Paupières qui clignent. Paupières qui papillonnent. Il doit avoir une hallucination. Il doit avoir la berlue (expression datant des années 1500 avant Jésus Christ). Il ne peut pas tomber, comme ça, sur un super-héros. Il ne peut pas avoir cette chance. Il ne peut pas avoir une aussi bonne étoile. Et pourtant… il est certain d’avoir reconnu le costume. Jared freine son vélo. Il arrache ses écouteurs. Il descend du vélo. Il en tombe plutôt. Il se rattrape à la bouche incendie à proximité. Il manque de s’exploser le menton dessus, se mordre la langue et se casser deux-trois dents. Dans la chute, il a probablement bousculé tous les colis qu’il transportait. Espérons qu’il n’y avait rien de fragiles ou de dangereux. Espérons qu’il ne se fera pas disputer. Ce ne serait qu’une dispute de plus. Ce ne serait qu’un reproche de plus pour l’homme abonné aux engueulades et aux rendez-vous avec son patron. Il s’extirpe d’entre les roues et dépose le vélo contre le lampadaire le plus proche. Il y accroche son antivol, non sans mal. Lorsqu’il a fini de se débattre avec, cinq minutes se sont écoulées. Pour un super-héros, cinq minutes sont importantes. En trois cent secondes, il peut se passer beaucoup de choses. L’adversaire peut s’être enfui. Le super-héros peut avoir terminé son job. L’apocalypse peut arriver. Cinq minutes, c’est court et en même temps, assez long pour que tout arrive. Pour que tout bascule. Pour que tout change. Alors, Jared interpelle le premier passant qui arrive dans sa direction. “Hey ! Vous avez vu Prodigy ?” Parce que c’est bien de ce héros dont il s’agit. Membre des Young Avengers. Super-héros qui vole au secours des plus faibles et qui met sa vie en danger. Prodigy, quoi. Il a l’air tellement cool et sympathique. Jared ne peut pas passer à côté de l’opportunité de le rencontrer. Il ne tiendrait pas un blog sur les super-héros s’il ne s’y intéressait pas un minimum. Il retire son casque et le glisse sous son bras. L’homme qu’il a interpellé hoche la tête de gauche à droite. A son expression, Jared comprend même que l’homme ne sait pas qui est Prodigy. Pour lui, cet alias cache sûrement la marque d’un produit ménager prodigieux. Le nom d’une marque de stéroïdes. Le nom d’une prostituée. On ne peut vraiment compter sur personne, ici. C’est dingue ! New-York est une grande ville, mais personne ne connaît les super-héros. Ce ne sont que des personnes ingrates qui ne s’intéressent pas à ceux qui les sauvent de toutes les menaces. Le passant reprend sa route. Il s’éloigne déjà, quand Jared se décide à marcher dans la rue. Il va bien finir par trouver une preuve de son passage. Un indice de sa présence.
Il avance vers l’immeuble où il lui a semblé voir un bout du costume. Un bout de Prodigy. Le super-héros n’a pas pu entrer simplement dans un immeuble. A moins qu’il y ait un braquage en cours ? Que d’actions ! Il sent son coeur battre plus fort. Il se fait l’effet d’un inspecteur. Il a le sentiment d’enquêter sur la présence d’un super-héros. Il adore ça ! Il dégaine son téléphone portable. Réflexe de tout enquêteur qui se respecte. Il ouvre l’application Twitter pour consulter son flux d’actualités. Il n’est pas le seul à avoir constaté la présence de Prodigy dans le coin (pas la prostituée, le super-héros). La twittosphère s’affole. Ils sont tous en émoi. Jared ne peut contenir un sourire. Ils sont sur la même longueur d’ondes. Il aime encore plus ça. “Alors, voyons voir où tu te caches, Prodigy.” Il marmonne à l’adresse de son téléphone. Il fait défiler les tweets jusqu’à trouver une information qui lui semble pertinente. Lorsque c’est fait, il relève les yeux de l’écran et file en direction d’une rue. Ce n’est pas une chasse à l’homme. C’est une chasse au super-héros. Pas pour le tuer. Pas pour lui jeter des tomates à la tronche. Pas pour lui faire des reproches. Plutôt pour lui demander un autographe et une photo. Plutôt pour discuter. Plutôt pour le voir à l’oeuvre. Il y a bien les nombreuses vidéos qui circulent sur le net pour assouvir sa curiosité. Mais rien n’est comparable que de voir la scène en vrai. Et puis, sa communauté veut de l’exclusivité, de l’actualité. Sa communauté s’attend à être informée en avant-première. Ce n’est possible qu’en étant sur les lieux. Tant pis pour le retard de livraison. Tant pis pour les colis qui attendent. Tant pis pour son supérieur. Il y a des choses plus sérieuses dans la vie. Il y a des choses plus importantes. Il y a les super-héros. Son enquête le conduit jusque dans une rue peu passante. Prodigy est planté au milieu. Il est seul. Pas de trace des autres Young Avengers. Par contre, il y a un homme devant lui. Il se passe quelque chose ! Jared s’enfile dans la rue. Il remballe son téléphone. Il va assister à l’arrestation d’un criminel. Il va contempler un héros en pleine action. C’est toujours fascinant de voir avec quel sang-froid et quelle maîtrise ils agissent. Ils n’ont jamais peur ou, alors, ils ne le montrent pas. De vrais héros. Ils ne demandent rien. Ils ne s’attendent à rien. Seulement à un minimum de considération. Seulement à un minimum de respect. Plus les jours passent et plus ce respect et cette considération disparaissent. Il faut rétablir l’ordre des choses. Il faut leur donner la chance d’être admirés. En tout cas, Jared est déjà convaincu par les actions bénéfiques de super-héros. Il les admire depuis tellement longtemps. Et là, il y a Prodigy. Debout. Dos tourné. Prodigy, quoi ! Pas n’importe qui.
Il hésite sur la conduite à avoir. Daredevil lui a reproché l’autre fois de ne pas avoir un comportement normal. Faut dire qu’il lui a donné un coup de couvercle dans la tronche, en voulant aider. Daredevil parlait donc sous l’effet de la colère. Par contre, si Jared se tient tranquille et n’essaye pas d’aider tout devrait bien se passer. D’un autre côté, il ne peut pas rester éloigné et seulement regarder. C’est trop lui en demander. Il hésite encore un peu. Il survole toutes les solutions présentes. Il en prend une. Celle qui lui semble la plus raisonnable. Celle qui lui paraît la plus sensée. Il se rapproche, en se cachant derrière les quelques voitures garées. Il est un peu un agent secret qui doit avancer à couvert. Jazz serait fière de lui. Ou elle le trouverait complètement inconscient. Il ne compte pas l’appeler pour vérifier. Lorsqu’il arrive à la hauteur de Prodigy, il laisse sa tête dépasser du capot d’une voiture. “PSSSSSTT !” Il tente d’attirer l’attention du héros. Tout en étant un minimum discret. Tentative vaine. Pour autant, il ne se soucie pas de l’adversaire. De toute manière, Prodigy est dans le coin. Qu’est-ce qu’il peut arriver à Jared ? Rien, absolument rien. Il a confiance. Il n’a pas peur. Il fait un signe de la main pour signaler sa présence. Il a un grand sourire sur les lèvres. Du genre qu’arborent tous les enfants excités. “HEY PRODIGY ! Je suis là !” Jared se redresse. Il sort de derrière la voiture. Il a son téléphone à la main, cette fois. Il fait un pas de côté. Il en oublie complètement la présence du criminel. Il s’en fiche. Il est en train de discuter avec un héros. Il n’a pas le temps de se soucier du danger. Il n’a pas le temps de s’inquiéter pour sa vie. Il préfère mourir en parlant à une personne qu’il admire plutôt qu’en pédalant comme un forcené. “Je peux vous déranger cinq minutes ? Je vous admire ! Vos mouvements, votre état d'esprit. Je veux juste prendre une photo et...ATTENTION !” Du coin du regard, il voit l’ennemi approcher et menacer Prodigy. Le héros est dans la merde. Jared aussi, sûrement. Mais ce n’est toujours pas pour lui qu’il s’en fait. Il s’inquiète pour l’homme en costume. Le pauvre ne fait pas un travail facile. Si on peut appeler cela un travail puisqu’il n’est pas payé. Un bénévolat. Voilà. Il ne fait pas un bénévolat très reposant et tranquille. Jared pensera à lui donner un pourboire à la fin de leur conversation. Pour bons et loyaux services. Pour avoir protégé la ville.
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Dim 5 Juin - 20:24