Année 1997
Assis sur la chaise, les genoux repliés contre moi, mes mains sont accrochés à mes chevilles et je ne bouge pas. Je fixe avec insistance le sol, bien décidé à ne surtout pas regarder l'homme qui est installé derrière son bureau. C'est la même rengaine depuis plusieurs jours. Je viens là, je prends place sur ce fauteuil et j'attends que ça passe sans rien dire, sans plus rien dire. Je préfère ne plus rien dire parce que ça me vaut les mêmes mots à chaque fois, les mêmes réponses que je ne supporte pas. Je dois déjà faire face aux pensées alors l'entendre en plus me dire ce qu'il pense, ce qu'ils pensent tous... Merci, mais non merci. Lui aussi reste là, sans rien dire. Il prend des notes par contre, il en prend beaucoup et on se demande bien comment il peut trouver autant à redire alors que je ne dis absolument rien. Mon silence est sans doute plus éloquent que les mots pour lui. Il termine quand même par briser le silence. Première fois qu'il le fait depuis que j'ai cessé de parler.
- Gabriel ?
Pas de réponse de ma part. Je garde les yeux résolument fixés sur le tapis.
- Gabriel, cela fait deux semaines que tu es ici et une semaine que tu es complètement silencieux. Tu ne crois qu'il serait temps de parler ? De me parler ?
Pour toute réponse, je secoue la tête de droite à gauche : non, je ne veux pas lui parler. C'est pourtant clair, non ? Je l'entends soupirer. J'entends aussi qu'il pose son carnet de notes et son stylo sur son bureau. Le. pire, c'est que je n'ai même pas besoin qu'il parle : j'ai déjà ses mots en tête avant même qu'il ne les prononce. C'est fatiguant. Vraiment fatiguant.
- Pourquoi ne veux-tu pas parler ?
Et je sais qu'il ne va pas cesser de me questionner. Je le sais. Il m'a laissé tranquille pendant une semaine mais à présent il est décidé à me faire parler, il ne lâchera pas le morceau. Alors, je relève mon regard vers lui et j'entends son petit cri de victoire intérieur. Je serre la mâchoire.
- J'ai pas envie de parler parce qu'à chaque fois que je parle, on me dit que je suis fou.
- Malade Gabriel, malade.
- Malade, fou, c'est pareil.
Il fronce les sourcils et là encore il pense sa question avant de la poser.
- Parce qu'entendre des voix, tu trouves ça normal ? Tu ne trouve pas que ça fait de toi quelqu'un de malade ?
- J'entends pas des voix, j'entends les pensées des gens, c'est pas pareil.
- Si, c'est pareil.
- Non ! Je ne suis pas fou. J'entends pas des voix me parler, me dire de faire des choses, j'entends juste ce que les gens pensent. Testez-moi, vous verrez que je ne mens pas !
- Non.
- Pourquoi ?
- Parce que je n'entrerai pas dans le délire que provoque ta maladie, ça ne serait pas te rendre service.
Je détourne de nouveau le regard en secouant la tête, les larmes me montent aux yeux. Délire, maladie, des mots horribles. Des mots qui ne me correspondent pas : je ne sais pas ce qui m'arrive mais je sais que je ne suis pas fou. Je le sais.
- Nous allons t'aider Gabriel.
- Personne ne peut m'aider...
- Si. Nous le pouvons. Nous allons trouver les médicaments qu'il te faut et tout va rentrer dans l'ordre.
Je reporte brièvement mon regard sur lui. Il est confiant. Il pense vraiment ce qu'il dit. Il pense véritablement qu'avec des médicaments et un séjour dans cette clinique, je vais arrêter d'entendre des voix. Tout va s'arranger d'après lui.
Mais rien ne s'est arrangé. Rien du tout.
‡‡‡‡
Année 1999
Je regarde autour de moi et me sens tout petit : vraiment tout petit. Il faut dire que je suis habitué à ma chambre à la clinique. En dehors de quelques balades dans le parc et les repas dans la salle à manger, je suis toujours resté enfermé dans ma chambre alors forcément, imaginer vivre dans un tel endroit... La fille, qui fait deux têtes de plus que moi, se poste devant moi et m'adresse un large sourire avant de me faire signe de la suivre.
- C'est moi qui vais te faire visiter l'Institut.
Je hoche la tête et la suis en silence tandis qu'elle me montre les pièces communes, qu'elle m'explique le fonctionnement de l'établissement. J'enregistre les informations, j'essaye de m'y faire mais ce n'est vraiment simple, pas quand les pensées des autres me parviennent et ils sont nombreux. C'est un brouhaha qui forme un bourdonnement dans mes oreilles. J'y suis habitué. A la clinique, lors des repas, les pensées des autres me parvenaient mais certaines étaient masquées par les médicaments que les malades prenaient alors que là... Eh bien là, disons que le bourdonnement est plus puissant même si les pensées de Leighton, c'est le prénom de la fille, m'apparaissent nettement par dessus les autres. Du coup, j'entends sa question avant qu'elle ne la pose.
- Alors, tu as quoi comme pouvoir ?
Je relève mon regard vers elle. Elle en parle comme ça ? Ils vont tous en parler comme ça ? Il semblerait oui.
- Je suis télépathe.
Je ne l'invente pas : Le Professeur Xavier a lui-même confirmé ce que je pense depuis deux ans alors qu'on me prend pour un fou.
- Cool !
- Non, pas cool.
Je la vois froncer les sourcils tout en continuant d'avancer.
- Pourquoi ?
Je soupire.
- Entendre toutes les pensées de tout le monde tout le temps sans que ça s'arrête c'est pas cool, c'est épuisant.
- Ah... Oui... Je comprends mais ne t'en fais pas, c'est parce que tu ne contrôles pas ton pouvoir. Ici, tu vas apprendre à le contrôler et après ça ira mieux.
- Ouais...
- Mais si, il faut avoir confiance. Regarde le Professeur : il est pas tout le temps épuisé lui.
- J'ai rien à voir avec lui...
Qu'elle me compare à lui c'est juste tellement... C'est impensable en fait. Elle est tout sourire.
- T'en sais rien encore.
Ce à quoi je ne réponds rien. Elle est persuadée d'avoir raison, je vais la laisser penser ça. Je n'ai pas envie de me mettre à dos la première personne qui est gentille avec moi et qui pourrait peut-être devenir une amie.
- Et ça fait combien de temps que tu as découvert ton pouvoir ?
- Près de deux ans.
- Mais...
- Je n'étais pas à l'école.
Je la coupe et m'en veux tout de suite parce qu'elle n'a pas eu le temps de formuler sa question que j'y ai répondu et ce n'est pas bien. Je sais que ce n'est pas bien. Je m'arrête dans le couloir.
- Désolé...
- T'en fais pas, au moins ça va plus vite.
J'ouvre la bouche, ne réponds rien. Choqué ? Non, pas choqué, mais surpris qu'elle prenne la chose aussi bien. Elle continue à me sourire, reste silencieuse et pense à son autre question.
- Mais t'es pas obligé d'y répondre si tu n'as pas envie.
- Si, c'est juste...
La première fois que je parle de ça. La toute première fois.
- Je n'étudiais pas à la maison. J'étais dans une clinique en fait. Enfin, c'était plutôt un asile de fous qu'une clinique.
Elle perd son sourire, en même temps il y a de quoi.
- Quand j'ai découvert mes pouvoirs, j'en ai parlé à mes parents parce que j'avais peur. Et eux ils ont...
Ma gorge se noue.
- Ils sont très, très croyants et pratiquants. Ils ont pensé que j'étais possédé. Ils ont même fait venir un exorciste et c'était... Assez horrible en fait...
Leighton se décompose au fur et à mesure de mon récit mais maintenant que je suis lancé...
- Sauf que ça n'a pas marché puisque je n'étais pas possédé. Alors finalement, ils m'ont fait interner puisqu'ils estimaient que j'étais fou. Enfin, je crois qu'ils ont quand même toujours cru que cette folie était due au fait que j'étais un enfant du Diable. Ils le croient toujours...
- Et... Tu es resté longtemps là-bas ?
- J'y étais encore ce matin.
Le choc, je le lis sur son visage comme dans ses pensées.
- Le Professeur est venu. Mon docteur a finalement accepté qu'il me voit seul à seul et au départ j'ai eu peur et puis j'ai compris. J'ai entendu sa voix dans ma tête, j'ai entendu plus que ses pensées, j'ai entendu ses mots. Il me parlait directement dans ma tête mais c'était bizarre parce que je voyais aussi mes pensées dans sa tête c'était comme... Être devant un miroir, tu vois ?
Elle hoche la tête, l'air grave.
- Et puis quand j'ai su, j'ai accepté de venir. Comment j'aurais pu refuser ? C'était la liberté qu'il m'offrait mais il fallait que mes parents soient d'accord alors le docteur les a appelés et...
Je détourne le regard. Mes entrailles se nouent. Les larmes me montent aux yeux.
- Ils ont pas hésité une seconde quand ils ont compris que le Professeur allait m'emmener loin de Détroit, loin d'eux, et surtout, quand ils ont su qu'ils n'avaient rien à payer pour ça, qu'ils n'avaient plus à débourser le moindre centime pour moi... Ils ont juste... Ils ont... Demandé à ne plus jamais me voir ni avoir de mes nouvelles... C'était leur condition pour accepter définitivement...
Sur les derniers mots, ma voix se meurt. Je serre les poings, j'essaye de ne pas pleurer mais c'est difficile. Les larmes sont là et finalement, c'est quand Leighton vient poser ses mains sur mes épaules que les larmes se mettent à couler. Je relève mon regard vers elle. Elle qui est à la fois triste, en colère mais surtout pleine de gentillesse à mon égard.
- T'as pas besoin d'eux. Pour l'instant tu ne le sais pas mais crois-moi, tu n'as pas besoin d'eux.
Je ne réponds rien.
- Ici, on est nombreux à avoir vécu des choses pas très faciles à cause de nos pouvoirs. Et, finalement, c'est ici qu'on a trouvé une famille. C'est ce qu'on est : t'es plus tout seul. Tu seras plus jamais tout seul.
Je baisse la tête.
- Je suis tellement épuisé...
Mentalement. Moralement. Physiquement. Je le suis oui, épuisé. Elle vient me prendre dans ses bras, je laisse faire, je m'accroche à elle même.
- Tu verras, ça va s'arranger.
Et, elle, je la crois.
Je fais bien de la croire.
‡‡‡‡
Année 2008
J'entends la sonnerie de la porte d'entrée par dessus la musique et je m'excuse auprès de mes invités. Je vais ouvrir et tombe nez à nez avec Leighton. Je reste un instant interdit en la voyant tant parce que je suis surpris de la voir, tant parce qu'elle a changé. Physiquement mais pas que : c'est son regard qui a changé. En même temps nous ne nous sommes pas vus depuis quoi... Près de deux ans maintenant je crois. J'affiche ceci dit très rapidement un large sourire et vient la prendre dans mes bras. J'ai beau avoir grandi et être un homme maintenant, elle me dépasse toujours de deux têtes.
- Tu es venue ! Je ne t'attendais plus !
- C'est tes vingt-cinq ans, j'allais pas louper ça.
- T'as bien loupé toutes mes représentations depuis deux ans...
- Touché.
Mais dans le fond je ne lui en veux pas : elle a dû être occupée, voilà tout. Après tout, elle, elle vit toujours à l'Institut. Elle se rend utile là-bas, elle enseigne. Moi, quand j'ai eu vingt et un ans, je suis parti. J'étais reconnaissant de ce que j'avais appris et j'étais heureux là-bas car oui, on formait une grande famille mais j'avais besoin d'indépendance, je voulais vivre ma propre vie et surtout, surtout, je voulais devenir violoniste professionnel. Cette idée m'avait collé à la peau depuis mon plus jeune âge jusqu'à ce que je sois interné et elle était revenue se faire une place peu après mon arrivée à l'Institut. Alors je suis parti, je me suis construit ma propre vie et je m'en suis pas trop mal sorti puisqu'à 23 ans, j'ai eu le plaisir de jouer en tant que soliste avec l'orchestre philharmonique de New York : rien que ça.
- Allez, viens prendre un verre.
- En fait, je ne peux pas rester mais je voulais venir t'offrir ton cadeau.
Elle me tend un cadeau que je récupère mais que je n'ouvre pas. Je fronce les sourcils, l'observe en silence.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Rien du tout.
- Je demande poliment mais je peux très bien fouiller tu sais où.
- Je peux pas me mélanger à eux...
Elle désigne du menton mes invités qui se trouvent à quelques mètres dans mon salon. Je pose le cadeau sur un petit meuble et ferme la porte derrière moi pour me retrouver seul dans le couloir avec elle.
- Comment ça ? Ce sont des connaissances, des collègues, des amis même pour certains...
- Des humains.
- Et ?
Pas de réponse.
- Depuis quand tu ne supportes plus la présence des humains ?
- Depuis quelques temps... Les choses ont changé. J'ai changé.
- Je le vois bien ça. Qu'est-ce qui s'est passé Leigh ?
- J'ai pas envie d'en parler.
Je la fixe.
- T'as pas intérêt Gabriel !
- D'accord, mais il faut que tu me parles, que tu m'expliques. Il est arrivé quelque chose à l'Institut ?
- Je ne sais pas, je n'y vis plus.
- Quoi ?
- Je n'y vis plus, d'accord ?
- Mais... Tu vis où ? Et pourquoi ?
- Je suis venue pour te souhaiter un bon anniversaire et t'offrir un cadeau, pas pour parler de moi.
- Leigh...
- Il faut que j'y aille, on m'attend.
- Mais...
Elle se penche vers moi, me prend dans ses bras et m'embrasse sur le front comme elle a eu toujours l'habitude de le faire.
- Leigh...
- On s'appelle.
Sur quoi elle s'éloigne et pendant qu'elle s'éloigne, j'hésite : est-ce que je respecte sa demande ou est-ce que je fouille ? Au dernier moment, je décide de fouiller et je regrette aussitôt d'avoir fouillé. Je le regrette véritablement. Lorsque je retourne à l'intérieur de mon appartement où la fête bat son plein, je suis encore sous le choc de ce que j'ai vu, de ce que je sais. Ce choc ne m'aide pas à me concentrer si bien qu'au-delà du brouhaha de la fête, j'entends le pensées de mes invités, ce dont je me passerais bien. J'ai beau avoir vingt-cinq ans et savoir gérer mon pouvoir, il y a des moments où je ne parviens pas à contrôler le flot de pensées. Je suis abordé bientôt par Paul, l'ami d'une collègue de travail.
- Joyeux anniversaire !
- Merci.
Il tient deux coupes de champagne, m'en tend une tout sourire mais je refuse d'un signe de la tête.
- Allez, c'est ton anniversaire !
- Je ne bois pas d'alcool.
- Jamais ?
- Non, jamais.
J'esquisse un sourire poli. Il est charmant et d'ordinaire, j'aurais bien terminé la soirée avec lui mais là...
- Tu veux dire que tu n'as jamais bu d'alcool ?
- J'en ai jamais bu non.
- Faut remédier à ça ! Tu as vingt-cinq ans !
- C'est pas une raison. Je ne sais pas l'effet que ça aura sur moi...
- L'effet que ça a sur tout le monde : ce sera agréable et amusant.
- Je ne suis pas comme tout le monde.
- Allez, fais un effort ! Pour me faire plaisir.
Il esquisse un sourire absolument charmant et j'observe la coupe de champagne un instant. J'ai toujours refusé de boire de peur que l'alcool exacerbe mon pouvoir en fait mais peut-être qu'il a raison, peut-être que ça n'agira pas sur mon pouvoir et que tout ira bien. Je peux bien essayer. Aujourd'hui, je peux bien essayer. Je finis par prendre la coupe de champagne et trinque avec lui. Première gorgée et j'apprécie le liquide divin. Je l'apprécie vraiment. Je l'apprécie un peu plus à chaque gorgée d'ailleurs. Je vais l'apprécier d'autant plus quand je vais m'apercevoir qu'il n'exacerbe pas mon pouvoir mais qu'il l'inhibe au contraire.
Ce verre aura été le premier d'une longue, longue lignée de verres.
‡‡‡‡
Année 2011
Assis dans ma loge, je fixe mon reflet dans le miroir. Je suis figé sur ma chaise et tellement perdu dans mes pensées que lorsque j'entends frapper à la porte je sursaute.
- Quoi ?!
- Maestro, c'est bientôt l'heure.
- Je sais !
- Vous avez besoin de quelque chose ?
- Non ! J'arrive !
Puis plus rien. Je prends une profonde inspiration. C'est le rêve qui se concrétise. C'est ce pour quoi j'ai tant travaillé dur : chef d'orchestre, le maestro le plus jeune dans l'histoire de l'orchestre philharmonique de New-York et si je ne suis pas du genre à avoir le trac, là, je suis pourtant figé dans ma loge. D'ordinaire j'ai confiance en moi, en mon talent, j'en déborde trop d'ailleurs de cette confiance, tellement que ça exaspère pas mal de monde mais c'est différent ce soir car c'est une véritable consécration et je ne peux pas me tromper : si je me trompe ce soir, je suis fini. Je ne veux pas être fini. La musique c'est toute ma vie. Je jette un regard en biais à mon verre qui n'est pas terminé et me décide à le finir justement. Je secoue le visage, me frotte un peu les joues et souffle un bon coup : allez, on reprend confiance, on redevient celui qu'on est habituellement, il le faut. Un profond soupir et je finis par sortir de ma loge. A l'instant même où je la quitte, je redeviens celui que les gens sont habitués à voir. J'affiche un large sourire, je réponds à ceux qui s'adressent à moi avec l'excentricité que tout le monde me connaît et quand je monte sur scène sous les applaudissements d'un public que je sais pour l'instant mitigé, je le fais avec cette même excentricité. Et puis, il y a ce petit moment, juste avant que je ne commence à diriger l'orchestre. Ce petit moment où je pense à Leigh, au fait qu'elle devrait être là, dans le public, pour me soutenir comme elle l'avait fait lors de mon tout premier récital. Ce moment où je réalise que celle qui a longtemps compté pour moi, qui a longtemps été la personne la plus importante pour moi, ne sera plus jamais là puisqu'elle est morte, comme beaucoup d'autres à Alcatraz, parce qu'elle avait fait de mauvais choix. Des mauvais choix entraînés par l'horreur de certains humains, de certains monstres de cruauté... Ce moment où mon cœur se serre tellement qu'il m'en fait mal. Ce moment qui dure un petit peu trop longtemps car bientôt, j'entends toussoter un peu loin sur ma gauche : mon assistante. Elle me fixe, horrifiée, parce que je ne bouge toujours pas. Cela me suffit à reprendre pieds avec la réalité. Mes doigts se resserrent autour de ma baguette, je la soulève, lève mon bras gauche au même moment. Le temps se fige, la respiration des musiciens s'arrêtent en même temps que la mienne et quand j'abaisse la baguette, nous ne faisons plus qu'un.
Nous ne faisons plus qu'un pour le plus grand bonheur du public qui, près de deux heures plus tard, ne sera plus du tout mitigé à mon sujet.
‡‡‡‡
Année 2012
Je sors d'un profond néant. Mes paupières me semblent terriblement lourdes et je ne parviens pas à les ouvrir au départ. Tout doucement, différentes pensées me parviennent. Je perçois des termes médicaux auxquels je ne saisis pas grand chose, je perçois également un certain chaos et quand je commence à bouger, je réalise que certaines parties de mon corps sont douloureuses. Pas trop, on a dû me donner de quoi diminuer la douleur, mais bien douloureuses quand même. La tête en premier. La tête surtout : j'ai l'impression que mon crâne pèse une tonne. Je me sens nauséeux aussi. Puis la jambe, la gauche, elle me gêne et quand j'essaye de la bouger, je n'y parviens pas. C'est à ce moment-là que je parviens à ouvrir doucement les yeux. Au départ, la lumière aveuglante me gêne et il me faut quelques instants pour m'y habituer. Je distingue le plafond blanc et un regard circulaire me fait comprendre que je me trouve à l'hôpital. J'abaisse mon regard, me tord un peu le cou pour pouvoir observer ma jambe et ce geste me donne le vertige mais j'ai au moins quelques secondes pour apercevoir un dispositif assez étrange : est-ce que sont des broches ? Qu'est-ce que ?...
- Vous êtes réveillé, c'est bien.
Replaçant ma tête dans l'oreiller, je porte mon regard sur la provenance de la voix et me trouve face à ce qui doit être un médecin. Il est beau. Oui, c'est la première chose que je me dis : au moins, ma tête n'a pas pris de coup au point de me faire négliger ce genre de détails.
- Vous pouvez me dire votre nom ?
Je me mouille les lèvres qui sont sèches.
- Attendez...
Il s'approche avec un petit gobelet dans lequel se trouve une paille et quand il glisse la paille dans ma bouche, je ne me fais pas prier et bois une gorgée d'eau : ça fait du bien.
- Merci.
Ma voix est faible, j'ai l'impression que ce n'est pas la mienne mais je me viens de me réveiller de... De quoi exactement ?
- Votre nom ?
- Gabriel Raul Torres.
- Bien. Savez-vous où vous êtes ?
Il en profite pour observer mes pupilles avec sa lampe ce qui m'est très désagréable.
- L'hôpital...
- Quelle ville ?
- New-York.
- Quelle année ?
- 2012.
- Bien.
Il se recule et m'observe avec insistance.
- Vous vous souvenez de ce qu'il s'est passé ?
Je reste silencieux. Si je m'en souviens ? Maintenant oui, les choses deviennent plus claires. Un peu trop à mon goût.
- Oui... Des vaisseaux... C'était... C'était quoi ?
- Des choses venues d'un autre monde apparemment.
- Ils sont toujours là ?
J'entends un « bip » s'accélérer en même temps que mon cœur s'accélère.
- Non, tout va bien. Ils ont été repoussés par des... Héros ? Oui, on peut dire ça. C'est assez fou quand on y pense.
- Et la femme ?
- Que vous avez amenée ?
- Oui.
- Elle va bien. Vous avez été un héros vous aussi.
- Non... J'ai juste...
Je ne termine pas ma phrase. Elle était bloquée dans sa voiture, je suis resté pour l'aider, j'ai réussi à la sortir mais on s'est retrouvé propulsés au sol. C'est là que je me suis cogné la tête et la jambe. Je me souviens de la douleur abominable à la jambe mais je me souviens avoir soutenu la femme jusqu'à l'entrée des urgences. Je me souviens du chaos surtout. Oui, surtout de ça.
- Votre état était inquiétant mais vous êtes hors de danger. On a dû vous opérer. Le neurochirurgien va arriver pour vous expliquer. Moi je me suis occupé de votre jambe.
- Je vais pouvoir marcher comme avant ?
- Oui, pas d'inquiétude. La rééducation va être un peu longue mais ça devrait bien se passer.
- D'accord... Merci.
- Par contre, vos résultats sanguins sont un peu inquiétants.
Je fronce les sourcils et ça me fait mal au crâne de faire ça. Il récupère mon dossier, soulève quelques feuilles, les lit en silence et ses déductions me viennent en tête avant qu'il ne les dise à haute voix ce qui me fait soupirer.
- Votre taux d'alcoolémie était assez élevé et les autres analyses ont révélé des GAMMA GT qui crèvent le plafond : ça fait longtemps que vous buvez ?
- Oui, ça fait un moment.
Je détourne le regard. Je n'ai pas la moindre envie d'avoir un sermon et pourtant, je ne vais apparemment pas y échapper. Il s'approche de mon lit, je garde mon regard détourné avec résolution.
- Un médecin addictologue va venir pour vous voir.
- Pas besoin.
- Vous avez besoin d'aide.
- Non, c'est bon.
- Vous allez être hospitalisé quelques temps, le sevrage va être inévitable.
Ce à quoi je ne réponds rien. Je n'ai pas envie de me sevrer. Je ne veux pas me passer de l'alcool parce que mon corps en a besoin mais que surtout mon esprit en a besoin. Avec l'alcool, plus besoin de faire le moindre effort pour ne pas entendre les pensées des autres. C'est la facilité, c'est vrai, mais c'est mon choix. Pourquoi diable m'en imposer un autre ? Pour ma santé ? Allons bon...
- Je sais que vous n'avez pas envie d'entendre ça.
- Alors ne dites rien.
- D'accord.
J'aperçois sa silhouette s'éloigner : tant mieux, qu'il s'en aille. Sauf qu'il s'arrête à l'entrée de la chambre.
- Vous allez tout gâcher, c'est dommage.
Je relève mon regard vers lui et il plante le sien dans le mien.
- Vous êtes un violoniste talentueux et un chef d'orchestre tout aussi talentueux.
J'écarquille les yeux : il me connaît ?
- Vous allez vous tuer si vous continuez alors oui, c'est du gâchis.
Sur quoi il sort et me laisse seul. Je fixe un moment le plafond de ma chambre. A ce moment-là, je ne sais pas encore l'importance qu'il va avoir. Je ne sais pas encore qu'il va devenir le premier amour de ma vie. Je ne sais pas encore qu'il va réussir à me faire arrêter de boire.
Je ne sais pas encore qu'il va tout changer.
‡‡‡‡
Année 2015
Je tiens. Je ne sais pas comment, je ne sais pas pour combien de temps mais je tiens. Mon bras droit est accroché à un morceau de roche, mon bras gauche lui est accroché à la corde. Je grimace tant j'ai mal. Mon épaule a pris un mauvais coup, je sens le sang couler le long de mon bras. Je le vois également. Au bout de la corde, dans le vide, il y a Cameron, qui est inconsciente et plus loin en contre-bas, tout au bout de la corde, il y a George. George, le chirurgien qui a sauvé ma jambe. George, l'homme dont je suis tombé amoureux. George, l'homme qui a réussi à me faire arrêter de boire. George, l'homme qui m'a accepté tel que j'étais avec tous mes défauts. George, l'homme qui a changé toute ma vie. George, l'homme sans qui je n'imagine pas ma vie justement. Mon George. Cameron est sa sœur. Voilà plus de trois ans maintenant que George et moi sommes en couple, plus de trois ans que lui et Cameron ont commencé à m'initier à l'escalade en montagne. Cameron est devenue comme une sœur pour moi, une véritable sœur et c'est bien souvent que nous faisons des choses tous les trois. Comme aujourd'hui. C'était une montée difficile, on en avait conscience mais on avait confiance, on pouvait le faire et on l'a fait. Seulement le temps s'est gâté et c'est sur la descente qu'il a glissé et qu'il nous a entraîné dans la chute. Je ne sais pas comment j'ai réussi à stopper la mienne de chute. Je ne sais pas comment j'ai réussi à m'accrocher à ce morceau de roche pour me retenir mais j'ai réussi.
- Gabriel !
- C'est bon ! Je vous ai ! Je vous tiens ! Je vais vous remonter !
Et j'essaye. Je tire, encore et encore mais ça me fait tellement mal que j'en hurle.
- Gabriel ?
- J'essaye de vous remonter mais...
Ils sont trop lourds. Voilà la vérité.
Puis plus rien. Il ne dit plus rien mais il pense et je suis habitué à l'écouter. Tellement habitué... Je resserre ma poigne autour de la corde.
- Non ! George ! Tu n'as pas intérêt !
- Nous sommes trop lourds !
- Non ! Laisse-moi quelques instants !
- On n'a pas le temps ! Tu t'affaiblis ! Tu ne peux pas nous remonter tous les deux !
- STOP ! Range-moi ce couteau ! Je vais trouver un moyen !
- Il n'y pas d'autre moyen ! Si je ne meurs pas on meurt tous les trois, c'est aussi simple que ça !
- Non ça n'est pas si simple !
Les larmes me montent aux yeux. Je tremble.
- Je ne peux pas te perdre...
- Tu la ramènes saine et sauve et tu veilles sur elle Gabriel...
- George...
- Promet-le.
Rien.
- Gabriel !
- Je promets...
Je l'aperçois en contre-bas. Son regard capte le mien. Il ne dit plus rien mais il pense. Il le pense.
- Je t'entends...
Je le dis dans un souffle. C'est une habitude qu'on a prise : penser « je t'aime » et moi de lui répondre « je t'entends ». C'est notre truc à nous, rien qu'à nous.
- Je t'aime aussi...
Je ne le lui ai jamais dit. Il le sait mais je ne le lui ai jamais dit. Je n'ai jamais réussi, jusqu'à maintenant. Et maintenant, il est trop tard. Il me sourit, je secoue la tête. Il coupe la corde rapidement et dès qu'il est détaché de Cameron, le poids que je tiens s'allège considérablement si bien que je parviens à la remonter tout de suite. Elle est vite dans mes bras, je la serre fort contre moi alors qu'elle est inconsciente et mes pensées sont tournées vers lui, vers ses pensées à lui qui sont elles tournées vers Cameron et vers moi. Cela dure quelques secondes. Je perçois des images, tout un tas d'images puis plus rien. Plus rien du tout.
Plus rien.
***
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je te l'ai dit. Nous sommes tombés.
- Il n'y a pas eu que ça...
J'observe Cameron dans son lit d'hôpital. Je l'ai portée sur mon dos. Après que George se soit sacrifié, j'ai porté Cameron sur mon dos. A un moment donné, elle s'est réveillée et m'a demandé ce qu'il s'était passé et je lui ai dit que nous étions tombés. Elle m'a demandé où était George et j'ai menti, j'ai dit qu'il était parti chercher les secours parce que je ne voulais pas lui dire à ce moment-là. Et maintenant, nous en sommes là : elle est réveillée après près de dix-sept jours de coma et elle veut savoir la vérité : comment son frère est-il mort ?
- J'ai réussi à me retenir à un morceau de roche. Vous, vous pendiez dans le vide. Tu étais déjà inconsciente à ce moment-là. J'ai essayé de vous remonter mais...
- Nous étions trop lourds...
Elle me coupe, la voix tremblante. Elle n'est pas bête, elle sait. Elle sait ces choses-là...
- Oui, vous étiez trop lourds. Lui aussi l'a compris alors...
Mon cœur s'emballe. Le dire... Je l'ai déjà dit, j'ai déjà raconté aux secours et à la police ce qu'il s'est passé mais le lui dire à elle...
- Il a pris la décision. Il a décidé de nous sauver.
Elle me fixe en silence et si je n'entends pas ses pensées puisque j'ai assez bu pour ne pas l'entendre, je vois sur son visage qu'elle comprend.
- Il a coupé la corde ?
- Il a coupé la corde.
Et nous, nous allons devoir vivre avec ça. Nous allons devoir vivre avec le poids de sa mort sur nos épaules car c'est bien pour que nous restions vivants qu'il a choisi de mourir.
Pour nous.
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Année 2016
Des émeutes. Du chaos. Le monde ne semble plus tourner très rond mais a-t-il jamais tourné rond ? Dans le fond, il n'a jamais tourné rond, pas vraiment. Il y a bien eu ces moments de paix quand j'étais à l'Institut et aussi quand j'ai vécu avec George mais au final, tous ces bons moments ne changent rien : on finira tous pareil. Alors, je profite de la vie. Je souris, je ris, je bois, je pratique mon métier avec passion. Cameron m'en veut de m'être remis à boire mais je ne prête pas attention à ce qu'elle pense : tant que je tiens ma promesse faite à George, le reste, on s'en fiche. Le reste... Le reste suit son cours. Je pourrais bien retourner à l'Institut, je pourrais bien essayer de rejoindre ceux qui se battent pour ce qu'ils estiment être le bien mais non, je mène ma vie comme je l'entends, loin de tout ceci et c'est très bien comme ça. Tant que tout ce bordel ne me rattrape pas et ne me touche pas, je vais bien.
Je vais bien.