Le Dieu est né en puisant sa force dans les rêves et les espoirs des hommes. Les pouvoirs du Dieu grandirent en même temps que les civilisations et les histoires des hommes. Et en retour, le Dieu donna du pouvoir, nourrissant la terre et l'esprit fertile des hommes.
Un jour, le Dieu disparut. La terre se fâna. L'esprit fertile des hommes se ferma. La nuit tomba sur le monde pendant un siècle entier, à peine le temps pour le Dieu de cligner des yeux.
Quand Il les rouvrit, certains hommes avaient trouvé une puissance bien supérieure à celle que le Dieu leur avait une fois offert. C'était la puissance du sang.
Le Dieu, jaloux et confus, se battit contre ces sangmages. Ainsi commença la guerre divine. Mais Dieu avait eu la vie et avait eu le pouvoir grâce aux rêves et aux espoirs des hommes. C'était une guerre qu'Il ne pouvait gagner. Il disparut.
Alors les sangmages prirent la place du Dieu, et régnèrent en Son nom.

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Il a couru pendant des heures et des heures, des jours et des jours. Ça fait longtemps qu'il ne s'est pas arrêté pour boire, mais il ne peut pas se le permettre. Il n'a pas de temps à perdre, pas le moindre instant à gaspiller. N'existent que la course, et l'impression terrible de sentir le souffle effréné de son poursuivant sur sa nuque.
Il ne voit pas la pierre, à peine plus grosse qu'un poing fermé, et il pose son pied dessus. Son pied glisse, sa cheville tremble et il roule parterre gracieusement avant de sauter sur ses pieds pour reprendre sa course. Rythme moins effréné. Regard angoissé, alors qu'il cherche l'origine de la douleur sur son bras; fuck. Le bout de ses doigts lui revient tâché de son sang. Son coude est ouvert.
Il va falloir qu'il accélère ou qu'il trouve une cachette pour s'occuper de ça sinon il ne passera pas la nuit.
Devant lui s'étend un désert à perte de vue. Il ne fait pas chaud mais il ne fait pas froid non plus. C'est une étendue désertique où même le vent ne vient embêter personne: c'est un espace vide, dont le paysage est rythmé d'antiques morceaux de ferraille sortant du sol et de déchets datant d'il y a quelques siècle sans doute, il n'en sait trop rien.
Il n'est jamais allé aussi loin. Il est perdu.
VA À GAUCHE
Il tourne sans se poser de question, et court encore plus vite comme pour rattraper le soleil.
Il fait nuit. La nuit est toujours bizarre, dans ce coin du continent. La nuit n'est ni froide ni chaude ni longue ni courte: la nuit semble durer des éternités et pourtant, à la fin, elle semble n'avoir été longue que d'un instant.
Et surtout, la nuit est silencieuse.
Au début, il n'avait que le bruit de ses pas martelant le sol inlassablement. Maintenant, il n'y a plus rien. Il respire difficilement, sent sa poitrine se soulever et s'abaisser, mais non, aucun son. Juste la condensation qui sort de sa bouche et les traces qu'il laisse dans le sol.
TU PEUX T'ARRÊTER À TA DROITE
Il tourne la tête. Il n'y a rien. Pourtant, avec ses dernières forces, il s'oblige à y aller pour vérifier de ses yeux.
AU SOL
Il se met à quatre pattes et se met à gratter le sol. La fine couche de sable est vite dégagée, la terre meuble est un peu plus compliquée à se débarasser. Mais il s'active tout de même avec ardeur, essayant de ne pas trop se perdre dans le silence, jusqu'à sentir les premiers graviers sous ses ongles. Il continue. Il continue.
Il n'a pas le choix.
Finalement, ses doigts rencontrent une surface lisse et froide. Du métal. Il déblaie les alentours jusqu'à pouvoir ouvrir la trappe, et jusqu'à pouvoir se glisser à l'intérieur. Il ferme derrière lui et tout est noir.
Il fait passer sa sacoche sous son épaule et pose parterre, dans le noir, tout ce qu'il possède. Boîte de nourriture. Bouteille d'eau vide. Couteau au pommeau en os. PAD archaïque. Fil de nylon. Cou-Laz. Et la boule de chiffons.
Il en défait chaque épaisseur. Une par une, avec dextérité et des doigts qui volent sans voir, sans entendre. Il n'en a pas besoin: il a l'impression d'avoir fait ça toute sa vie. Et puis, quand enfin le trésor contenu sous toutes ces couches de chiffon se révèle, il se met à briller doucement d'une lumière bleue rassurante. C'est un cristal taillé qui flotte au-dessus de ses paumes tournées vers le ciel.
YOU DID GOOD
Il se laisse tomber parterre avec un soupir, avant de se tordre le bras pour essayer de voir l'origine du sang de ses propres yeux; une éraflure, simplement. Il va falloir qu'il arrête de saigner et se débarasse du sang sinon, ils risquent de le retrouver. Ils doivent déjà être sur ses traces, maintenant, et il ne peut pas les aider à la tâche. Il va devoir brûler la plaie avec le Cou-Laz.
JE VEUX QUE TU GUÉRISSES
Des étincelles bleues s'échappent du cristal et viennent entourer son bras, puis font disparaître le sang et la blessure.
Il ferme les yeux. Soupire. Se laisse aller contre le mur derrière lui, soudainement las. Il n'a plus mal, il ne fait plus noir, lentement, il retrouve l'ouïe. Mais tout de même. Que fait-il ici? Pourquoi a-t-il accepté?
DIS-MOI TON NOM
Ses yeux retombent sur le cristal. Il profite de la lumière qu'il dégage pour détailler l'endroit où il s'est retrouvé. Un ancien bunker? Non, trop petit. Ce n'est qu'une pièce vide, dépouillée de tout. Ça fait bien longtemps que personne n'a mis les pieds ici. “ Patch, ” croâsse-t-il au bout d'un moment. “ On m'a appelé Patch. ”
POURQUOI M'AS-TU SAUVÉ? POUR LE POUVOIR?
“ C'était un ordre et je l'ai exécuté. ”
Le cristal ne parle plus. Alors Patch ferme les yeux et s'endort, finalement.

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Le lendemain, il court encore. Il a l'impression de ne faire que ça. Il dépasse le désert et s'offre à encore plus de désert. Il n'y a aucun son, dans ce monde, et aucune chose qui est différente des précédentes. Patch n'est jamais allé aussi loin vers l'ouest, mais il sait qu'il n'a pas le choix. Il doit le faire sinon, sinon, sinon il mourra.
Et il ne veut pas tout à fait mourir.
TU SAIS POURTANT QUE TOUT LE MONDE MEURE
Sans jamais cesser de courir, il ferme les yeux, il se force à respirer calmement. Il ne faut pas qu'il se ménage, mais il faut qu'il fasse attention. Ce serait le pire moment pour avoir un point de côté.
Patch n'ose pas regarder par-dessus son épaule. Il a peur d'y voir quelque chose. Le désert est tellement grand qu'il ne serait pas surpris de voir leurs silhouettes, même si ils se trouvaient à des miles et des miles de là.
JE TE PROTÉGERAI
Patch rirait presque, s'il en avait encore la force.
Le Dieu, le protéger, lui?
C'est plutôt lui qui a besoin de sa protection. Sans lui, il serait déjà mort à l'heure qu'il est. À cette pensée, l'estomac de Patch se tord; il a trahi son peuple; il a trahi sa famille; il a trahi son monde. Il mériterait de s'arrêter de courir et d'accueillir la mort.
Mais il est trop lâche pour ça. Alors il continue.
I FIND YOUR LACK OF FAITH DISTURBING
Il y a quelque chose d'amusé dans la voix. Patch ne comprend pas, et court de plus belle.

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ILS N'OSERONT PAS ENTRER ICI
Alors Patch s'exécute. Il n'a pas vraiment le choix. Il pénètre dans l'imposant temple en reprenant difficilement sa respiration, se maudissant intérieurement de ne pas avoir eu le courage de s'arrêter et d'abandonner, et n'adresse qu'un regard distrait à des codes qu'il connait par coeur: au coeur de l'énorme pièce, un autel vide; sur les sept murs l'entourant, des bas-reliefs représentant chaque saint; et du sang parterre. Il y a toujours du sang parterre.
Il a grandi dans un endroit comme ça, à l'extrême est du pays. Le temple qui l'a vu naître était un peu plus petit et n'avait pas toutes ces fioritures. Il pose le cristal sur l'autel après l'avoir dépouillé des bandes de chiffon et il se met à briller plus fort encore que d'habitude. Patch le regarde longuement. Il n'y a que le silence, seulement entrecoupé par le vent qui frappe inlassablement le bâtiment, et les battements effrénés de son coeur. Il pose la main sur le cristal, comme pour le caresser, puis finit par soupirer en s'éloignant. Il va essayer de trouver une chambre au sol propre pour dormir. Il repartira tôt demain.
TU NE REPARTIRAS PAS DEMAIN, NOUS ALLONS RESTER ICI QUELQUES TEMPS
Patch hausse les épaules.
RESTE ICI, JE DÉSIRE TE PARLER
Patch hausse les épaules. Il revient vers le cristal, après une hésitation, et pose son sac parterre. Il s'assied en tailleur et il attend. Après un temps infini, le Dieu reprend la parole:
DIS-MOI TON NOM
Comme chaque soir. Patch comprend bien que le Dieu a vécu durant des siècles et des époques et des ères et des millénaires; mais tout de même, il pourrait faire un effort. Il ne laisse pas son agacement se lire dans sa voix quand il dit: “ Patch, ” comme chaque soir.
POURQUOI M'AS-TU SAUVÉ? POUR LE POUVOIR?
Toujours, toujours les mêmes questions.
“ Le Dieu me l'a demandé. Je l'ai fait. ”
J'AI DEMANDÉ À TES PAIRS DE NE PAS SE BATTRE ET ILS NE L'ONT PAS FAIT
“ Je ne suis pas un sangmage. ”
Il n'était qu'un homme ordinaire, avec des rêves et des désirs très humains. Il était né durant la Guerre dans un temple, alors son camp avait été tout choisi pour lui: il protégerait le Dieu, quoiqu'il arrive. Quand les sangmages étaient venus pour détruire les dernières idoles, et qu'il avait vu ses frères et ses pères se faire massacrer sous ses yeux, il avait cru que son heure était venue et qu'il avait bien servi le Dieu toute sa vie.
Mais celui-ci avait une dernière mission pour lui. Et il se retrouvait là, à discuter avec lui d'une manière inédite, à l'autre bout du monde. Et tout ça pour quoi? Tout ça pour rien. “ Pourquoi tu nous as abandonnés? ” Sa voix est plus plaintive qu'il ne l'aurait voulu. Plus accusatrice, aussi.
JE N'AI PAS À EXPLIQUER MES FAITS DEVANT UN HOMME
Patch hausse les épaules. Il se lève lentement, déplie difficilement tous ses membres, s'étire, ramasse son sac.
NE PARS PAS
Mais il se détourne et se dirige vers les escaliers qui vont le mener aux chambres des frères et des pères. Il dormira dans un vrai lit ce soir.
JE NE VEUX PAS QUE TU PARTES
Les étincelles bleues se précipitent vers Patch mais il fait un pas en arrière. Hors d'atteinte. Même dans sa maison, même en son fief, le Dieu est trop faible pour s'attaquer à lui. Patch a sous les yeux la dernière représentation de lui. La dernière essence possédée par les hommes, donnée aux hommes. Sans ce maudit cristal, le Dieu serait mort à la surface de cette terre et serait condamné à vivre pour l'éternité dans les étoiles, bien loin d'eux.
Peut-être que les sangmages n'ont pas tort, finalement. Peut-être que Patch devrait le tuer de ses propres mains, le dernier déicide sur terre. Peut-être que ça serait mieux pour tout le monde.
Il ne peut pas. Il n'est pas assez fort pour ça, se dit-il.
Il trouve néanmoins la force de dire, sans que sa voix ne tremble: “ dis-moi. ” Et puis devant son silence: “ Mes pères disaient que tu nous as abandonnés parce que nous t'avions déçu. Mes frères disaient que tu nous as laissés grandir entre nous. Les sangmages disent que tu nous as abandonnés parce que tu te fichais bien de nous. ” Il ne répond toujours pas. “ Je ne pense pas que tu te fiches de nous. Mais moi je me fiche de toi. Je pourrais te tuer. ”
TU TUERAIS LE DIEU?
“ Tu as laissé ce monde mourir. ”
JE NE SAVAIS PAS QUE TES PÈRES T'AVAIENT APPRIS L'AMERTUME
“ Ils m'ont appris à réfléchir. Et j'ai réfléchi que tu nous as abandonnés parce que tu nous as oubliés. Pourquoi? ”
Il y a de nouveau un long silence qui s'étire. Peut-être qu'il est allé trop loin. Qui est-il pour questionner et remettre le Dieu en question?
Il n'a pas connu le monde avant le siècle noir. Il n'a pas connu le siècle noir. Tout ce qu'il a connu, c'est un petit temple isolé dans les montagnes. Tout ce qu'il a connu, c'est le lever avec le soleil et les prières marmonnées à mi-voix. Il a connu la paix et la sérénité, les rêves et la magie du vent. Il a appris à compter jusqu'à un milliard et il a appris à chasser des filaments de rêve, la nuit, dans le village voisin, pour nourir le dieu. Il a appris à conduire un vaisseau et il a appris à faire pousser les fleurs. Il n'a rien connu de cette Guerre qui faisait trembler le sol et les résolutions des hommes; un jour, elle s'est juste présentée à lui, sous la forme des hommes qu'il avait aimés morts à ses pieds.
Et puis il a couru et il n'a pas arrêté depuis.
TU TE SOUVIENS DE TES FRÈRES ET DES PÈRES? ET TU TE SOUVIENS DE LEURS SOURIRES?
Patch reste silencieux.
J'AI PRÉFÉRÉ OUBLIER
Le cristal cesse de briller et Patch monte les escaliers pour aller dormir dans un lit.

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Le temple se trouve à l'écart d'une grande ville, qui a un jour dû être grandiose et merveilleuse. Elle n'est que déchet maintenant, avec des ruines et des morceaux de ferrailles et des poutres branlantes. Cette partie du continent est complètement déserte, depuis quelques décennies.
Le Dieu refuse qu'il s'y rende. C'est dangereux, apparemment, et il n'a pas tort quand il dit que les sangmages le retrouveront tout de suite. Alors Patch reste dans le temple en évitant la faim, en se rasant chaque matin, en priant à mi-voix devant le cristal, en espérant, espérant, espérant que ce cauchemar se finira un jour.
Dans chaque ville, il y a une corne de brume. Elles étaient utilisées lors du siècle noir pour communiquer entre les cités, malgré l'obscurité et la peur. Patch n'a entendu une corne de brume qu'une seule fois dans sa vie: quelques instants avant que les sangmages débarquent au temple pour briser le dernier cristal divin.
Et la corne de brume sonne.

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Ils lui ont tout pris, et même l'espoir, et même l'amour.
Ils lui ont tout pris et maintenant, il n'y a que le cristal.
Il brille faiblement. Il s'éteint parfois.
“ Je ne veux pas le tuer. Je- je ne peux pas le tuer. ”
C'est le Dieu. C'est un dieu. On ne peut pas tuer un dieu, si? Si il le tue... qu'arrivera-t-il ensuite? Patch ne peut pas imaginer un monde sans temple, un monde sans soleil, un monde sans chaleur, un monde sans Dieu.
Patch ne peut pas imaginer un monde sans lumière. Mais quand il voit le visage de ces sangmages — de ces sauvages — avec des cernes et des rides et des horreurs dans le fond des prunelles, il se dit que ce n'est pas si mal à imaginer.
“ Je ne peux pas le tuer, je ne peux pas le tuer. ”
“ Tu dois faire ce qui doit être fait, ” dit l'un des sangmages, en le poussant vers le cristal.
TU DOIS FAIRE CE QUI DOIT ÊTRE FAIT.
Patch ferme les yeux.
JE VAIS TE DONNER MES DERNIÈRES FORCES. TU DOIS EMPÊCHER TOUT ÇA D'ARRIVER.

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Tout ça.
Tout ça. La douleur. L'obscurité. Le doute. L'horreur. Les cris. Les hommes. La mort. La mort. La Mort.
Il n'a pas mérité ça. Il n'a jamais voulu ça. Il n'a jamais voulu qu'une chose: vivre heureux. Il se souvient d'une journée de printemps quand il était gamin, et il se souvient avoir souri jusqu'à se faire mal aux joues, et il se souvient avoir voulu vivre dans cet instant pour toujours.
Le Dieu a apporté tout ça. Le soleil dans les cheveux des pères et le sourire sur les lèvres des frères et l'amour et la lumière et la chaleur et l'espoir, l'espoir, l'espoir.
Mais il se souvient des promesses en forme de couteaux sur les cicatrices des hommes qui ont vécu le siècle noir, il se souvient de la maigreur de leurs traits et de la peur dans leurs yeux. Il se souvient avoir douté, il se souvient avoir souffert.
Et dans ce monde, dans ce monde où tout le monde pense que la destruction vient d'ailleurs, dans ce monde où tout est différent mais à la fois si similaire, dans ce monde qui ne fait aucun sens, Patch ne peut pas s'empêcher de se demander: est-ce que ça vaut la peine? N'y a-t-il pas quelque chose de mieux à quoi aspirer?

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Le Dieu doit mourir.