de lui. Ils ne vont pas rater l’occasion de le tourner en dérision. Tant pis. Il a l’habitude. Il est le premier à se moquer de lui. Il est le premier à tourner sa maladresse à la dérision. Il est le premier qui en rit. Sauf là. Il n’a pas l’habitude de se faire empoisonner. Il n’a pas l’habitude d’être piqué, mordu ou embrassé par un être vivant venimeux. Mais maintenant, on peut dire qu’il est habitué. Il est rompu à l’exercice. Dans le coin de son regard, Skylar débarque. Elle semble paniquée. Inquiète. Soucieuse. Elle l’embrasse et après, elle pense aux conséquences ? Trop tard. “Je peux.. j’ai un antivenin si tu veux mais il faudrait retirer ton pull. Sauf si tu préfères attendre quelques heures que ça passe seul.” Il fronce les sourcils. Quel genre de femmes se promène avec un anti-venin dans ses affaires ? Scorpion, mutante… peu importe. A croire qu’elle est habituée à infliger son venin à tous ceux qui l’embêtent. A croire qu’elle sème le poison à tout-va. Hors de question qu’elle lui administre son venin. Hors de question qu’elle répare ses erreurs. Son ventre se remet à grogner. Okay. Peut-être qu’il va accepter. Peut-être qu’il va laisser tomber l’orgueil et être un peu lucide. Pour une fois.
Ça crépite. Ça grésille. Ce n’est pas dans sa tête. C’est l’eau qui déborde de la casserole. C’est l’eau qui touche la plaque de cuisson. C’est l’eau qui s’évapore au contact de la chaleur. “Oh merde !” Skylar a déjà disparu. Elle se précipite sur la casserole pour sauver son contenu. Il n’avait qu’une seule chose à gérer : la cuisson des pâtes. Il vient d’échouer lamentablement. Il n’a pas fait un mouvement pour réparer sa bêtise. Il n’a pas tenté d’atteindre la casserole avant Skylar. Il se serait pris les pieds dans une chaise ou aurait percuté un autre mur. Il préfère rester sagement debout. Il préfère rester immobile. En attendant que les effets du poison disparaissent. En attendant d’évacuer toutes les nausées et tous les vertiges. Il minimise les risques. Il diminue les possibilités d’incidents. Il y a des états où il est davantage maladroit. Lorsqu’il est fatigué. Lorsqu’il est stressé. Lorsqu’il est malade. Il faut croire que son corps vient de subir ces trois états en moins d’une minute. Il faut croire que son équilibre n’a pas supporté. C’est limite si il ne tangue pas. C’est limite si il ne s’effondre pas par terre, déséquilibré. “Désolé pour les pâtes. J’me débrouille mieux, d’habitude.” D’habitude, quand il est en pleine possession de ses moyens. D’habitude, quand il n’est pas touché par un scorpion mutant. D’habitude, quand il ne manque pas de mourir. Elle est de nouveau à ses côtés. De nouveau, son visage inquiet entre dans son champ de vision. De nouveau, son visage soucieux débarque. Son inquiétude n’est pas feinte. Son inquiétude n’est pas fausse. Il doit vraiment avoir une mine effroyable. Il doit vraiment avoir l’air à l’article de la mort. Pourtant, il ne se sent pas si mal. Il a même le sentiment que tout rentre dans l’ordre. Que tout se remet en place. Doucement, mais sûrement. Son regard est presque touchant. Il revoit celui de sa mère lorsque, petit, il se blessait. Il revoit celui de sa mère lorsqu’il lui a dit qu’il partait pour New-York. Il a envie de prendre Skylar dans ses bras et de la rassurer. Comme il l’aurait fait avec sa mère. Comme il l’aurait fait avec une amie. Vivre uniquement élevé par une présence maternelle lui a enseigné à oublier ses soucis, à faire bonne figure malgré les problèmes. Être l’enfant unique d’une mère célibataire lui a appris à rassurer, à protéger, à aimer doublement. “Ne fais pas cette tête, je ne vais pas crever, je me suis juste pris un mur. Je vais bien !” Enfin, il l’espère. Elle n’a pas intérêt à réutiliser son pouvoir contre lui. Il n’a rien demandé. Il n’a rien fait. Il n’a rien d’un méchant. Peut-être qu’il minimisera. Peut-être qu’il ne comprendra pas. Peut-être qu’il s’en fichera. Mais ce n’est pas une raison de lâcher son venin sur lui. Avec ce regard, il n’arrive plus à lui en vouloir. Il n’arrive plus à se focaliser sur ce qu’il ressent. Il veut juste la rassurer. Il veut juste lui montrer que tout va bien. Il veut juste lui prouver qu’il contrôle la situation.
Bien sûr qu’il a l’air de contrôler. Là, debout au milieu de la pièce. Là, le regard fixé sur un point. Là, concentré pour ne pas avoir de vertige et perdre son équilibre. Bien sûr qu’il a l’air de gérer. Il jette un coup d’oeil à la chaise la plus proche. Elle semble tellement loin. Deux pas. Peut-être trois, sont nécessaire pour la rejoindre. Il se contente de se déplacer. Assez pour être face à Skylar. Assez pour planter son regard sur elle. Ce qu’elle a dit tout à l’heure lui revient. Ses phrases traversent le brouillard de son cerveau. Ses phrases dissipent la brume de son cerveau. Ses phrases attaquent ses pensées. “Ca n’est pas pour te faire fuir…. Même si j’avoue qu’être embrassé par un scorpion doit être répulsif.” Il se déprécie en disant n’être qu’un coursier lambda. En disant qu’il est un humain parmi tant d’autres. En disant qu’il est inutile. Pourtant, ce que Skylar fait en se jugeant elle-même, est bien pire que de la dépréciation. Elle n’a pas confiance en elle. En ses pouvoirs. En ses réactions. Elle n’a pas confiance en elle pour épargner les personnes qui l’entourent. Elle n’a pas confiance aux autres pour qu’ils restent dans son entourage. “Je n’avais jamais embrassé un scorpion avant. J’avoue que l’expérience était surprenante, mais agréable. Tu crois que ça embrasse aussi bien une araignée ?” Il parle sur le ton de la confidence. Il tente de détendre l’atmosphère. Il tente de faire revenir le sourire sur les lèvres de Skylar. Il tente de se changer les idées. L’humour est toujours la solution. Il permet de rire des pires situations. Il permet de chasser l’anxiété. Il permet d’évacuer la tension. Et puis, c’est un vrai débat, d’abord. De savoir si une araignée embrasse mieux qu’un scorpion. De savoir si un animal est plus doué qu’un autre. Il faudrait qu’il croise Spider-Woman pour lui demander, un jour. Il faudrait qu’il lui propose l’expérience. Pour la science, évidemment. Est-ce qu’il serait en train de délirer ? De perdre la tête ? Est-ce que le venin peut faire ça ? Il devrait se taire. Ce serait plus sûr. Il éviterait de dire des conneries. “Tu me promets que tu ne me feras plus le baiser de la mort volontairement ?” Qu’ils s’embrassent est une chose. Qu’elle l’empoisonne par baiser en est une autre. Elle l’a touché trois fois. Une fois dans le café pour lui infliger le vertige. Une fois dans la cuisine pour lui donner une leçon. La troisième fois pour s’assurer que son coeur ne cessait pas de battre. Sur les trois, il y a eu un seul vrai contact. Un contact motivé par une vraie inquiétude. Un contact motivé par de vrais sentiments amicaux. Un contact trahit par son attachement. Il aimerait que la balance bascule au profit de ce troisième contact. Au profit d’un toucher émotionnel et non colérique. Au profit d’un toucher attentionné et non énervé.
« No woman really wants a man to carry her off; she only wants him to want to do it. » - Elizabeth Peters.
I
l s’excuse. Skylar en croit à peine ses oreilles. Il s’excuse pour les pâtes alors qu’il a frôlé le malaise, alors qu’elle est responsable de son état vaseux et, par extension, du défaut de cuisson. Mais tout va bien, tout va bien. Il le lui dit. Il la fait sourire malgré elle avec sa volonté d’être fort ; il s’est ‘juste’ pris un mur. C’est douloureux quand même. Il n’a pas retiré son pull, elle en conclut qu’il préfère attendre que ça passe, ça ne devrait pas être très long, le contact n’a pas été aussi agressif que si elle n’avait absolument rien contrôlé. Juste un court baiser, on en meurt pas. On en part pas les pieds devant. Elle espère du moins. « Je n’avais jamais embrassé un scorpion avant. J’avoue que l’expérience était surprenante, mais agréable. Tu crois que ça embrasse aussi bien une araignée ? » Le rouge aux joues qui s’harmonise avec le roux de ses cheveux. Il fait de l’humour. Elle lui tape la main, doucement, comme on le fait quand on réprimande un ami pour une taquinerie. « Hé flatteur ! T’aurais dû me filer ton CV de charmeur de service avant de rentrer chez moi ! » Bah oui :O Il n’arrête pas avec ses compliments et ses pirouettes, avec n’importe quelle autre femme ça passerait presque inaperçu mais pas avec elle, parce qu’elle évite les conversation impliquant une proximité émotionnelle. Elle s’orne d’une sagesse tranquille, d’un air trop sérieux pour éviter les relations ambiguës. C’est mal parti avec Jared qui ne se prive pas de lui faire remarquer ce qu’elle éviter d’observer sur sa propre personne. « Et comme je n’ai jamais embrassé d’araignée, je ne peux pas te répondre. » Faudrait déjà trouver les lèvres des araignées et autant dire que derrière leurs masques, ils n’offrent pas leurs baisers à la première venue, ou au premier idiot du coin. Ils se prêteraient peut-être à l’expérience, ils ont assez de dérision pour cela, non ? Et Jared serait aux anges. Elle devrait aller leur demander comme un petit service pour se faire pardonner de son impulsivité. Elle est tellement plus réfléchie d’habitude. Mais rien ne tourne ‘comme d’habitude’, ce jour-là.
« Tu me promets que tu ne me feras plus le baiser de la mort volontairement ? » Elle penche la tête. Volontairement ? Un sourire malicieux vient fleurir. « Promis. Tu les préfères involontaires ? » Blague à part, elle ne compte pas heurter ses lèvres tous les quarts d’heure, malencontreusement. Il a l’air de se remettre, elle s’éloigne donc terminer définitivement la préparation. Elle mélange la sauce et les pâtes, elle apporte le plat sur la table et le couvre d’un couvercle afin de ne pas filer une nouvelle crise de nausées à Jared. Ils ne sont pas obligés de manger sur le champ, il a le temps de retrouver ses esprits, de respirer, d’attendre que le décor se stabilise. « Mh. Je crois que j’ai une idée, pour me faire pardonner. » Elle s’éclipse un instant et lorsqu’elle réapparaît, c’est en lui tendant quelques photos. Rien d’extraordinaire pourrait-on penser sur le coup mais elles datent de la X-Mansion, d’une époque où elle cherchait sa voie, où elle s’essayait à la photographie. Quels meilleurs sujets que les X-Men, mh ? « J’en ai pas de héros plus connus mais si tu me promets de les garder pour toi, tu peux les ajouter à ta super collection de supers trucs. Des héros qui tirent la tronche, ça n’a pas de prix. » Elle mettrait sa main à couper qu’il garde ce qu’il obtient des héros qu’il peut croiser ou derrière lesquels il peut passer et si elle ne le connaît pas, elle ne doute pas qu’il soit un peu collectionneur. Des photos comme celles-ci, il n’y a en pas d’autres exemplaires, quand bien même le point de vue laisse deviner qu’elles n’étaient pas très grande à l’époque - non pas qu’elle le soit vraiment désormais. « J’accepte même d’enfiler un costume d’héroïne si ça peut te faire rire et oublier ta nausée. » Quoique des héroïnes rousses, elle ne se souvient pas qu’il y en ait cinquante. Jean était décédée et son statut était trop complexe. Black Widow.. était bien plus jolie, ça ne ferait pas illusion. Il restait qui ? Enfin ça n’était pas les perruques qui lui manquaient. « Si ça ne va pas mieux, tu me le diras ? »
Ça y est. La météo est au beau fixe. Le sourire est revenu planer sur les lèvres de Skylar. Ses traits se sont étirés pour laisser les commissures de se redresser. Mission accomplie. Il est parvenu à lui faire oublier la gravité de la situation. Il a réussi à lui changer les idées. Il a dédramatisé le baiser. Il répond à son sourire par un autre. Chaque sourire de Skylar sonne comme une victoire. Comme une réussite. Elle sourit peu. Il ne faut pas être un génie pour le savoir. Dans sa super école mystère, elle ne doit pas souvent s’amuser. Et dans son quotidien, entre la solitude et les livres, elle n’a pas beaucoup de chances de sourire. A moins de parler à son reflet dans le miroir. A moins de s’amuser des écrits de quelques auteurs. Sourire lui va pourtant si bien. Sourire la rend moins sérieuse. Sourire la rend plus avenante. Elle vient taper sa main. Il prend un air offusqué et pousse un ‘hey’. Il est revenu à l’époque où il ne pouvait pas toucher aux bibelots de mémé. A l’époque où il piquait les bonbons dans les magasins. A l’époque où il n’avait pas plus de neuf ans. Il paraît offusqué, mais il est amusé. Amusé qu’elle se détende. Amusé de voir le rouge recouvrir son visage. Amusée de voir qu’elle se prend au jeu. Elle est loin de l’image sérieuse qu’elle renvoie. Elle est loin de la jeune femme studieuse. Elle est loin de la fille bien élevée. Elle devrait être plus naturelle, spontanée. Elle devrait être plus comme la femme qu’il a devant lui. A piquer à fard. A se faire taquine. A répondre par l’humour. “Hé flatteur ! T’aurais dû me filer ton CV de charmeur de service avant de rentrer chez moi !” Il éclate de rire. Il devrait, sûrement. Il devrait prévenir avant de débarquer dans la vie de quelqu’un. ‘Hé, fais attention, je vais te charmer avec mon sourire et mes compliments’. Mais qui n’apprécie pas quelques compliments ? Quelques mises en valeur ? Quelques critiques positives ? Sûrement pas Skylar. Son expression trahit sa candeur et son innocence. Elle n’a pas l’habitude, tout simplement. Pas l’habitude des compliments. Pas l’habitude des regards sur elle. Pas l’habitude d’être charmée. Il ne la présentera pas tout de suite à ses amis. Ils sont deux fois pires que lui. Ils sont encore plus séducteurs. Ils sont encore moins galants que lui. Sans compter qu’ils s’amuseront de voir Jared débarquer avec une jeune femme inconnue. Ils ne manqueront pas de poser des questions. Elle mourrait de gêne dès les premières minutes. Elle creuserait un trou pour se cacher. Il lui épargnera les présentations. Pour le moment.
“Et comme je n’ai jamais embrassé d’araignée, je ne peux pas te répondre.” Cela n’empêche pas qu’elle puisse le connaître. Si ça se trouve, elle est sa voisine. Si ça se trouve, cet immeuble est le repère de tous les super-héros. Si ça se trouve, il a marché dans les pas d’un super-héros. Mince. Il ne s’en est pas rendu compte. Il faudra qu’il pense à regarder les noms sur les boîtes aux lettres. Qu’il mène l’enquête sur ces personnes. Sait-on jamais. Thor pourrait vivre juste à côté. Son pouls s’accélère de nouveau. Ce serait incroyable. Ce serait avoir une chance exceptionnelle. Peut-être même qu’il s’agit du bâtiment caché des X-Men. Peut-être même qu’il y a les 4 Fantastiques dans un de ces appartements. Ce serait formidable. De vivre à côtés de héros. De partager le même toit. De se rencontrer dans les couloirs. De monter dans le même ascenseur. “Promis. Tu les préfères involontaires ?” Tiens donc, qui joue les charmeurs, maintenant ? Skylar apprend vite. Il ne quitte pas son sourire. Il ne quitte pas sa bonne humeur. Il en oublie les nausées, les vertiges, le coeur affolé. Il en oublie le baiser mortel. Il en oublie les douleurs de sa rencontre avec le mur. “Je les préfère sincères et spontanés, plutôt qu’empoisonnés.” Il se révèle être un peu romantique dans l’âme. Un peu fleur bleue. Un peu sensible. Il n’est pas que le sourire, que le gamin immature, que le coursier en retard. Il est aussi pourvu d’un coeur. Il est aussi dotés d’émotions. Elle l’abandonne au milieu de la pièce pour terminer la préparation du plat. Il prend une inspiration. Les trois pas à franchir jusqu’à la chaise ne lui semblent plus impossibles. Ne lui semblent plus insurmontables. Il devrait être capable de l’atteindre, sans dévier de trajectoire, sans casser un objet, sans se prendre de mur. Il profite qu’elle ait le dos tourné pour s’aventurer. Pour tenter le coup. Si il se vautre ou si il dévie, elle ne le verra pas. Elle ne s’inquiètera pas. Premier pas. Tout va bien. Ca passe. Victoire. Un regard en direction de Skylar. Elle est toujours occupée. Deuxième pas. Il tangue un peu, mais il s’accroche. Il tient bon. Il y est presque. Il peut presque toucher le dossier de la chaise, si il tend le bras. Trois pas. Il y est ! Il entend presque les applaudissements d’un stade en délire. Il entend presque le monde entier soupirer de soulagement. Il se laisse tomber sur la chaise. Il y est. Il ne bouge plus. Il s’y ancre profondément.
“Mh. Je crois que j’ai une idée, pour me faire pardonner.” Un autre baiser ? Il n’est pas certain de vouloir retenter l’expérience aussitôt. Il n’est pas certain de vouloir risquer de nouveau sa vie dans l’immédiat. Mais non. Elle disparaît dans une pièce. Elle le laisse en tête à tête avec le plat de spaghettis. Jared pose un regard morne dessus. Il n’a pas l’estomac assez remis pour ingurgiter quoi que ce soit. Rien qu’à l’idée de s’alimenter, son ventre se plaint. Il se contracte. Il se resserre. Jared veut bien être poli, mais il y a des limites. Qu’est-ce qui est le plus impoli ? Vomir ses pâtes ou ne pas manger ? Il est en plein débat intérieur lorsque Skylar revient, avec des photos entre les mains. “J’en ai pas de héros plus connus mais si tu me promets de les garder pour toi, tu peux les ajouter à ta super collection de supers trucs. Des héros qui tirent la tronche, ça n’a pas de prix.” Il prend les photos qu’elle lui tend. Il les étale sur la table comme il étalerait un trésor. Il a la bouche ouverte. Il a les yeux grands écarquillés. Il est ébahi. Sous ses doigts, des mutants, des X-Men, des héros. Elle ne les considère pas assez connus, mais c’est suffisant pour que Jared s’émerveille. Il croit en reconnaître certains. Il se penche par-dessus la table pour mieux les admirer. Il en prend certaines pour coller son visage au cliché. Pour vérifier qu’elles sont bien là. Pour s’assurer qu’il reconnaît certains traits. Il n’en revient pas. Ce trésor. Sous ses yeux. Sous ses doigts. Ce trésor. Rien que pour lui. C’est trop. La décence voudrait qu’il refuse. La décence voudrait qu’il lui rende ces photos. Mais bon sang, il n’aura pas deux chances comme celle-ci. Il n’aura pas deux opportunités comme celle-là. Il se rappelle de respirer. Respirer, c’est bien. C’est pratique. Surtout si il veut repartir avec ces visuels chez lui. “J’accepte même d’enfiler un costume d’héroïne si ça peut te faire rire et oublier ta nausée.” Elle l’arrache à sa contemplation. Il lève les yeux vers elle. Rire devant son costume d’héroïne ? Elle n’est pas sérieuse. On ne rigole pas devant un costume. On l’idolâtre. On l’aime. On l’améliore. Mais surtout, on ne s’en moque pas. C’est le garant de l’identité des héros. C’est la personnalité d’un héros. Elle ne peut pas le prendre à la légère. Il repose la photo qu’il a entre les mains. Voir son costume serait un honneur. Un privilège. Mais il ne peut pas le lui demander. Il ne peut pas l’exiger. Il n’est pas digne. Il n’est pas à la hauteur. Il ne devrait même pas être là à copiner avec une héroïne, alors la voir dans sa tenue de ‘travail’. Non, sûrement pas ! Elle doit garder au moins cela secret. Il connaît sa vraie identité et même son identité secrète. Il pourrait révéler son nom à toute sa communauté. Il pourrait publier ces photos sur son blog. Il pourrait être enlevé et torturé pour dévoiler son nom. Elle doit au moins garder son apparence d’héroïne secrète pour lui.
“Si ça ne va pas mieux, tu me le diras ?” Si ça ne va pas mieux ? Mais il allait très bien. Il allait mieux jusqu’à ce qu’elle parle de son costume. Jusqu’à ce qu’elle lui propose d’en rire. Jusqu’à ce qu’elle accepte qu’il s’en moque. Jusqu’à ce qu’elle parjure le symbole même du costume. On ne se moque pas des costumes. On ne se moque pas de l’apparence de Spider-Man. On ne se moque pas de l’armure d’Iron Man. On ne se moque pas de la couleur de Hulk. On ne se moque pas du costume de Mr. Fantastic. Non. Alors, pourquoi le faire avec celui de Skylar ? “Mais non, Skylar, ça ne va pas ! On ne peut pas se moquer des costumes des héros. C’est l’essence même de leur identité, c’est ce qui les représente.” Il y a des choses avec lesquelles on ne rigole pas. Il y a la faim dans le monde et les costumes des héros. Il y a les épidémies et les costumes des héros. Il peut devenir hystérique quand il entend des personnes critiquer les tenues. Il peut devenir agressif quand il voit des gens se moquer des héros. Il est important de respecter des gens qui risquent leur vie. D’encourager ces gens qui se mettent en danger toute la journée. Mais Skylar voulait sûrement être gentille. Être drôle. Elle ne cherchait sûrement pas à se moquer des costumes. D’autant plus qu’elle en porte, elle aussi. “Désolé… je prends un peu trop au sérieux ces histoires de super-héros.” A son tour d’être gêné. A son tour de ne pas savoir où se mettre. A son tour de se trouver ridicule. Il a une réaction disproportionnée. Une réaction qu’il aimerait mettre sur le compte du poison. Une réaction qui est régulière, pourtant. Il apprécie tellement les super-héros qu’il se sent obligé de les défendre. Coûte que coûte. Peu importe qui lui en parle. Peu importe qu’il connaisse la personne ou pas. Il reprend une photo. “C'est étonnant que tu aies encore ces photos chez toi. Il n’y a pas une règle du genre ‘si tu gardes des souvenirs, on te tue’ ?” C’est étrange qu’elle garde ces vestiges du passé. C’est étrange qu’elle puisse les garder en sa possession. Encore plus qu’elle veuille les lui offrir. Elle l’a empoisonné, certes, mais pas au point de lui offrir un bout de sa vie. Un bout des X-Men.