Edimbourg en été, la belle Evelyn était sur la route depuis un petit moment en dehors de la ville écossaise. Elle n'était pas revenue au pays depuis des années, depuis ses 6 ans pour être exact. Elle avait longuement hésité à se rendre à Glasgow, dans son orphelinat, sa première famille… puis, elle avait renoncé à cette idée, en plus de 30 ans, les têtes avaient dû changer à la direction et quand bien ce serait le cas, combien de chance pour que les jeunes sœurs de l'époque se souviennent de la petite Evelyn après tant de temps et d'enfants. Et surtout, elle n'était pas là pour se remémorer des souvenirs mais bien pour aller de l'avant, enquêter sur cette mystérieuse créature qui hantait les rues de cette ville. Elle roulait dans une voiture de location depuis un petit moment déjà vers une maison se trouvant dans les campagnes à l'extérieur de son lieu d'enquête, la voiture décapotée – c'était son patron qui payait la note alors autant en profité – les cheveux au vent et des lunettes de soleil sur le nez, un œil sur la route et l'autre dans ses notes qu'elle avait déjà pu récupérer. Pour le moment, on ne savait pas trop de chose sur la cause des morts à part l'origine animale de celle-ci. Elle s'était également renseignée sur le zoo du centre-ville qui n'avait constaté aucune évasion de leurs prédateurs vedettes. De même, des battues avaient été organisées mais aucun animal n'avait été trouvé dans les forêts à proximité et les blessures ne ressemblaient en aucun cas à un loup de taille normale, ni même à un ours. Les pistes étaient assez minces et, fort heureusement pour St John, ses études de journalisme lui permettaient de savoir où chercher.
Sur la banquette passagère se trouvaient également une carte de la région pour trouver l'adresse. L'entreprise de location n'avait pas de G.P.S. à lui offrir et elle avait oublié le sien dans son appartement à Londres. C'était donc à l'ancienne, le doigt sur sa position actuelle qui n'était pas indiquée par un petit point rouge et en suivant les rues qu'elle trouvait ses repères. Quand soudainement, un bruit d'explosion se fit entendre devant elle. Elle reconcentra son attention sur la longue route droite qui se tenait devant elle pour trouver l'origine de ce bruit, une origine qui ne mit pas trop longtemps à se faire découvrir avec une seconde explosion suivit d'une troisième avec un intervalle toujours plus restreint. Le capot de la voiture commençait à cracher une épaisse fumée noire par les jointures dans un concert qui ressemblait de plus en plus à un fumeur depuis 50 ans qui crachait ses poumons. Lentement la voiture réduisit sa vitesse alors qu'Evie se garait sur le bas-côté pour couper complétement le moteur. Elle posa sa tête sur le volant, en maudissant le ciel de lui imposer cette épreuve, perdue en campagne sans une seule maison à l'horizon. Une fois rentrée, la compagnie de location allait entendre parler d'elle, sans compter de la facture du garagiste qu'ils allaient se payer. Elle fouilla dans son sac posé à l'arrière pour en sortir son téléphone et l'allumer. Du moins, c'est ce qu'elle pensait car ce dernier clignota faiblement avant de lui offrir pour seule réponse un écran noir. "Of course" lança la voix de la belle plus blasée que désespérée. C'était bien le bon jour pour oublier de charger son téléphone.
Après avoir frappé de nouveau le volant, déclenchant la faible mélodie du klaxon, elle se décida à ouvrir le capot et sortir de la voiture. En soulevant la pièce de métal, elle se rendit compte à quel point elle n'y connaissait rien en mécanique et que la partie du moteur qui fumait la laissait complétement de marbre sur la façon de pouvoir la réparer. Innocemment, elle approcha la main de la partie fumante avant de la retirer dès le contact établit en jurant contre la brûlure qu'elle venait de se faire se suçant le doigt douloureux. En réponse à cette agression, elle déchargea sa colère dans un coup de pied directement dans le pare-chocs du véhicule. Elle devait se résoudre à laisser la voiture sur place pour trouver de l'aide sur cette route peut fréquentée. Elle n'avait pas croisé de maison depuis un petit moment déjà, ça ne lui servait donc à rien d'aller dans cette direction. Elle saisit donc son sac en mettant tout ce qui restait de valeur sur les différentes banquettes avant d'entreprendre son long voyage sous ce ciel qui n'offrait aucun nuage. Mais fort heureusement, comme quoi il peut y avoir un peu de bonté dans ce monde, un bruit de moteur arriva à ses oreilles derrière elle après seulement quelques pas. Elle se retourna pour voir ce qui semblait être un motard qui arrivait dans sa direction. C'est bien connu, les motards, ça s'y connait en mécanique. Elle agita alors les bras en retournant à sa voiture dans l'espoir que ce dernier pourrait s'arrêter.
Le rendez-vous terminé, j’étais parti me risquer en dehors d’Edimbourg. J’avais beau y habiter, je ne supportais plus la ville et voulais m’en éloigner le plus possible. Résonnaient en moi encore trop de souvenirs, trop de choses qui m’empêchaient de trouver le repos. Des choses que je ne comprenais pas, ou que je ne voulais pas comprendre. Une chance que même les étés écossais ne fassent pas durer l’ensoleillement, car j’avais développé ce qu’ils appelaient de la photophobie. La lumière m’était douloureuse, mais j’avais l’impression que tous mes sens étaient affectés par cette hypersensibilité. Ils disaient que c’était dû au trauma, que mon corps tout entier n’en était pas ressorti indemne…je n’avais pas trop de peine à le croire étant donné l’état dans lequel j’étais. Mais malgré ça, il me semblait être « mieux » qu’il y a quelques mois. Outre ces périodes de black-out et cauchemars qui persistaient…non, je ne pourrais jamais retourner en arrière, retourner vers ce « pire » qui me hantait tant. Malgré les réminiscences, je ne pouvais pas retourner en enfer, c’était ce qu’on essayait de me foutre dans le crâne. Cependant, je me sentais encore moins capable de retourner en mission. Ma carrière était mise sur pause (à juste titre) jusqu’à nouvel ordre, mais l’espoir de pouvoir continuer à vivre normalement avec ça était quasi-inexistant. Je songeai à me radier de l’armée, mais j’avouais être plutôt frappé par des envies brutales, instinctives. J’y cédais la plupart du temps. Ce que j’entendais résonner en moi était la même chose : va t-en.
Alors j’y succombais le plus possible, même si je sentais que ce n’était pas assez. Parce que je retournais chez moi, dans la périphérie d’Edimbourg, et que j’essayai de m’y reposer, brassant les mêmes démons. J’allais bientôt finir par dormir dehors car trop de choses me renvoyaient à ce que j’avais pu vivre. J’avais envie d’aller rejoindre un loch afin de rester seul. Je n’irais pas dire que j’allais en profiter, mais au moins, même le trajet me permettait d’oublier un tant soit peu ma condition.
Traversant les villages que je connaissais pour la plupart et m’éloignant d’un des fiefs de l’Ecosse, j’avais été presque étonné par cette journée estivale. Mais il ne fallait pas être dupe, je connaissais les caprices de ces terres, et une vingtaine de minutes pouvaient suffire à laisser des nuages de pluie encombrer le ciel. Inconsciemment, j’avais fortement désiré qu’il pleuve, afin de m’en délecter. Le regard éteint et les pensées folles, j’avais, sur une route menant à un cottage que je connaissais de nom, remarqué non seulement une femme près d’une voiture, mais avant et surtout l’odeur violente que dégageait l’auto. Le vent m’avait certainement amené ça jusqu’à moi, et je ne me doutais pas que mes sens étaient définitivement trop sensibles pour être dans la norme.
Je ralentis, jetant un coup d’oeil rapide à la plaque d’immatriculation et au modèle. Une location. Je laissai ma Honda quelques mètres derrière le véhicule, ôtant mon casque que je déposais sur mon cheval en ferraille. Pas un sourire, pas un regard chaleureux; j’avais simplement envie de m’en griller une afin de faire taire au moins les odeurs, qu’elles soient mécaniques ou assorties à du parfum féminin. Ceci dit, je la toisai brièvement et sentit, que ce soit à sa tenue ou au modèle de la voiture empruntée, qu’elle était loin d’être dans son environnement naturel. « Vous vous êtes paumée, non ? », lâchai-je. Oui, elle faisait tâche dans le décor, mais c'était, pour l'instant, qu'un détail. Je me demandais pourquoi une femme de cette envergure n’avait pas de téléphone portable dernier-cri à portée…elle faisait peut-être un séance shooting photo, et elle attendait son chevalier à l’objectif télescopique ? Plus les secondes avançaient, plus j’avais une furieuse envie de fumer. Mais avant ça, il valait mieux que je sache si elle était équipée ou pas. J’allais pas la laisser dans sa merde non plus…une bourgeoise, ça pouvait toujours être sympathique en apparence, sait-on jamais. « Vous avez appelé quelqu’un pour vous dépanner ? »
La providence semblait enfin lui donner un peu de chance quand Evelyn apercevait de plus en plus la silhouette se dessiner à l'horizon. Plus aucun doute, c'était bien un motard – que vouliez-vous que ce soit d'autre de toute façon ? – et un soupir s'extirpa de sa bouche une fois que le véhicule s'arrêtait un peu plus loin. Elle rejoignit le propriétaire de la moto d'un pas relativement rapide. Bien que pour faire des enquêtes, elle était relativement à l'aise, les relations avec des inconnus d'un milieu social autre que le sien était toujours bien difficile… en y pensant de plus près, même avec les gens de son statut, elle n'était pas très à l'aise non plus. Provenant d'un milieu très modeste pour terminer au contraire dans un univers de paillette, elle se trouvait très souvent le cul entre deux chaises et une fâcheuse manie de tomber tout le temps sur son derrière par manque d'équilibre. "Heu… oui, pardon, excusez-moi." commença-t-elle à dire, dans quelques bafouillements. En tant que femme forte et indépendante, elle refusait de demander de l'aide en temps normal, cherchant toujours une solution. Mais rien dans son sac ne pouvait lui permettre de réparer cet engin de malheur tout seul. "C'est gentil de vous être arrêté parce que…" Elle continuait tout en se tournant vers la voiture encore fumante dont le crachat noir s'élevait doucement dans le ciel, des fois que le motard n'aurait pas eu assez de perspicacité pour trouver le problème. Et visiblement, il en avait eu assez puisqu'il lui demanda, en lui coupant la parole, si elle avait déjà appelé de l'aide ou pas. Si elle lui avait fait de grand signe, ce n'était sans doute pas pour ses beaux yeux.
Mais ces beaux yeux étaient réellement là car l'anglaise ressentait un profond sentiment en la présence de cet inconnu. Peut-être était-ce seulement le fantasme lattant du rebelle au grand cœur qui faisait son apparition, bien que ce ne fût pas ce genre de sentiment qu'elle ressentait, plus un vide depuis des années qui se comblait. Elle balaya cette pensée en se disant qu'elle n'était pas là pour ça et qu'elle devait se remettre au travail au plus vite, et pour ce faire, il devait se mettre au travail au plus vite. Cet homme était donc volontaire désigné d'office pour lui réparer sa voiture maudite. "Non, mon téléphone est tombé en rade et personne d'autre n'est passé sur cette route. Ca vous dérangerais de jeter un coup d'œil ?" Répondit-elle en l'invitant à se rendre devant le capot du véhicule encore chaud. En y regardant de plus près, Evelyn confirma qu'elle n'y connaissait strictement rien en mécanique et qu'elle lui serait d'une mauvaise aide de toute façon. "Vous voulez que je regarde s'il n'y a pas des outils dans le coffre ?" Elle n'avait même pas pensé à aller vérifier depuis sa panne mais pour une raison fort simple : elle serait restée devant le moteur avec une clé de 12 comme une statue en pleine réflexion pour savoir ce qu'elle devait en faire. Elle fit le tour de la voiture pour ouvrir le coffre, lequel était affreusement vide. Il s'y trouvait une vieille couverture qui semblait ne plus avoir été lavée depuis de nombreux locataire de cette voiture et une trousse de soin qui avait plus une fonction rassurante qu'utile. Et pas l'ombre d'un outil. Il n'y en avait peut-être jamais eu ou alors un ancien voyageur avait trouvé intelligent de se servir comme souvenir, comme quand on vole le stock de savon dans un hôtel.
Elle revint alors en direction de son sauveur à deux roues pour lui indiquer que sa fouille avait été infructueuse puis, voyant qu'elle ne servait à rien, elle en profita pour retourner sur le côté de la voiture histoire de s'y adosser en croisant les bras. Ce n'est pas comme si on allait lui demander de faire du travail manuel ou si on allait lui demander de porter des choses salissantes, elle qui avait justement décidé de s'habiller d'un pantalon blanc. Elle se contentait de simplement regarder la route pour se rendre compte à quel pour cet endroit était peu fréquenté pendant que le motard s'œuvrait à la tâche.
Couper la parole ou non, peu m’importait lorsque je n’étais plus dans la ville ni dans mon régiment. Un autochtone écossais, venant d’un de ses pairs qui plus est, n’en serait pas vexé. Cela faisait partie de la conversation, aussi n’avais-je pas relevé que ça aurait pu être mal prit par la femme qui me faisait face. J’étais, par définition, un peu ailleurs. Je bouffais leur traitement médicamenteux imposé - chose qui n’allait pas durer dix ans, c’est moi qui vous le dit - ce qui semblait me ralentir d’un point de vue afflux de pensées. Ceci dit, elles arrivaient toutes quand même, étaient traitées, et me grignotaient de l’intérieur. J’étais juste en dehors des clous, de ceux que je m’étais connu avant ce qui était arrivé en Afghanistan.
Elle bafouilla des excuses qui me parurent assez lassantes. Parce que je n’en avais pas besoin, parce que je n’avais besoin aujourd’hui de la reconnaissance de personne - et encore moins d’une quelconque pitié, bien qu’elle n’ait pas à rentrer dans cette catégorie. Avant de pouvoir terminer sa phrase - prononcée avec un accent anglais qui me donnait la nausée, j’osais lui dire, la suivant jusqu’à l’avant du véhicule qui, visiblement, n’attendait que ma visite. « J’allais pas vous laisser faire des signaux de fumée jusqu’à ce qu’on vienne vous bouffer une fois la nuit tombée. », dis-je calmement et sans réel engouement. L’expression faciale que j’arborais ? Je crois qu’il n’y en avait pas réellement. J’étais neutre, je n’arrivais pas à esquisser ne serait-ce qu’un soupçon de sourire. J’avais trop mal à l’intérieur pour m’extasier ou quoi que ce soit du même acabit. Fort heureusement, ce n’était pas sensé être une chose qui se voyait. J’avais certainement l’air d’un écossais chiant et aussi fermé qu’une huître de Skye. Mais bon, ce n’était pas ce que je voulais faire transparaître, j’agissais sans calculer quoi que ce soit. Je voulais l’aider et repartir. Elle n’avait pas l’air très barbante, j’avais encore quelques minutes de répit devant moi…en théorie.
Je l’avais à peine regardée dans les yeux depuis que j’étais arrivé. À vrai dire, je me sentais actuellement trop vulnérable pour tenter ce genre de choses sur le long terme. Lorsqu’elle me demanda d’y jeter un coup d’oeil, je lui avais répondu par un simple « hm » et avait soulevé un peu plus le capot afin d’y voir quelque chose. J’avais eu l’habitude de réparer le tracteur de mon père, puis les voitures…et maintenant ma moto. Ce qui expliquait pourquoi je m’y connaissais un minimum. Et ne me baladais en Honda jamais sans outils ni de quoi me dépanner si besoin. Il ne valait mieux pas compter sur les réseaux téléphoniques par ici, on captait à peine. J’avais à peine capté sa question, donnant l’impression de l’avoir snobée, mais elle était partie à l’arrière de la voiture. Alors qu’elle cherchait dans le coffre à la recherche d’outils, j’avais sorti mon briquet et m’était allumé une clope. L’odeur de la nicotine me rassurait et m’apaisait. Au moins temporairement. L’auto étant à l’arrêt et avec le jus coupé, je n’avais pas grand-chose à craindre, si ce n’est d’éventuelles brûlures à vouloir tâter un peu les composants qui me paraissaient suspects. Je reculai un peu, me rendant compte que la fumée était bien blanche et non noire. C’était moins grave que ça aurait pu l’être.
Je mis un genou à terre pour regarder par dessous, remarquant une fuite avérée de liquide de refroidissement. Ceci étant, je n’étais pas certain d’avoir tout sous la main pour résorber ça, d’autant que j’ignorais si une durit était cassée ou s’il s’agissait uniquement d’un desserrage. Pour une voiture de location, c’était un peu la poisse. Alors qu’elle revenait, j’avais déjà senti le vent tourner. « Vous devriez replacer le capot et penser à rentrer dans la voiture, il va pas tarder à flotter. », la prévins-je sans la regarder, ni même le ciel. Ça se sentait dans l’air, dans la luminosité, dans le vent qui forcissait perceptiblement. Dans moins de dix minutes, une averse allait nous tomber dessus, mais j’osais espérer que ça n’allait pas durer des plombes.
« Ah, et c’est rien de grave, juste une fuite du liquide de refroidissement. », ajoutai-je, la clope à moitié terminée entre les lèvres. Car oui, ça restait quand même important, même si je doutais qu’elle puisse me situer réellement le réservoir ou m’expliquer comment résorber tout ça. Entre nous, je n’en avais pas besoin, mais j’avais l’air de parler chinois pour le coup. J’allais fouiller dans mon box pour y dégotter quelque chose d’utile. J’avais déjà de quoi colmater, et un tournevis pour resserrer. Mais pas de liquide de refroidissement à replacer, je le crains. Il m’en restait à peine et ça n’allait pas la faire tenir jusqu’à sa destination (sauf s’il s’agissait du cottage à moins de trois miles d’ici).
Je revins avec le nécessaire, prenant soin de tout refermer derrière moi. Je ne tenais pas à ce que les affaires finissent noyées pendant que j’essayais d’aider une traitre inconnue. Je me trouvais bien laxiste vis à vis d’une bourge anglaise, je m’étonnais presque moi-même sur ce coup-là. À croire qu’elle avait quelque chose de différent. En revenant, j’avais remarqué, dans un mouvement qu’elle fit avec une de ses mains, une rougeur anormale sur l’un de ses doigts. Je n’y prêtai pas réelle attention mais me résolu à lui conseiller. « Y a un ruisseau qui longe la route, de ce côté-là. », désignai-je du menton. Il était dissimulé par de la verdure, mais il y avait bien de l’eau claire et fraiche qui filait là. « Vous avez le temps de soulager votre brûlure là-dedans. » Un court silence. Même si elle avait de l’eau minérale, ce n’était pas vraiment le moment de la gâcher, d’autant qu’elle n’était pas aussi froide que ce que je lui proposais. J’ajoutai, me reconcentrant sur les entrailles mécaniques que je surplombais. « Enfin, c’est si vous ne voulez pas avoir une cloque dégueulasse sur le doigt. » Mon instinct de soignant refaisait surface. S’il n’y avait eu que ça, j’aurais été moins inquiet. Mais j'étais le premier à ignorer ce qui se tramait réellement.
Alors que son sauveur s'occupait de réparer les bobos de la machine infernale, Evelyn se contentait toujours de regarder la campagne qui l'entourait en ce moment précis. Fort heureusement, elle était partie de bon matin et donc la nuit ne risquait pas de tomber avant de nombreuses heures tant l'après-midi n'était même pas encore entamée. C'est un souci du détail mais au moins, si il n'arrivait pas à réparer la voiture, elle ne devrait pas aller on ne sait où à pied. Les lunettes de soleil toujours sur le nez, elle retourna son attention vers le motard alors que ce dernier lui parlait de la pluie et du mauvais temps, littéralement. Elle leva les yeux au ciel qui se trouvait être bleu et sans aucun nuage à l'horizon. Certes, il y avait un peu de vent mais rien qui ne pourrait justifier l'arrivée d'une quelconque pluie. De plus, Evie ne croyait déjà pas tellement en la météo qu'on pouvait entendre à la radio ou voir à la télé et qui était le résultat d'analyse poussée par des professionnels. Alors, l'avis d'un sombre inconnu sur le temps qu'il allait faire, le sortant de son chapeau comme un devin de foire, elle ne le croyait pas trop. Elle ne se contenta même pas de lui répondre si ce n'est pas un sourire qui voulait bien dire que si elle avait reçu le message, elle n'en ferait rien pour autant. Elle se contenta de faire bouger son poignet afin de récupérer sa montre pour regarder l'heure et le temps qui passait, la mettant en retard sur son planning.
C'est à ce moment-là que l'homme qui réparait son moteur sembla remarquer la blessure qu'elle s'était faite à la main. D'un naturelle réservée, elle avait jusque-là mordu sur sa chique malgré la douleur qui la relançait à intervalle régulier. Mais ça n'avait pas suffi au regard perçant du motard qui lui indiqua un petit ruisseau sur le bas-côté pour qu'elle puisse se soulager. Malgré les appréhensions qu'elle avait à son sujet jusqu'à présent, elle accepta d'y aller après lui avoir répondu d'un merci pour le coup sincère. Elle emportait son sac avec elle, ne connaissant pas assez l'étranger pour lui faire confiance de n'importe quelle manière. Il ne lui restait donc que les possessions de l'agence de location qui se trouvait déjà dans la voiture lors de la réception de celle-ci. On ne sait jamais les intentions de ces gens-là et se faire dérober était de loin la dernière des choses qu'elle pouvait espérer. Elle descendit en direction du petit ruisseau dont le courant et les petites vaguelettes qu'il créait sur les cailloux qui le parsemaient créaient une musique terriblement calme et nul ne pouvait penser ainsi qu'une route était proximité. Evelyn n'avait jamais été une fille de la campagne, mais une véritable citadine, pour elle, le silence se composait de coup de klaxon, de bruit de moteur et du brouhaha des discutions de passants.
Tant bien que mal, après avoir dû jouer les équilibristes pour ne pas avoir à chuter lamentablement dans l'herbe, elle plongea sa main dans le ruisseau et, force est de constater que l'homme avait bien raison puisque la douleur, sans disparaitre, s'apaisait un peu. L'anglaise en profita également pour prendre un peu d'eau sur sa main et s'humidifier le cou afin de le rafraichir. Elle en oublia presque la voiture fumante derrière elle, et la personne qui s'en occupait. Elle oubliait même qu'elle devait aller quelques parts en restant là quelques minutes, regardant les petits poissons qui bataillaient pour remonter le courant. Puis, ce qui devait arriver arriva et Evelyn reçu une goutte sur le sommet de son crâne, sans réellement y croire. Elle passa sa main sèche dans ses cheveux pour bien vérifier avant de regarder en direction du ciel. Et c'est à ce moment que le ciel pleura toutes ses gouttes de pluie pour tremper en quelques instants seulement le visage d'Evelyn. Elle poussa un cri de panique de recevoir ainsi tant d'eau sur la figure et se dirigea, le sac sur sa tête en direction de la voiture, toujours décapotée, risquant encore plus qu'à l'aller de tomber dans la terre qui tournait rapidement à l'état de boue. Une fois arrivée, elle ne fit même aucun commentaire sur ce que l'homme lui avait dit quelques instants plus tôt sur le temps qui allait changer. Rapidement, après avoir jeté son sac à l'arrière de la voiture, elle s'attela à sortir la capote pour la fixer dans sa position de toit. Elle commençait à être de plus en plus mouillée et sa coiffure, d'habitude volumineuse se retrouvait à présent complétement plate et collée sur son visage.
Une fois l'intérieur de la voiture sécurisé, elle s'y engouffra sans même demander à la personne restée dehors s'il voulait la rejoindre en attendant que la pluie ne cesse. Non, à la place, elle prenait une moue boudeuse de s'être ainsi fait avoir par le mauvais temps en pensant à ce qui se tramait dans la tête de l'inconnu. Un "Je vous l'avais bien dit" sans doute. Mais en entendant les gouttes de pluie redoubler d'effort sur le toit et les vitres de son auto, elle finit par se prendre de pitié pour celui qui lui rendait finalement service. Elle baissa la vitre juste assez pour pouvoir passer la tête, un peu plus mouillée ou un peu moins de toute façon. "Ne faites pas l'idiot et rentrez dans la voiture, vous allez attraper la mort à rester dehors." Ce n'était pas réellement une invitation, c'était plutôt un ordre qu'autre chose, cette fille sachant jouer les autoritaires. Elle ajouta un sec "Et surtout, ne vous avisez pas de faire un commentaire." Oui, la fierté d'une femme n'aime pas réellement qu'on lui rappelle qu'elle a eu tort à un moment donné, et dans le cas d'Evie, c'était bien plus vrai que pour les autres. Alors qu'à l'extérieur, le ciel commençait à se zébrer et à jouer la mélodie de l'orage.
L’avoir prévenue vis à vis du temps ne l’avait visiblement pas alarmée plus que ça. Lorsque je disais quelque chose, prodiguais ne serait-ce qu’un soupçon de conseil, il était généralement avisé. Ce n’était franchement pas mon genre d’émettre de fausses hypothèses, auquel cas j’aurais prévenu en temps et en heure que je n’étais pas sûr du résultat. Mais là, pour moi, c’était clair comme de l’eau de roche : il allait pleuvoir d’ici peu de temps. Ce n’était pas quelque chose qui m’inquiétait, personnellement parlant. J’avais voulu être prévenant mais visiblement j’avais pissé dans un violon. Tant pis. Ce premier échec m’avait laissé coi, et seule la suite des événements allaient changer - ou non - la donne. Dans tous les cas, ce n’était même pas la peine de me jeter ne serait-ce qu’une seule pierre. J’avais parlé, elle n’allait quand même pas me faire porter le poids de son ignorance sur les épaules… D’autre part, j’étais assez étonné qu’elle daigne se rendre jusqu’au dit ruisseau et à se risquer de se vautrer dedans pour la « bonne cause ». C’est sans doute pour cette raison que j’avais jeté un coup d’oeil par dessus mon épaule, l’ayant suivie du regard un moment. Elle était si différente de moi et pourtant, j’avais l’impression de l’avoir déjà connue. Nos réactions n’étaient pas les mêmes, mais je sentais une connivence indescriptible. Par contre la connivence n’était pas à tous les niveaux visiblement…elle était partie avec son sac à main. Franchement, est-ce que j’avais l’air intéressé par de l’argent ? Ce serait le meilleur moyen pour m'insulter dans cette situation. Je me serais certainement pas fait chier à m’arrêter ici, et j’aurais braqué la première pharmacie croisée sur ma route. J’aurais presque pu mal le prendre, mais j’étais déjà un peu agacé du fait qu’elle ne me croie pas. Tant pis pour cette caisse qui n’était même pas la sienne.
Je me reconcentrai sur la mécanique interne de la décapotable. La fumée blanche s’était déjà estompée suite à l’arrêt du moteur, laissant encore une chaleur se maintenir au niveau de ce dernier et de certains composants clés. Je n’avais étrangement pas trop de difficulté à déceler l’endroit où ça fuyait, le bruit et l’odeur y étant anormaux. Je ne cherchais pas à comprendre plus que ça : j’avais décelé, donc j’allais résoudre au mieux le problème. Il y avait quelque chose de dévissé, aussi le resserrai-je à l’aide du tournevis. Mais le réservoir contenant le liquide de refroidissement était maintenant à sec. Elle ne pourrait pas aller plus loin, même si je colmatais tout ce que je voulais. En attendant, peut-être qu’elle en avait dans le coffre, sait-on jamais. Je ne m’y rendis pas pour autant - au risque d’avoir vraiment l’air d’un bandit de grands chemins, ou d’un goujat comme vous préférez. Ma cigarette était en train de mourir sur mes lèvres, prête à me brûler de ses dernières cendres chaudes. Ce qui ne m’arrêtai pas, puisque je m’étais attelé au colmatage grâce à de la bande adhésive spécifique.
C’est à ce moment-là qu’elle s’était mise à brailler imperceptiblement, d’un coup, m’irritant les tympans. C’était pourtant peu, ça aurait été simplement surprenant pour le commun des mortels, mais pour moi…je crois que j’étais trop sur la défensive, et mes sens hypersensibles rendaient mes réactions parfois violentes et imprévisibles. J’étais le premier à en être surpris, mais je ne contrôlais pas ça. Et je ne voyais pas l’intérêt d’essayer de le faire : j’étais dépassé, étouffé par ce passé récent que je parvenais à peine à décrypter. Ma libération n’avait même pas fait réagir les parents, ni la soeur. J’étais définitivement un paria, et une chose est sûre, je n’allais pas bouger mon cul jusqu’au cottage pour leurs gueules de raies. Je redressai le nez alors, inclinant mon visage vers le sien un instant. Car oui, à peine avais-je eu le temps de faire ça qu’elle avait filé jusqu’à la voiture pour se protéger, elle et son brushing. Je serrai les mâchoires, soupirant un instant. Je retirai le cadavre de ma clope d’entre mes lèvres et allait la mettre dans un sac hermétique que je gardais dans un coin pour les déchets. J’en profitai pour y replacer le peu d’outils dont j’avais eu besoin. En revenant, l’averse avait franchement eu le temps de se déverser davantage sur moi, qui n’était pas couvert. Je n’avais pas terminé de colmater, et à cet instant précis, le bout du visage de la femme se coupla d’une demande.
« Et c’est moi qu’on traite d’idiot ? », cassai-je instinctivement; la première pensée m’étant venue ayant été retranscrite. C’était un peu léger. J’étais en train de l’aider, certes sous la pluie, et elle était plus intéressée par le temps que ça prenait plutôt qu’autre chose. Un gala, peut-être ? En tous cas, ce n’était certainement pas dans la ville d’à côté. Et je la voyais très mal rentrer dans un de ces pubs que j’affectionnai tant. Décidément, elle faisait vraiment tâche dans le décor. « Votre carrosse ne va pas se réparer tout seul. », lui fis-je remarquer. J’attendais pas du fric ou une pluie de roses, mais une gratitude sincère ne serait pas de refus. Chose que je ne ressentais pas, en plus de l’absence de témoignages verbaux, même brefs.
Je fini alors de colmater, avant que l’adhésif ne se prenne trop d’humidité pour ne plus coller. Son ton sec et autoritaire ne m’avait vraiment pas plu, il faut dire. Je refermai le capot de la voiture avec une lassitude qui émit, avec l’élan, plus de force que je l’aurais imaginé, faisant remuer le véhicule perceptiblement. Je plissai un peu les yeux, puis allait vers le petit ruisseau où je me nettoyai rapidement les mains, salies par mon activité. De toute évidence, essayer de se sécher n’était pas une priorité, aussi n’essuyais-je pas mes mains qui s’étaient rapidement refroidies.
La connivence était là, je crois. Une connivence qui finissait irrémédiablement en confrontation. Je n’avais pas besoin de ça en prime, me dis-je, tentant de canaliser cet agacement impromptu. « Je n’ai pas été élevé dans un chateau, ma’am, », lui avouai-je d’une voix portante. Je n’étais pas à dire que c’était forcément son cas, cependant, il est vrai que ça ne m’étonnerait pas. « Et merci pour votre pitié, mais vous pouvez la garder. » Chose qui me mettait hors de moi, qu’on se le dise. J’étais même très courtois malgré l’état dans lequel j’étais en train d’entrer progressivement. Sous les gouttes d’eau qui se déversaient sur mon visage, mes yeux s’étaient joints aux siens. Ils laissaient transparaître la même chose que tout à l’heure, une blessure béante qu’on ne pouvait nommer, à la différence qu’ils étaient loin de transmettre de la sympathie.
J’étais en train de tourner les talons pour remonter sur ma Honda. Elle ne m’avait même pas demandé où en était la « réparation », visiblement c’était un détail qui la dépassait. De toute façon, même en allumant le moteur, elle ne parviendrait pas à avancer sans faire péter d’autres organes de la voiture. Je retirai la sécurité puis la tirait avec moi, à distance raisonnable de l’auto mais aligné avec elle, je m’étais stoppé à la voix qui m’avait de nouveau interpellé, ne daignant, pour le moment, lui adresser un regard.
Evelyn levait les yeux au ciel toujours derrière les verres fumés de ses lunettes en se disant intérieurement qu'elle avait fini par trouver plus borné qu'elle, en dehors de sa fille. Elle les retira pour mieux voir alors que la luminosité avait grandement baissée depuis le début. La pluie continuait de tomber alors sur la carcasse du réparateur qui refusait de s'arrêter pour se mettre à l'abri. Ce n'était pas pour être méchante qu'elle lui avait intimement donné l'ordre de venir se mettre à l'abri, quelque part, elle ne voulait pas être responsable de son rhume à venir. Il n'appartenait pas réellement au même monde mais ce n'est pas pour autant qu'elle lui voulait forcément du mal. Elle se contentait alors de le regarder en fronçant fortement les sourcils toute vexée qu'elle était. Ses bras allaient d'une position croisée sous sa poitrine à une position sur le volant pour tapoter de ses ongles sur ce dernier en ruminant. S'il n'était pas capable de reconnaître une main tendue quand il en voyait une, elle ne pouvait définitivement rien pour lui. Et pourtant, elle voulait le forcer à venir se réchauffer pour une raison qu'elle ne comprenait pas réellement. Elle voulait se montrer gentille avec lui, lui particulièrement et personne d'autre de ce patelin. Il n'était qu'un inconnu à ses yeux mais quelque chose au fond d'elle la forçait à lui offrir quelque chose.
Ce sentiment s'effaça en un instant lorsqu'il lui lança une réflexion qui renforça la colère qu'elle avait pour lui un peu avant cette sympathie. Il prétendait tout savoir de sa vie en enfonçant les préjugés que pouvait donner une citadine pour un campagnard. C'est vrai qu'elle avait fait pareil envers lui, mais quand ça nous touche personnellement, on ne pense pas à ce genre de chose. Elle n'avait pas toujours vécu dans un château, elle n'avait même jamais vécu dans un château mais surtout, elle avait connu la vie précaire d'un orphelinat. Tant pis si c'était à elle de choper la crève, elle était bel et bien décidé à lui dire sa façon de penser. Elle ouvrit la portière de sa voiture pour en sortir d'un pas assuré alors qu'il chevauchait de nouveau sa moto pour s'en aller. Ses poings étaient serrés et, après une réflexion encore mal placée de sa part, elle risquait de l'envoyer directement dans son minois. "Hey vous !" cria-t-elle sous la pluie alors que ses chaussures de marque se tachaient de manière peut-être irrécupérable dans la gadoue. "Attendez une seconde, j'ai deux mots à vous dire !" Il n'osait même pas se retourner le mufle. Evie passa à côté de lui pour se positionner devant la moto et saisir le guidon avec ses mains, le plus fermement qu'elle le pouvait. En réalité, vu sa force, elle ne risquait pas de retenir grand-chose et encore moins de l'empêcher de partir, c'était un peu comme de faire un bras de fer avec un manchot, et c'était elle le manchot dans l'histoire. Mais ça pourrait au moins l'interloquer un instant pour qu'elle puisse lui dire ce qu'elle voulait.
"Alors vous allez m'écouter et…" Ses yeux se plongèrent dans les siens pour la première fois réellement – sans la barrière des verres teintés – et ça la coupa totalement dans son élan. D'un coup, sa colère s'évapora pour se remplacer par autre chose, un sentiment qu'Evelyn ne connaissait pas, au sens propre du terme, elle ne savait même pas que ce genre de sensation pouvait exister. Elle resta bouche-bée devant lui sans pouvoir continuer sa phrase, les gouttes de pluie lui coulant le long de son visage et la faible emprise qu'elle avait sur le guidon se desserrait. Son cœur par contre, battait contre sa poitrine comme s'il voulait en sortir et trouver une sorte de liberté. Sa respiration elle s'était accélérée légèrement. Elle finit par lâcher complétement la moto et plaça ses mains le long de son corps. "Je… heu… je voulais vous remercier d'avoir réparé la voiture." Conclut-elle presque par nécessité de devoir continuer sa phrase commencer un peu plus tôt. Une fois encore, elle se retrouvait avec cette sensation de devoir prendre soin de lui et de ne pas le laisser partir comme ça. "Je… je vous en prie..." Hésita-t-elle à lui répondre en se rendant compte, comme un retour de manivelle en pleine face, qu'elle n'avait pas été la plus gentille envers lui non plus. "…venez au moins vous mettre à l'abri dans la voiture, le temps que l'orage passe."
Elle détournait le regard à présent, n'osant plus le regarder dans les yeux pour éviter cette situation troublante. Elle passait une main dans ses cheveux, signe d'une certaine nervosité sur ce qui se passait. "Je m'en voudrait qu'il vous arrive quelque chose." Pour une fois, ce n'était pas une simple formule de politesse qu'elle lui donnait mais bien une réflexion sincère. Ses yeux à présent regardaient ses chaussures aussi blanches que son pantalon et qui était maintenant d'une couleur brunâtre comme le bas de ses jambes. Les gouttes d'eau, quant à elles, qui coulaient sur ses bras nus ne tardaient pas à lui donner la chair de poule et elle se frottait les bras dans l'espoir vain de pouvoir se réchauffer ainsi. Elle restait là, posée devant la monture de métal empêchant son "sauveur" de partir rapidement. Et elle ne voulait pas en bouger avant d'avoir reçu sa réponse, qu'elle soit positive ou négative.
Tout ce que je lui souhaitais, c’était de ne pas m’emmerder davantage. Mon humeur était fluctuante et s’en était un énième - et pénible - exemple. Si ça se trouve, je ne me souviendrais même pas de cette situation, comme beaucoup d’autres que mon cerveau refusait de graver, conserver. J’avais beau être « sorti » il y a quelques mois, cela faisait à peine depuis un trimestre que je m’étais tiré de ce centre. Là où, en me faisant croire que tout allait s’arranger avec le temps, on a préféré me faire rabâcher sans cesse ce que j’avais pu vivre, ressentir, voir (le peu, je dois dire). Ils étaient habitués à des personnes brisées par la guerre, ou par une prise d’otage comme j’avais pu en être la victime. Tout ce qu’ils disaient, je le savais déjà. À la seule différence qu’eux avaient un putain de diplôme pour me le dire. Elle était sortie de la voiture en trombe, retournant sous l’averse dont les gouttes s’alourdissaient avec les secondes passées, l’orage se rapprochant. Encore un peu et j’allais finir par avoir de l’eau dans mon cuir avec ces conneries. Je l’avais littéralement snobée lorsqu’elle m’avait interpellé, mais elle n’en démordit pas et se plaça devant la Honda. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’allais descendre et partager un thé avec elle dans son carrosse ? Très peu pour moi. Ses tentatives ne faisaient qu’alourdir les émotions négatives que je me traînais déjà depuis peu.
« Alors vous allez m’écouter et… », commença t-elle. Je n’avais pas bougé, seuls mes yeux s’étaient inclinés vers ses perles que je pouvais voir pour la première fois sans barrière. Difficile de continuer à parler sans se cacher, n’est-ce pas ? J’avais été habitué à dire ce que j’avais à dire, peu importe les personnes qui se dressaient devant moi. Les conséquences m’importaient peu je dois dire. Malgré le ressentiment éprouvé à son égard, l’impression qu’elle me laissa resta inédite. Contre le silence que je voulais lui laisser, cette étrange émotion me força à m’exprimer. « J’vous écoute. », avais-je posé en ne la quittant pas des yeux. Mes mâchoires se compressaient de temps à autre, tentant d’évacuer cette tension que j’accumulai au fil des secondes. Elle recula en lâchant la moto, chose qui était plutôt bon signe, même si je pense - j’espère - qu’elle n’avait pas eu pour idée de l’esquinter. J’y tenais énormément, et elle était la seule « chose » qui me permettait de m’enfuir, de m’évader. Pareillement, toucher à mon fiddle, ce n’était même pas la peine d’y penser. Pour le coup, je n’aurais pas été si laxiste vis à vis d’elle…croyez-moi. Je replaçai mon casque sur la tête.
Je l’avais visiblement faite réfléchir, au moins sur des choses plus importantes que des rendez-vous ou l’heure qui pouvait tourner. L’humain, en soi, j’espérais seulement qu’elle se rende compte que j’en étais un comme elle. Que j’avais des valeurs. Qu’il n’était pas question de temps, d’impératifs - et qui n’en étaient pas forcément de véritables. Mais la sincérité pouvait être là, ça m’était juste passé au dessus. Parce que je sentais que l’erreur qu’elle venait de faire était naturelle. Qu’elle ne changerait pas pour autant, même après notre rencontre fortuite.
Elle insistait, m’implorant presque. Je mis le contact à ce moment-là, faisant vrombir le moteur de ma bécane. Mon regard vaquait un peu, mais retournait toujours au même point : son visage. Elle tremblotait. Le froid. J’avais presque l’impression d’entendre battre son coeur contre mes tympans, tant il me paraissait intense. Un grondement. L’orage est là, mais il repartira d’ici quelques minutes. En Été, dans ce coin, ça ne dure pas si longtemps que ça. Il ne fait pas assez chaud.
« L’orage passera et vous serez à l’abri dans votre voiture. », lui dis-je simplement, par dessus le son mécanique de la deux roues. « C’est réparé, mais je vous déconseille de reprendre la route, vous êtes à sec. » En gros, il n’y avait plus de liquide de refroidissement, donc à moins de vouloir tout casser définitivement, il ne valait mieux pas qu’elle tente quoi que ce soit, même de démarrer le moteur si c’était pour le faire tourner trop longtemps à l’arrêt. J'étais en train de lui dire qu'elle devrait attendre que quelqu'un d'autre passe pour lui demander de l'aide. Mais je crois que même ça ne m'arrêterait pas, en bon salopard que j'étais... Elle s’inquiète pour moi, je ne comprends pas. Je ne veux plus être ici, je veux fuir. Encore.
« Il ne m’arrivera rien, mais à vous si, si vous restez dehors. » Je donnai un coup d’accélérateur, l’incitant à se décaler pour me laisser partir. « Ou devant moi. »
Parce que je ne voulais plus être otage. Plus jamais.
Evelyn ne voulait pas en démordre de rester en travers de sa route. Il devait monter dans cette voiture coute que coute sans qu'elle puisse lui donner une raison valable autre que le rhume qui les traquait tous les deux à présent. Mais son ton autoritaire tout comme le bienfaisant n'avait pas suffi à le convaincre. Par contre, ce qui suffit par convaincre, c'était bien le coup de moteur qu'il venait de lui lancer et qui apeura la pauvre citadine. Faisant par réflexe un pas en arrière, son talon s'enfonça dans la boue nouvellement formée par les larmes du ciel. Elle en perdit l'équilibre et chuta pour se retrouver en position assise dans la gadoue, ce qui finissait de ruiner son pantalon. Regardant les dégâts, elle se désespéra de penser qu'il restait encore quelque chose à sauver de cette journée. Tant qu'à lui, il ne semblait même pas se soucier de cette nouvelle posture d'Evie. Elle se releva comme elle put en essayant de ne pas aggraver encore plus les dégâts et en s'essuyant les mains directement sur les rares zones encore blanches de son pantalon, foutu pour foutu. Elle ne pensait plus à aller dans ce village rencontrer le témoin de la bête d'Edimbourg, tout ce qu'elle voulait faire maintenant, c'était rentrer à l'hôtel et se cacher sous les draps en espérant que la journée de demain sera meilleure. Non, ça, elle ne pourrait que l'être… qu'elle soit moins pire dans ce cas.
"Bien, alors je ne vous retient pas." Dit-elle sur un ton sec. S'il ne voulait pas de sa main tendue après tout ça, tant pis pour lui. A présent, elle avait son pantalon de marque foutu et ses chaussures sensiblement dans le même état. Elle regagna sa voiture avec le peu de dignité qui lui restait sans même détourner le regard vers la moto dont le bruit du moteur commençait à s'éloigner. Elle retourna dans la voiture et pu voir, en dernier soupir, la lumière des phares arrières disparaitre le long de la ligne droite pour ne plus devenir que des points lumineux dans ce ciel d'orage. Elle se cogna alors la tête contre le volant, se traitant d'idiote intérieurement. A présent qu'il était parti, elle se sentait de nouveau vide, de nouveau en l'absence d'un sentiment inexistant. Les gouttes de pluie qui courraient le long de son corps, vestige de son séjour à l'extérieur, se trouvèrent mêlées avec d'autres gouttes, provenant ce coup-ci de ses propres yeux. Elle pleurait sans savoir pourquoi, son corps avait juste besoin d'exprimer par des sanglots ce qu'il venait de perdre, sans en comprendre le sens. Elle sécha ses larmes au bout d'un moment et, en regardant par la fenêtre, se rendit compte que la petite mélopée de la pluie s'estompait peu à peu alors que des rais de lumière pourfendait le ciel de part en part. L'orage était passé, à croire que c'était eux-mêmes qui l'avaient déclenché durant leur échange verbal. Doucement, elle tourna la clé pour démarrer le moteur puis s'interrompit, repensant à ce que cet inconnu lui avait dit. Ce ne servait à rien, de toute façon, elle ne saurait pas aller plus loin. Il ne lui restait plus qu'à attendre, attendre qu'une autre âme veuille bien s'arrêter à son niveau. Elle tourna le poignet pour regarder l'heure à sa montre. A présent, elle n'avait plus l'envie de poursuivre son enquête, plus dans l'immédiat en tout cas. Dans son sac, elle ressorti la carte qu'elle y avait rangée avant l'averse et la déplia, mais plus du côté d'Edimbourg, non. La partie dépliée se trouvait plus loin, plus à l'ouest. Son doigt parcourait les rues ainsi dessinées pour finalement s'arrêter à sa prochaine destination, l'histoire de cet animal attendrait bien un jour ou deux de plus. Elle sentait qu'elle devait se rendre ailleurs, chercher à avoir des réponses et elle savait que le début de celles-ci se trouvait là-bas… à la Maxton Children's Home.
Pendant un instant, j’avais cru qu’elle avait fait semblant d’être surprise pour attirer mon attention. Mais non. Elle avait même glissé dans son mouvement de recul, sans que je puisse faire grand-chose. Je n’étais pas dans mon état normal, je n’étais décidément plus l’homme que j’avais été. Le peu de bonté que j’avais voulu partager était comme partie en fumée, c’était le cas de le dire. Cette sale impression d’être un salopard fini, à laisser une femme, certes désagréable, en piteux état. Je l’avais pourtant prévenue, elle ne m’avait pas écouté, et avait récolté ce qu’elle avait semé. Et même si ça me faisait chier, au fond, de la laisser là…je ne pouvais me résoudre à en faire autrement. Je replaçai la visière de mon casque devant les yeux, attendant silencieusement qu’elle se relève et retourne à son véhicule. Une citadine qui avait peur du bruit d’une moto. Même moi, si ça ne m’était pas arrivé à l’instant, je n’y aurais pas cru.
Ses derniers mots, prononcés aussi sèchement qu’elle avait pu s’exprimer envers moi à certains moments, résonnèrent. J’aurais très bien pu ne pas les entendre, compte tenu du bruit naturel - pluie, vent, orage - et mécanique. Mais j’avais entendu. J’avais ressenti sa frustration. Je l’étais aussi, mais j’avais décidé de ne pas la prendre. Je portais déjà trop. Je l’avais vaguement suivie des yeux jusqu’à ce qu’elle monte dans sa voiture. Au moins, elle n’avait pas fait l’idiote et s’y était rendue. J’avais tourné la tête au bon moment, afin qu’elle ne se rende pas compte que j’avais attendu. Puis était parti sans autre forme de procès. J’étais crispé, énervé. Les mâchoires compressées sur elles-mêmes, le coeur serré. Je passai devant un cottage, mais me stoppai brutalement quelques mètres plus loin, frappant mon volant et grognant dans ma barbe. J’avais décidé de m’arrêter à ce cottage que je connaissais uniquement de par le fils de la maison, rencontré dans un pub d’Edimbourg il y a déjà quelques années. Depuis, je ne l’avais pas revu, mais là n’était pas la question. Je leur demandai s’ils avaient du liquide de refroidissement en réserve, chose qui était le cas au vu des machines diverses et variées qui parsemaient la propriété. Gordon, le père de famille, s’était porté volontaire, me demandant pourquoi je ne restais pas un peu plus longtemps. « On sait ce qui s’est passé... », m’avait-il dit d’un ton bas et qui piétinait ce que j’essayai de dissimuler. Je m'étais refroidi. Évidemment qu’il était au courant; qui, dans mon entourage, même assez éloigné, ne l’était pas ? Encore un peu et j’étais presque sûr d’avoir fait le bonheur de quelques journalistes écossais. « Ne lui dites rien. », lui avais-je dit sur le ton de la confession. « Tapadh leat, » fis-je après lui avoir fait une accolade. Il n’avait même pas eu le temps de me poser d’autres questions, comme le « comment va » qui aurait été de mise après tout ce temps. Non, au lieu de ça, avant que je reparte à cheval sur ma moto, il m’avait dit, la sincérité au bord des lèvres. « Go mbeannaí Dia duit ! »
Un signe de la tête pour le remercier et j’étais de nouveau parti. La pluie s’estompait progressivement. Touché, je l’étais, c’était peu de le dire. Et je ne comprenais même pas pourquoi je l’étais autant. Peut-être parce que ni mes parents, ni ma soeur auraient dit ces choses-là. Parce que tout simplement, ils m’avaient rayé de leur vie au point de cracher sur mes souffrances. Parce que je connaissais à peine Gordon et qu’il avait accepté la souffrance que je portais, ou au moins, une bribe. Les yeux humides, j’avais poursuivi ma route jusqu’au loch près duquel j’avais décidé de camper cette nuit. Seul avec moi-même. Que ce soit pour le meilleur comme pour le pire.
Spoiler:
Tapadh leat = Merci Go mbeannaí Dia duit = Que Dieu te bénisse