The heart can get really cold if all you've known is winter.
Le bureau était fait d'un bois clair, et beau, et simple. Il était sagement organisé, méticuleusement nettoyé dès qu'il avait un peu de temps; classeur, post-it, stylos, bouteille d'eau, règle, agenda, tablette, carnet. Aneesh aimait quand tout était bien organisé et étiquetté. Il aimait pouvoir regarder à son bureau et se dire: ah! En voilà un homme organisé et bien dans sa tête! Quelqu'un de respectable etBOOM.
Eh bien en fait, Aneesh était juste FATIGUÉ. L'Institut était un endroit génial. Il aurait adoré en trouver un avant parmi les ans — oh, pourquoi est-ce que l'idée était venue si tard dans la tête des hommes? Ou avait-il toujours été au mauvais endroit au mauvais moment? — mais au final, ses pas l'avaient conduits ici donc il n'était pas si dégoûté. Mais tout de même. L'énergie que les jeunes gens déployaient en ce siècle et en cet endroit était plutôt... affolante. BOOM. Encore?! Depuis ce matin, les gamins n'arrêtaient pas de... de courir et de faire des trucs... énergiques et de taper dans les murs et... Aneesh n'avait même pas envie de savoir. Il savait juste que les gamins faisaient du bruit.
Oh dieu, les gamins... il y en avait tellement. Des petits des grands et des moyens, des bruns des blonds et des roux, des cons des méchants des intelligents. Où qu'il aille, il y en avait toujours un qui se glissait sous son bras, ou lui passait à travers, ou lui adressait un petit sourire courtois dans le couloir; éreintant. Aneesh n'avait jamais conservé un visage complètement vide de toute émotion néfaste pendant si longtemps depuis des années. Et ici... il se composait un visage affable, calme et nonchalant; un professeur passionné dans la classe, effacé dans les couloirs. De quoi être discret mais intéressant — du moins l'espérait-il.
Cela faisait désormais un mois qu'il était là, un peu plus d'une semaine qu'il avait commencé ses cours... et il aimait penser que ça se passait plutôt bien. Les élèves choisissant le cours étaient motivés, ceux le prenant par dépit un peu moins mais toujours intéressés; et les questions fusaient, les remarques aussi, parfois même les longs discours un peu assomants et un peu agaçants de ceux pensant se trouver au-dessus des autres; mais Aneesh le supportait, car il devait supporter toute chose: c'était là sa malédiction.
Il y avait une jeune femme néanmoins.
Il n'y pensait pas vraiment — une fois seul, ses pensées allaient toujours vers ses innombrables souvenirs —, mais cette paire d'yeux glacée restaient dans un coin de son esprit, oubliée mais toujours présente, toujours pesante. Une paire d'yeux bleus glacés, une paire d'yeux qui le tenaillaient et le faisaient tressaillir — lui! — parce que qui savait vraiment ce qui se passait derrière ce regard bleu?
Mais Prudence Rosebury était en fait bien loin de ses tracas. Il était en train de réarranger minutieusement son espace de travail, où trônait aussi un laptop hors de prix sur lequel il écrivait la suite de la fanfiction Captain America/Iron Man sur laquelle il travaillait avec Taylor, quand on frappa à sa porte. Ah! La sensation d'avoir son propre bureau bien rangé, et d'être dans une petite pièce à l'écart de tout (sauf des courses effrénées des élèves à l'étage supérieur) où l'on doit frapper pour entrer!
“ Je vous en prie! ” cria-t-il à l'attention de l'impertinent en prenant sa moue la plus dédaigneuse et la plus dégagée possible, faisant mine de taper encore quelques instants sur son ordinateur d'un air absent (à la réalité il tapait quelque chose ressemblant à pdsqdfhaihfsDLJFsdfhpsdfh) avant de relever le nez vers... la jeune femme? Ses yeux bleus glaciaux le transpercèrent et si la surprise se lut d'abord sur son visage, elle finit par se métamorphoser en quelque chose comme de l'agaçement; il gardait toujours au creux du coeur l'insolence désinvolte et cassante de laquelle elle avait fait preuve lors de ses premiers cours, comme pour le tester. “ Prudence, qu'est-ce qui vous amène ici? Asseyez-vous si vous le désirez, ” lui proposa-t-il d'un ton laissant entendre qu'il n'en avait aucune envie, tout en désignant d'un mouvement de main la chaise en face du bureau. Dieux. Il avait rêvé pendant des années de faire ça. C'était incroyable... et un peu frustrant, à la fois, car il n'était pas sûr d'avoir envie d'un tête à tête avec la jeune femme. “ Comment puis-je vous aider? ”
Il y a des jours où les choses semblent différentes. Des jours où les questions existentielles ont tant de prises sur le reste qu’aucune concentration n’est possible. Prudence était prisonnière de ces pensées parasites et désagréables qui déconnectent chaque parole avant qu’elle n’ait atteint son cerveau. Il ne restait que ce sanctuaire de glace fondu depuis quelques jours et les paroles de Bobby ; l’ami, pas le psy - ou l’inverse, elle n’était plus sûre. A qui avait-il parlé, à Prudence ou à Snow ? Ou pire, à la Snow Queen de la Confrérie ? Mais qui était-elle ? Quand la barrière de la mémoire ne passe pas, quand le mur est si épais qu’il n’offre qu’une brume atroce, on se retrouve parfois à agir en total paradoxe des habitudes, et c’est ainsi que Prudence Rosebury se tint à la porte du bureau d’Aneesh, professeur de philosophie, mutant et particulièrement bien conservé. Il a vécu tant de vies et vu tant de choses, les réponses doivent lui être évidentes, et leur animosité ne dépasse pas, ce jour-là, le besoin de trouver un chemin vers l’acceptation, à la fois du passé et d’un avenir meilleur. « Je vous en prie ! » Tant d’enthousiasme, n’est-ce pas ? Il va déchanter. Elle ouvre la porte, doucement, et entre, sans oser un mot - il ne lui laisse pas vraiment le temps d’y songer, avec son nez collé à l’écran, son air de travailler sérieusement. « Prudence, qu'est-ce qui vous amène ici? Asseyez-vous si vous le désirez, » Ne vous installez pas, je ne veux pas vous voir, aurait-il pu dire. Elle ne s’en formalise pas, il a toujours été étrange, aussi flippé que les élèves quand ils ont compris d’où elle venait. Une mauvaise mutante au coeur de l’Institut Xavier. Elle choisit de ne pas s’asseoir.
« Comment puis-je vous aider? » Comment formule-t-on cela ? C’était une question aussi complexe que l’essence même d’une mutation. Pourquoi l’esprit était-il si fragile, si friable ? Prudence était une étudiante douée mais peu loquace, de celles qui se contentent souvent du silence, ou d’une réplique cassante quand une pique fuse vers elle. Elle était proche d’avoir passé l’âge de suivre les cours classiques ; s’y ennuyait d’ailleurs souvent. Peut-être avait-elle fait les choses à l’envers, livrée à la liberté trop tôt, verrouillée dans des règlements strictes trop tard. Elle voulait simplement retrouver sa mémoire pour pouvoir partir. La philosophie lui plaisait, certes, assez pour avoir entrepris une voie vers un diplôme, pas suffisamment pour vouloir y consacrer son existence - ça l’empêchait simplement de penser aux choses simples, en errant dans les questions plus complexes. Parfois, la blonde frôlait même les thèmes de psychologie, s’y refusant pourtant, réfractaire - c’est seulement parce que Bobby a fait ce trajet.
« Professeur, comment fait-on pour accepter de vivre.. sans passé ? » La question tombe lourdement. C’est peut-être la première fois que la distance glaciale s’orne d’arrondis, d’une douceur latente - ce qu’elle a oublié, tout le monde semble en avoir conscience. Son passage auprès de toutes les vermines en costumes loufoques est un fait aussi connu que terriblement flou pour elle - il lui reste quoi ? La bataille d’Alcatraz, quelques semaines d’errance et un grand vide ; une tenue blanche aussi, sur un mannequin, dans le coin de sa chambre.
Aneesh ne peut pas mourir. Il doit donc vivre, sans autre choix. Il détient peut-être les réponses aux questions qui ont rongé l’innocence il y a longtemps. Prudence est jeune et malgré tout, tout reste avec elle aussi sinueux que dangereux. Elle a fauché des âmes en glaçant des coeurs, elle a soufflé le givre dans de délicats poumons, et ne reste de ses actes que des préjugés, des doutes ou de vieilles coupures de journaux tombées dans l’oubli. Elle sait qu’elle a fait le Mal, sans trop savoir ni comment, ni ce que c’est. Dites, professeur, comment s’oblige-t-on à avancer ?
The heart can get really cold if all you've known is winter.
Aneesh ne savait pas grand chose de la petite Prudence Rosebury; il savait juste, pour sûr, qu'il ne lui faisait pas confiance, qu'elle n'incitait pas la confiance et, qu'enfin, son passé trouble et apparemment douloureux lui échappait: il avait là les clefs de sa personnalité, mais jamais plus il ne s'y était intéressé. À quoi bon? Il trouvait chez elle une froideur qu'il avait croisé mille fois durant sa longue vie; une certaine arrogance, aussi, aimait-il penser, dans ses silences glaciaux. Et Aneesh aimait être l'homme le plus froid et le plus arrogant dans une pièce. La petite n'était pas idiote, loin de là; elle n'avait pas la langue dans sa poche, une qualité qu'il savait apprécier; mais il y avait une désinvolture distante et affligée à son propos qui ne lui plaisait pas et puis, avait-il vraiment besoin de se justifier? Il se méfiait d'elle et de ses pouvoirs destructeurs, et n'était pas prêt à changer d'avis sur son compte.
Comme toujours, il pensait avoir tout vu, tout connu, tout vécu et croyait donc pouvoir s'attendre à tout. Néanmoins, il fut plus que surpris en entendant la jeune femme parler, lui coupant l'herbe sous les pieds et dressant sur son front un sourcil à la fois intéressé et un peu surpris: « Professeur, comment fait-on pour accepter de vivre.. sans passé ? » Il la regarda un instant, ou peut-être deux, jusqu'à ce que ça devienne presque gênant: il avait de grands yeux noirs profonds, où iris et pupille se mélangeaient, et qui semblaient capables du meilleur comme du pire; le mélange d'un petit chiot et d'un démon. D'un mouvement de main impatient, il lui indiqua de fermer la porte et de s'asseoir, mais cette fois il semblait sincère et franchement concerné. Soudainement concentré autre part alors qu'il espérait qu'elle prenait place, il se mit à tourner sur sa chaise de bureau pour faire face à la bibliothèque qui trônait dans son dos.
S'y juchaient des livres et des livres et des livres. Antiques ou récents, traitant de la théorie des atomes ou de la meilleure manière d'utiliser Instagram, c'était là la prunelle de ses yeux, le trésor de sa vie: récoltés aux quatre coins du monde, aux quatre coins du temps, ces livres retraçaient, à leur manière, son périple. “ Je ne saurais vous dire, Prudence. Nos afflictions ne sont pas les mêmes: mon passé me poursuivra toujours, où que j'aille, ” lâcha-t-il finalement en se levant, ses yeux ayant enfin trouvé le livre qu'il cherchait, se mettant sur la pointe des pieds pour l'atteindre avant de le glisser vers la jeune femme. The Narrow Road to the Deep North, Richard Flanagan, disait la couverture. Le livre semblait intouché et invulnérable au temps — trop récent, et étrange entre les mains expérimentées du vieil homme. “ A happy man has no past, while an unhappy man has nothing else. De quoi réfléchir, hm? Beaucoup de gens envieraient votre... condition. Certains ne disent pas qu'ils aimeraient oublier le passé pour vivre l'instant présent, faire table rase pour mieux avancer? ” En parlant, on dirait presqu'il s'adresse à lui-même: il est un peu rêveur, et un peu triste aussi.
“ Qu'est-ce qui vous retient? ” Ici et ailleurs. Ici et maintenant. Elle n'a pas envie d'être là, Aneesh en est sûr: elle est trop âgée, trop maligne, trop libre pour oser aimer l'endroit; ça, elle ne peut pas le lui cacher. Alors pourquoi rester? Pourquoi prétendre que c'est l'absence de mémoire qui la retient? Ne sait-elle pas ce qu'il paierait pour lui aussi être séparé de ses souvenirs — les meilleurs comme les plus mauvais? Ils l'affligent, tous, de leurs humanités respectivés, de leur mortalité, de leur innocence. Ils ne savent pas. Ils ne savent rien. Il a envie de lui hurler de courir, de partir, de profiter, de lire, de vivre, de voyager, d'aimer, de vivre, de vivre, de vivre. Oh, ils ne savent rien. “ Qui vous retient? Prenez ça comme vous le voulez, mais mon conseil serait de vivre votre vie dans l'instant, et non pas vous préocuppez ni du futur ni du passé. L'un comme l'autre sont sombres... et pleins de terreurs. ” Il sourit en coin, la citation fameuse glissant sur ses lèvres.
« Beaucoup de gens envieraient votre... condition. » Est-elle vraiment prête à croire que des gens effaceraient volontairement l’essence de ce qu’ils sont ? Elle reste silencieuse, son regard clair à l’air pensif. Peut-être feraient-elle de même, pour ne plus voir le soupçon, la culpabilité ou la souffrance, si elle n’avait pas déjà été ‘supprimée’, si elle n’était pas victime de ces sentiments sans véritablement en connaître la raison. Un passé flou pourtant gravé à fleur de peau, dans les reproches voilés, dans la surprise de la Confrérie à la voir arborer l’uniforme des X-Men, dans la méfiance permanente. Bobby lui avait rappelé sa maîtrise d’autrefois, la dangerosité dont elle faisait preuve, et après ? Prudence se sentait comme une coquille vide. Creuse. « Certains ne disent pas qu'ils aimeraient oublier le passé pour vivre l'instant présent, faire table rase pour mieux avancer ? » Plus facile à dire qu’à faire, n’est-ce pas ? Elle n’a pas remarqué qu’elle nouait ses doigts de nervosité - ou était-ce un tic lorsque la réflexion demandait un outil de concentration ? Allez savoir. Plus jeune, elle avait usé de ce stratagème pour tenter de ne pas laisser éclater sa colère ou sa tristesse, pour ne pas laisser la glace prendre le dessus.. désormais c’était inutile, le don avait grandi, s’était imposé, presque trop vite, trop fort, pour l’adolescente perdue de cette époque. « [color:cb8e= 477F95]L’Humanité n’est rien sans son passé, professeur. » Leur mutation ne les rendait pas moins humains, si ? Figures d’exception dans la banalité profonde d’une vie de guerre. La guerre jalonnait tout aussi bien l’Histoire, d’ailleurs. « Personne n’évolue vraiment sans en être forgé, je crois. On grandit parce que ce que l’on a été nous permet une analyse, parfois inconsciente.. est-ce que vous seriez blasé à ce point si vous n’aviez pas vécu mille vies ? Est-ce que les trésors de connaissance auraient survécu ? » L’éternité doit être un fardeau éprouvant.
« Qu'est-ce qui vous retient ? » Si la question tombe, elle ne semble d’abord pas trouver d’écho, comme lâchée dans un puit sans fond. Il y a une raison, forcément. « Qui vous retient ? » Le sourire est un peu triste, un peu amer. Si quelqu’un la retenait, sans doute se sentirait-elle moins seule, moins translucide dans ce monde empli de couleurs. Elle n’était qu’un froid mordant, un désert gelé au sein duquel il n’y avait de place pour aucun être vivant, pas plus qu’il n’y aurait de place au coeur de l'incendie aride que pouvait être Pyro. Les éléments extrêmes ne se liaient pas, ils existaient par eux-mêmes, et peut-être pour eux-mêmes. Qu’est-ce qui la retient ? Elle ne sait pas, ne trouve pas. « Prenez ça comme vous le voulez, mais mon conseil serait de vivre votre vie dans l'instant, et non pas vous préocuppez ni du futur ni du passé. » Et qu’est-ce que l’on est, sans futur, sans passé ? Elle sait bien qu’il n’y a pas d’avenir, mais vivre ne paraît pas l’intéresser. « L'un comme l'autre sont sombres... et pleins de terreurs. » La jeune femme a détourné le regard vers l’extérieur. Les livres ont-ils plus de réponses que la fuite, aussi beaux et antiques soient-ils ? Elle pourrait partir sans se retourner, reprendre un voyage qu’elle ne se souvient pas avoir commencé. « J’ai déjà vécu. Je crois que je suis là pour réparer un mal dont je ne me souviens pas.. ce qui me retient, ça n’est personne, ça n’est rien. C’est.. là, et il n’y a aucun mot à poser dessus. » Rien. comme un creux, un jouet d’enfant cassé. « Est-ce que la fuite est la solution ? Est-ce que pour être en paix, vous parfois choisi la solitude ? » Comment a-t-il pu tracer sa route à travers les décombres de sa mémoire ? Comment pourrait-elle le faire, à travers des morceaux désarticulés de son être ? Même sa mutation en perdait la tête.
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« L’Humanité n’est rien sans son passé, professeur. » Il arque un sourcil à la fois surpris et vaguement agacé — essaierait-elle de lui faire la leçon — mais il y a un certain intérêt dans son regard. Il se penche presque vers la jeune femme, ses yeux faussement fixés sur ses mains, sur le bureau, qui arrangent et dérangent stylos et carnets, machinalement, à la recherche de l'ordre du calme de la sérénité. « Personne n’évolue vraiment sans en être forgé, je crois. On grandit parce que ce que l’on a été nous permet une analyse, parfois inconsciente.. est-ce que vous seriez blasé à ce point si vous n’aviez pas vécu mille vies ? Est-ce que les trésors de connaissance auraient survécu ? » Les yeux d'Aneesh sont fixes, la regardent comme si il voyait quelqu'un d'autre à sa place. Et puis il branle du chef; cligne des yeux; un tic agite sa bouche; et il est de retour dans le présent. “ Je suis blasé parce que j'ai vécu mille vies, finit-il par admettre. Parce que j'ai l'impression d'avoir tout vu, d'avoir tout vécu. Mais je ferais volontiers abstraction de tout ce que j'ai vu et vécu, même pour une journée, même contre mon immortalité, pour être finalement moi-même. Vous avez raison, nous évoluons grâce à ce que nous avons vécu. Mais ma pensée est que ce n'est pas toujours pour le mieux. Et qu'il y a des choses qui méritent d'être oubliées. ”
Il la sent en train de fuir. Il la sent distraite, absente: ses yeux rivés vers la fenêtre, qui ouvrent une porte vers un autre monde. Froid et morne, gris et blanc, la neige est tombée toute la nuit et le ciel aux nuages indistincts fait presque mal aux yeux d'Aneesh quand il s'aventure à regarder à son tour. Puis finalement, son regard se pose à nouveau sur Prudence et il l'observe. Il ne sait plus trop quoi penser à son propos, il ne l'a pas connue avant, s'est basé sur ce qu'on lui a dit d'elle. Il n'a plus la patience d'apprendre à connaître les gens; il regrette un peu de s'être préjudicié si vite. « J’ai déjà vécu. Je crois que je suis là pour réparer un mal dont je ne me souviens pas.. ce qui me retient, ça n’est personne, ça n’est rien. C’est.. là, et il n’y a aucun mot à poser dessus. » Il penche la tête sur le côté, l'air de réfléchir, s'arrachant à la contemplation de la beauté froide de son élève pour darder les livres qui les entourent, les essais les nouvelles les ouvrages les contes les antiquités les biographies les manuscrits anonymes. « Est-ce que la fuite est la solution ? Est-ce que pour être en paix, vous parfois choisi la solitude ? » Il sourit légèrement. “ Je n'ai pas choisi la solitude: elle s'est imposée à moi. ”
Et puis de froncer les sourcils. La fuite est toujours la solution, a-t-il envie de lui dire. Si tu veux te garder de tout; t'occuper les mains et l'esprit; oublier, oublier, oublier. La fuite est toujours la solution, quand ta vie est en danger, quand ton équilibre est en danger, quand tu es en danger. Mais aucun mort ne sort, alors qu'il semble se battre lui-même avec ses propres démons, à moins que ce ne soit juste des souvenirs trop vivaces de son passé. “ Je pensais que fuir était la solution à tout. Que la solitude... m'apportait des choses que je n'aurais trouvé nulle part ailleurs. Tu le sais peut-être mais le professeur Roe — qui enseigne la médecine et la biologie ici — est elle aussi immortelle. Nous nous sommes rencontrés il y a très longtemps. Pourtant, ce n'est qu'à son contact que j'ai connu la plus grande paix, à son contact que j'ai appris la sagesse et la sérénité. ” Il hausse les épaules. Il n'est pas habitué à montrer son affection pour quiconque, encore moins envers celle qui lui a déchiré le coeur tant de fois qu'il n'aurait pas survécu, s'il n'avait pas été immortel. “ Vous n'avez pas le temps de fuir, Prudence. Vous n'avez que cent ans à vivre, tout au plus. J'aurais tendance à vous dire que la fuite n'est pas une solution mais que vous êtes forte — quel mal pourrait-il bien vous arriver, alors? Vous avez perdu la mémoire. Peut-être que vous allez la retrouver, peut-être pas. Si j'étais vous, j'irais très loin, loin de tout, loin de tous. Non pas pour fuir: pour tout recommencer à zéro, et enfin découvrir qui vous êtes. Après tout, tout pourrait se finir demain. ” Il y a un sourire qui flotte sur ses lèvres, et un fantôme dans ses yeux.
« Mais ma pensée est que ce n'est pas toujours pour le mieux. Et qu'il y a des choses qui méritent d'être oubliées. » Des choses qui méritent d’être oubliées.. Oui, peut-être. Elle est pensive. Y avait-il des choses qu’elle aurait à laisser de côté, si par hasard elle recouvrait la mémoire ? Y aurait-il des choses avec lesquelles elle ne pourrait pas vivre, de sorte que le cercle resterait perpétuellement vicieux ? Si elle se découvrait une existence impossible à assumer ? Si le professeur de philosophie avait eu trop de temps, qu’adviendrait-il de son avenir, avec ou sans ce voile obscur devant le regard trop bleu ? Snow se sentait prise au piège, dans une situation dont elle ne pourrait, quoiqu’il en soit, pas sortir indemne. Il troquerait l’immortalité contre une journée de l’affligeante banalité d’autrui. Un instant, elle a de la peine pour cet homme. Bien des romans content le terrible fardeau de ne jamais voir le crépuscule tomber définitivement sur les paupières, obligeant les journées à défiler, envers et contre tout, forçant le coeur à enterrer ceux qu’il aime, incapable d’obtenir le même sort. Elle en avait lu, de ces tragiques histoires. Elle ne pensait pas avoir un jour envié cet état. Mais qui sait, peut-être avait-elle oublié.
Et le cours de ses pensées est arrêté en plein vol lorsqu’elle entend le nom du professeur Roe. Son attention est rattrapée, elle repose ses billes dans celles du philosophe. « Pourtant, ce n'est qu'à son contact que j'ai connu la plus grande paix, à son contact que j'ai appris la sagesse et la sérénité. » Prudence a ouvert la bouche, et rien ne s’en est extirpé, rien sinon le silence. Que devait-elle comprendre ? Devait-elle en conclure que la connaissance venait de la ressemblance ? Devait-elle chercher un autre passionné de glace pour ouvrir la boîte de Pandore de son passé ? Il y avait déjà un cryokinésiste entre ces murs, et il avait malgré lui la clef, il avait connu cette Reine au coeur gelé qui avait un jour été dans le camp opposé. Finalement, elle baisse le nez. Elle n’est pas sûre de vouloir en parler, elle n’est pas sûre de vouloir se confier.
« Vous n'avez pas le temps de fuir, Prudence. Vous n'avez que cent ans à vivre, tout au plus. » Cent ans. Ca lui semble si loin, si près. Est-ce si court ? A 24 ans, elle se demande si il est réaliste de penser le temps restant de la sorte, et elle se demande si la mutation pourrait venir à conserver, si le froid pouvait la préserver un peu des ravages des années. La réflexion est aussitôt chassée, inutile. « Si j'étais vous, j'irais très loin, loin de tout, loin de tous. » Un froncement de sourcils. C’est bien ce qu’elle avait voulu faire, et Bobby l’en avait dissuadé, même le corps enseignant n’avait pas semblé de cet avis. Alors quoi ? Qui devait-elle écouter ? « Non pas pour fuir: pour tout recommencer à zéro, et enfin découvrir qui vous êtes. Après tout, tout pourrait se finir demain. » Elle a légèrement penché la tête, en reportant son attention sur le visage trop bien préservé, insensible au sablier du monde. Tout pourrait se finir demain. Prudence se rappelle qu’elle a songé, quelques fois, à arrêter de vivre, à stopper cette route sinueuse. Elle ne sait plus pour quelle raison elle n’était pas passée à l’acte. « Vous avez aimé le professeur Roe.. » Ca n’est qu’un murmure, comme une terrible évidence, face au fantôme transperçant les iris sombres. Elle-même ignore quelle est la définition exacte de l’amour, ce qui le rend si précieux aux yeux de l’humanité ; elle ne l’a pas, accroché à l’âme, comme toute personne normalement constituée garde le premier échec ou le premier baiser. Pour elle, il n’y a aucune première fois, aucun échange passionné, aucun avant, aucun après. Sur le moment, il n’est que des instincts, des poussières, les cendres de quelque chose, soufflées par l’ouragan de l’oubli.
« Croyez-vous qu’une mutation commune ou opposée peut influencer une relation ? » L’interrogation finit par être prononcée, parce qu’après tout, Iceberg et Pyro ne furent pas entièrement effacés, bien que rendus très flous au niveau relationnel, elle avait su les reconnaître, se réapproprier les visages, quelques évènements. « Monsieur Drake désapprouve l’idée de partir loin. J’y ai pensé, mais je me suis engagée auprès de l’institut.. aider les X-Men c’est aussi une façon de.. réparer le mal que j’ai pu faire, même si je l’ai oublié. Si je ne suis pas aussi assidue en cours qu’il y a quelques semaines, c’est que j’ai envisagé de tout plaquer. Et puis quoi ? Je pourrais redevenir.. violente ou cruelle.. » La compassion, l’empathie, des notions qu’elle avait du mal à aborder, dans les conversations ou sur des copies, c’était bien trop imprécis. Elle n’était même pas certaine de savoir différencier le bien du mal, elle qui se trouvait toujours dans l’opinion grisée, dans un angoissant entre-deux.
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« Vous avez aimé le professeur Roe.. » Oui je l'ai aimée, a-t-il envie de dire. Oui je l'ai aimée, hurle-t-il intérieurement. Oui je l'ai aimée, a-t-il envie de pleurer. Mais ça appartient au passé maintenant. Je ne l'aime plus. Je ne peux plus l'aimer. Il n'arrive même pas à la regarder sans détourner les yeux, même pas à croiser son reflet dans le miroir sans penser à elle, ce qu'ils ont vécu, ce pour quoi ils sont morts tant de fois. Il se souvient aussi précisément que si c'était hier — un des rares souvenirs qui le poursuit partout où il va — de la blessure dans le regard de Camilla, du mépris dédaigneux, de la haine aussi. Il se souvient aussi précisément que si c'était hier de- - « Croyez-vous qu’une mutation commune ou opposée peut influencer une relation ? » Les fantômes du passé tombent derrière le voile alors que son regard se précisent sur elle. Il penche la tête sur le côté, légèrement, l'air de réfléchir. “ Oui, ” dit-il finalement, d'un ton ferme. Il hoche la tête en même temps, se redresse même sur son siège. “ We will be monsters, alone in the world, but we will have each other, ” cite-t-il aussitôt, une pensée qui l'a souvent effleuré ces quelques derniers siècles. “ Frankenstein. ” Il est à nouveau perdu dans ses pensées, pense à toutes les vies qu'il a volé par amour, toutes les vies qu'il a vécu par haine.
« Monsieur Drake désapprouve l’idée de partir loin. J’y ai pensé, mais je me suis engagée auprès de l’institut.. aider les X-Men c’est aussi une façon de.. réparer le mal que j’ai pu faire, même si je l’ai oublié. Si je ne suis pas aussi assidue en cours qu’il y a quelques semaines, c’est que j’ai envisagé de tout plaquer. Et puis quoi ? Je pourrais redevenir.. violente ou cruelle.. » Monsieur Drake... ah oui, Bobby. Aneesh sait qu'il partage la même mutation que la jeune femme sous ses yeux. Le pouvoir de geler. Le pouvoir d'invoquer le froid. Le pouvoir de refroidir. Le pouvoir de tout transformer en glace. Elle peut rendre immortel du bout des doigts, théoriquement — n'est-ce pas un mythe vieux comme le monde? Le vieux sage enfermé dans la glace, réveillé des années et des années plus tard? à moins que ce ne soit que l'intrigue de Avatar le dernier maître de l'air? Aneesh adorait ce film. Bref. “ Je ne sais pas si vous êtes prête à aller sur le terrain, dit-il tout de go. Mais monsieur Drake doit sans doute le savoir mieux que moi, il est le psychologue après tout. Néanmoins, Prudence... tout le bien que vous ferez ne réparera jamais les torts passés. Ce qui est fait est fait. Au lieu de ruminer qui vous avez été, donnez-vous les moyens de devenir ce que vous désirer être. Vous avez la chance d'être entourée de gens comme vous — que ce soit monsieur Drake ou moi ou vos colocataires. Vous vivez parmi les mutants et bénéficiez d'une éducation incroyable qui vous permet de vous ouvrir toutes les portes. Votre mutation n'est pas handicapante socialement, vous êtes encore jeune et énergique, on m'a dit que vous n'étiez pas en manque d'argent, vous êtes blanche, communément jolie, la vie vous sourit. Vous n'êtes plus violente ou cruelle. De quoi devez-vous vous plaindre? ”
(Ce n'est pas de la colère dans ses yeux.)
(Promis.)
Il soupire difficilement en se calant à nouveau contre le dossier de son fauteuil. Il baisse les yeux vers le bureau, où ses doigts jouent avec ses crayons, machinalement, avant de chercher d'un air absent une copie parmi le petit tas qu'il était en train de penser à corriger il y a quelques instants. “ Prudence... je ne sais pas quoi vous dire. De quoi avez-vous besoin? Monsieur Drake est votre psychologue et vous pouvez lui parler de vos... vos problèmes de mutation. Quant à moi, je ne suis qu'un professeur que vous dédaignez, et je crois que je ne suis même pas excellent à ma profession. Votre dernier devoir, soit dit en passant, était plutôt décevant. De lourdes attentes sont posées sur vos épaules, miss Rosebury. Tout le monde vous considérera comment vous avez agi par le passé. Personne n'oubliera et personne ne vous le fera oublier. Mais vous, qu'est-ce que ça peut vous faire? Tournez-vous vers le futur. Voilà mon conseil pour vous. ”
Deux immortels sont-ils condamnés à se croiser, encore et encore ? Deux pyrokinésistes doivent-ils se brûler les ailes ? Les mutants dont le gène X a dérivé de manière similaire sont-ils destinés à s’aimer, se déchirer, se lier encore et toujours, à s’en faire saigner le coeur, à en faire couler ou l’amour, ou la haine ? Aneesh avait été capable d’amour, lui, le professeur un peu asocial, misanthrope qui le voulait bien. L’éternité devait être longue, la partager avait dû s’avérer vital, à un moment donné. Qu’aurait-été son existence, sans Bobby ? Snow pourrait presque en faire une dissertation, de cette rancoeur qu’elle lui a porté avant même de le connaître à leur dualité actuelle, à leurs batailles incessantes. Ils n’avaient jamais rien eu de classique. Jamais leur relation n’était entrée dans les codes. Une opposition farouche, la morsure mortelle du froid, la douceur de la neige, la déchirure des attaques déloyales. Ils en avaient fait naître des rumeurs, mais après tout, comment auraient-ils pu agir autrement ? C’était sans doute la risque, quand une pensionnaire intégrait l’institut en ayant oublié la moitié de sa vie après avoir été comparable à une ennemie naturelle. Mystique rirait certainement de ses mille questionnements. « We will be monsters, alone in the world, but we will have each other » Ca lui rappelle quelque chose. Son regard s’éclaire, légèrement. « Frankenstein. » Elle était plutôt Dracula et ses confrères, mais oui. La citation était juste, et parfois, elle en venait à se sentir comme la Créature, seule, faite de morceaux plus ou moins vivants. Abandonnée à une existence qui perdait souvent tout son sens. « Mais monsieur Drake doit sans doute le savoir mieux que moi, il est le psychologue après tout. » « On ne se comprend pas toujours. » Ca a claqué, sèchement. Bien sûr qu’ils ne s’entendaient pas sur les sujets importants, la lutte n’avait jamais de fin. Et elle ne tenait pas à s’étaler. Elle avait suffisamment été blessée par leur dernière rencontre, coincée entre attachement et colère. C’en était presque infernal. Délicieusement infernal.
« Néanmoins, Prudence... tout le bien que vous ferez ne réparera jamais les torts passés. Ce qui est fait est fait. Au lieu de ruminer qui vous avez été, donnez-vous les moyens de devenir ce que vous désirer être. » Il était bien là, le problème, elle ignorait ce qu’elle voulait être, et si sa mémoire n’était pas encore aussi bancale, elle ne serait pas là, à discuter du pourquoi du comment être sans être. Toute la simplicité philosophique en somme. Ou théatrale. Les deux peut-être. Aneesh devait bien savoir quelques vers de tragédies. On ne pouvait pas nier sa culture. Quoiqu’il trichait, il avait eu des siècles pour apprendre. « Vous vivez parmi les mutants et bénéficiez d'une éducation incroyable qui vous permet de vous ouvrir toutes les portes. » Sans diplôme officiel au bout, l’argument lui paraît tout de même un peu léger, comme éducation incroyable - autant elle reconnaissait la chance folle qu’offraient les cours en matière de maîtrise des facultés, de gestion, de combat, mais la théorie, au bout de trois ans, commençait à sérieusement la lasser. Elle ne dormait pas assez bien pour avoir la patience de se farcir la sensation d’être éternellement coincée au lycée. Heureusement le règlement était plus souple. « Vous n'êtes plus violente ou cruelle. De quoi devez-vous vous plaindre? » Plus violente ou cruelle ? C’est vrai qu’en tant que professeur de philosophie, il la voyait rarement déraper, et elle laissait ensuite l’énergie de trop dans les cours plus physiques, ce qu’il devait savoir vu son second domaine de compétence.. en revanche, quand elle était trop nerveuse, trop à bout de nerfs, elle avait de mauvais réflexes, de ceux qui font glisser les pimbèches sur le verglas, au grand damn de Bobby. De ceux qui peuvent vous clouer le nez dans la glace sans crier gare. De moins en moins, il n’empêche qu’elle ne se sentait pas inoffensive. Plus que Malicia, toutefois, car tout avait ses comparaisons.
« Quant à moi, je ne suis qu'un professeur que vous dédaignez » .. Pardon ? C’était lui qui frémissait sans raison, qui la fuyait des yeux ou vivait mal ses questions, il prenait toujours tous ses gestes pour des menaces. Être sèche s’était avéré être un réflexe, et puis si on ne le narguait pas un peu, il ne descendait jamais de ses longs discours. Ca animait, un peu, les débats. La philosophie les dit même essentiels. « La philosophie sans débats n’a pas lieu d’être. Et vous êtes si loin de nous qu’il faut bien vous agacer un peu. » C’est tombé, comme ça. Une guillotine qui coupe les non-dits, tranche sur son passage. Il était bon, ça n’était pas la question, mais toutes les abstractions, tout ce qui se campait à de longs monologues n’avait pas d’utilité transcendante, alors quoi, il aurait fallut cesser de chatouiller son intelligent ? « Vous avez été hostile avant même de retenir mon nom. A croire que j’allais parvenir à tuer l’immortel que vous êtes. Vous avez réagi comme un lion sur la défensive, il fallait vous attendre à de la tension, tout de même. » Elle ne se souvenait même pas comment ça avait commencé. Elle ne se souvenait même pas pourquoi il était si mordant, si .. comme si le moindre détail de sa personne avait irrité le professeur. Certes, elle avait trois ans de moins à l’époque et n’avait déjà pas l’air facile, quoiqu’au début c’était son silence qui lui répondait, le mutisme absolu. Il y avait eu du progrès : maintenant, elle le contrariait avec de belles phrases bien acidulées. « Votre dernier devoir, soit dit en passant, était plutôt décevant. » « Ennuyeux, le sujet. » Aïe, la tempête avait suivi le calme. On ne pouvait pas lui reprocher de mentir.
Elle a passé son index et son pouce sur ses tempes. Ca recommençait, ces foutues migraines, ces foutues images intempestives. Rien que des cauchemars, elle se le répète mentalement. « Pas de plus lourdes attentes qu’auprès de Mystique, si ça peut vous rassurer. » C’était compliqué, de ne pas faire les comparaisons entre l’institut et la confrérie, de ne pas se souvenir du regard sévère de la sublime créature bleue, d’abord sceptique puis presque affectueuse. On pouvait plus aisément se permettre de décevoir les professeurs, c’était clairement moins fatal.
The heart can get really cold if all you've known is winter.
« La philosophie sans débats n’a pas lieu d’être. Et vous êtes si loin de nous qu’il faut bien vous agacer un peu. » Son sourcil s'arque trop vite sur son front, ça lui donne l'air d'un point d'interrogation, alors que ses lèvres se pincent dans une moue qui ressemble vaguement à celle que pourrait un porter un gamin que l'on vient de sévèrement moucher. « Vous avez été hostile avant même de retenir mon nom. A croire que j’allais parvenir à tuer l’immortel que vous êtes. Vous avez réagi comme un lion sur la défensive, il fallait vous attendre à de la tension, tout de même. » Il n'avait eu ni la patience, ni le temps de la connaître. Quelques petites semaines qu'il était là, presque deux mois, à peine; ce n'était pas de sa faute, si la première chose qu'on lui ait jamais dite à propos de Prudence Rosebury était de s'en méfier. Il avait eu accès à son dossier, bien complet, sur sa désertion, sa défection. Chaque détail que monsieur Xavier avait bien voulu lui donner, il l'avait lu et relu jusqu'à se persuader que mademoiselle était le mal incarné. Alors quand elle s'en défend comme ça, acide et froide à la fois, ses lèvres se pincent de plus belle et la lassitude le frappe comme un fouet: why do I care? “ M'apprendriez-vous la matière que j'essaie de vous enseigner, mademoiselle Rosebury? ” Le ton est froid, la langue claque dans la bouche. Des orages grondent dans les yeux.
La distance, du prénom au nom de famille, est impossible à mesurer. Aneesh s'est redressé contre le dossier de son siège, les mains à plat sur le bureau, et la darde d'un regard vaguement déçu et très agacé à la fois. « Vous avez été hostile avant même de retenir mon nom. A croire que j’allais parvenir à tuer l’immortel que vous êtes. Vous avez réagi comme un lion sur la défensive, il fallait vous attendre à de la tension, tout de même. » Il pencha légèrement la tête sur le côté, mais ne formula aucun réponse, le pli de ses lèvres se contentant de se pincer un peu plus de réprobation. Ce n'est qu'avec une froideur empruntée qu'il continue de parler, posément, espérant secrètement qu'elle prenne son foutu conseil, se lève et s'excuse et s'en aille; lui aussi sent déjà poindre, entre ses tempes, derrière ses yeux, une lassitude migraineuse. « Ennuyeux, le sujet. » Ses sourcils se froncent, cette fois, et il ramène lentement ses mains vers lui pour en croiser les doigts devant son visage. “ Ça n'excuse rien, ” siffle-t-il, soudain sur la défensive. « Pas de plus lourdes attentes qu’auprès de Mystique, si ça peut vous rassurer. » Un sourire un peu amer se dessine lentement sur ses lèvres. “ Mais de vous je n'attends rien, miss Rosebury. Peut-être que Xavier s'est trompé à votre sujet et qu'il n'y a plus rien à retirer chez vous. Qu'en pensez-vous? ” Il ne sait pas si il est sincère ou si il ment; il sait juste qu'elle l'agace, l'agace, l'agace.
Si bien qu'avant qu'elle ait pris le loisir de répondre, ses mains se transforment en poings et s'abattent sur la table brutalement, brusquement, comme pour couper le fil de sa propre pensée. Il ne se doit pas d'entretenir du fiel à l'égard de ses élèves. Aneesh est mauvais professeur mais il sait une chose au moins; malgré tout, il doit être compréhensif, voire gentil avec ces gamins qui n'ont rien demandé de plus qu'un tuteur. On ne pourra pas lui reprocher de perdre son calme, se promet-il en se passant une main dans les cheveux. On ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir essayé. “ Maintenant vous m'excuserez, mademoiselle Rosebury, mais j'ai d'autres ennuyeux sujets à enseigner à d'autres élèves dans le silence le plus total. Peut-être que les débats n'ont pas encore leur place dans mes cours parce que je me retrouve dans un cul-de-sac à chaque fois? Allez savoir. Je vais vous demander de rejoindre votre prochain cours ou de travailler à vos devoirs, j'ai mon cours à préparer. ”
« M'apprendriez-vous la matière que j'essaie de vous enseigner, mademoiselle Rosebury? » Dire qu’elle cherchait à lui apprendre sa matière serait la juger plus prétentieuse qu’elle ne l’était en réalité. Elle reprochait simplement à Aneesh son côté vieux sage bloqué sur son nuage de réflexions philosophiques sans fin. De toute manière, ils ne s’appréciaient pas et rien ne changerait ce fait, quoiqu’ils fassent, sans doute peut-être parce que leur monde intérieur était différent, radicalement opposé. Qu’importe, elle ne répond pas. Elle était honnête en disant que le sujet l’ennuyait, que de fait, elle n’avait rien eu de plus à en dire. Elle aurait tout aussi bien pu ne rien rendre, d’ailleurs. Noter d’arrêter la philosophie, pour leur santé mentale à tous deux. « Mais de vous je n'attends rien, miss Rosebury. Peut-être que Xavier s'est trompé à votre sujet et qu'il n'y a plus rien à retirer chez vous. Qu'en pensez-vous? » Un crac sonore. Piquée au coeur. Le Professeur s’était assurément trompé, si même l’ancêtre le pensait. La glace a mordu le coin du bureau sans qu’elle n’y puisse rien et seul un froncement de sourcil a manifesté sa contrariété. Sa faculté le faisait bien assez comme cela. Sa mutation traduisait bien trop son trouble, elle ne lui ferait pas le plaisir d’ajouter la moindre expression à cela. Un geste de la main, la paume qu’elle referme pour supprimer le givre sur le bois avant que ça ne l’abîme. « Il n’y a en effet plus rien à retirer. J’ignore même pourquoi je suis venue perdre mon temps en cours, professeur. » Si elle l’agace, c’est réciproque. Si réciproque qu’elle en oublie le peu de retenue qu’elle avait, si mince, si peu perceptible. La fracture est consommée.
Il la congédie, sans autre forme de procès, et à dire vrai elle ne se fait pas prier. Même Wolverine aurait eu plus de tact, elle en était presque certaine, presque convaincue. La pédagogie d’un sauvage valait mieux que celle d’un immortel prétentieux. « Le prochain devoir tombera sur votre bureau par magie, ne vous en faites pas. » Elle aurait pu continuer, répliquer, mais à quoi bon ? A quoi bon mettre de l’huile sur le feu ? Le psychologue désapprouverait, le corps enseignant de même. Parfois elle regrettait Mystique et sa discipline drastique mais abordable. Partir était toujours une idée qui trottait dans sa tête. Partir était toujours là, dans un coin. S’en aller, sans regarder derrière, sans s’offrir le luxe des regrets, faire table rase d’un passé qu’elle n’avait plus. C’était la seule parole sage qu’il avait prononcé, avant de s’emporter, avant que ça ne parte encore en vrille. « Je vous souhaite une bonne journée. » La politesse qui contraste avec la porte sèchement fermée. La prochaine fois qu’il lui viendrait l’idée de questionner Aneesh Doe, elle ferait quatre fois le tour de l’Institut en patins à glace, plutôt. La socialisation, c’était naze, c’était contrariant, c’était blessant.
Les bras croisés, la tête baissée, elle laisse le philosophe à ses mélancolies mal assumées pour noyer ses pseudo-tragédies dans du chocolat. Il paraît que le chocolat permet de sécréter quelques hormones de bonheur, ça ne pouvait pas faire de mal. Et son métabolisme était assez sympathique pour ne pas lui faire prendre dix kilos à chaque carreau croqué. Idiote, idiote, idiote. Pourquoi ne pouvait-elle pas se contenter de faire sa valise ? Quelque chose la retenait inexplicablement. Noter de questionner Xavier, un jour. Ce qu’elle n’aimait pas chez le télépathe ? Sa télépathie justement. Qu’il puisse fouiller dans sa tête lui filait des frissons d’effroi. Vraiment, c’était une mauvaise journée.