Les mots semblent peu importants à ceux qui observent, inutiles même là où de simples regards peuvent en dire bien plus. Un simple geste suffit parfois à faire comprendre ce qu’on ne pourrait jamais exprimer autrement. L’un se recroqueville dans un coin, son regard perdu à l’horizon. Si on s’approche de lui, ce même regard cherche frénétiquement une issue de secours, une échappatoire. Rester seul est son seul souhait, rester loin de tous et que tous le laissent tranquille. Ce n’est pas un drame, mais inacceptable. Les blouses blanches usent des mots pour demander, de la force pour exiger. Celui que veut néanmoins rester seul semble sourd à tout discours mais non muet à toute épreuve de force. Le cercle enfin complété de son dernier arrivant, la conversation commence, les paroles s’échangent.
Il y a Ivan, cinquantenaire, alcoolique depuis l’âge de vingt ans. Il ne semble pas se rendre compte que la boisson est un réel problème, que ce simple liquide dont la plupart ici n’ont jamais goûté lui a ruiné toute chance de vie. Du moins d’une vie normale, car pour lui ceci n’est qu’une étape entre tant d’autres. Regrets inexistants, que ce soit pour sa femme et sa fille ou encore pour son travail, discours habituel avant d’être relâché dans la nature. D’ici deux mois, il sera à nouveau là. Personne ne lui fait la remarque, loin d’être sûr qu’il le comprenne réellement.
Mathilde prend ensuite la parole, douce et mélodieuse Mathilde. C’est la seule qui peut réellement être qualifiée d’intéressante, car elle ne parle pas, elle chante. Il n’y a pas d’instruments à jouer, ce qu’elle déplore avant tout. Ils lui manquent tous, ce même si elle ne précise jamais qui ils sont. Les fleurs sont dehors mais l’accès au jardin lui est refusé, comme à nous tous, pourtant le soleil nous chanterait tous de belles mélodies, nous incitant à rester sous ses rayons, partageant un bonheur éphémère dont nul ne veut réellement. Ça n’a aucun sens et s’en est d’autant plus agréable que le ton de sa voix est doux, calme et reposant.
Vient alors Christophe, le silencieux, l’asocial. Il s’est recroquevillé comme il l’était un peu plus tôt sur l’appui de fenêtre. Pour un jeune homme de vingt-cinq ans, il sait se faire petit, très, très petit. Quand les regards se posent sur lui, il commence à pivoter de gauche à droite, de droite à gauche.
Comme d’habitude.Jacqueline est plus qu’heureuse de prendre la parole. Elle dit avoir construit un petit bateau en papier, avoir tricoté un pull pour sa petite-fille et avoir eu un débat au petit-déjeuner avec son époux. Tant de passion, tant de joie de vivre que personne ne lui précise que son mari est décédé il y a déjà plus de sept ans de cela. À quoi bon ?
Sarah quant à elle pose une feuille de papier jaune devant elle. Elle passe donc son tour, une des blouses blanches ne semble pas le comprendre et s’avance vers elle. Il est nouveau et ignore encore que Sarah ne parle qu’en couleur. Quand la dame parlante le lui fait savoir, il nous lance à tous un regard tout aussi hautain qu’emplis de pitié. On s’en fout un peu, ils nous regardent presque tous de la même façon alors forcément, on s’y habitue. Tout ce qu’on remarque est le bout de tissu bleu que Sarah passe à Julien.
C’est un homme âgé, le papy de l’étage, même s’il déteste qu’on le nomme ainsi et qu’il nous menace à chaque fois de sa canne quand on ose prononcer ce simple mot devant lui. Car le grand-père, le vieux, le débris, il était là pendant la deuxième guerre mondiale. Il a survécu aux bombardements, au froid et à la faim. Il est surtout fier d’avoir survécu aux camps de concentration, même s’il regrette avoir survécu ces derniers pour finalement être enfermé ici. S’il avait su ça il y a quinze ans il se serait tiré une balle quand il en avait encore l’occasion. La dame parlante le serment alors, Julien l’envoi sur les roses et un silence s’installe.
Les regards se posent alors sur le dernier du groupe, la dame parlante prononce les paroles tant détestées que sont ; à vous de nous parler, qu’avez-vous fait aujourd’hui ? Un haussement d’épaules, quelques murmures inaudibles et
comme d’habitude, les regards se portent tous vers celle qui nous oblige à cet exercice pénible et inutile. À peine prononce-t-elle son verdict, à savoir que la séance de torture est enfin terminée, que tout le monde
-à l’exception d’Ivan et de Julien- se lève d’un bond pour reprendre ses occupations.
Deux ans. C’est aujourd’hui le jour J, le deuxième anniversaire de mon arrivée ici. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai pas souhaité en dire plus lors de la réunion.
Ça ne sert à rien. Je le sais, c’est évident que tout ce que je dis ou ce que je fais ne sert strictement à rien. Au début on a du mal à s’y faire, surtout lorsqu’on commence à comprendre que rien n’est juste ici, rien n’est normal. Fuir est une mauvaise idée, si encore je connaissais quelqu’un dehors qui voudrait bien m’aider, alors oui, peut-être que je l’aurais déjà tenté. Mais où irais-je aujourd’hui ? Ma mère me rend visite une fois par mois, souvent le lundi en pleine journée. Il y a des heures de visites, oui, mais pas pour moi. Jamais. C’est à cause des médicaments à ce qu’il paraît, ceux qui me donnent envie de dormir ou qui m’empêchent de penser. Remarquez, je comprends qu’ils veulent me garder dans un état semi-conscient, mais je ne suis pas dupe pour autant. Elle peut me voir quand elle le souhaite car contrairement aux autres, je ne suis pas là pour des problèmes de santé ou un état mental instable. Les blouses blanches peuvent prétendre le contraire, moi je sais que je ne suis pas fou et c’est tout ce qui m’importe.
Du moins je crois.L’utile à la connaissance est la facilité de survie. On peut vivre dans l’ignorance, oui, mais tant qu’on connaît un tant soit peu le fonctionnement de la société on peut encore s’en sortir. Hors ce n’est pas mon cas, pas du tout même. Je commence même à me demander si je n’ai pas vraiment perdu la tête. Peut-être que c’est moi qui me croit sain d’esprit alors qu’en réalité je ne suis pas mieux que Mathilde, Christophe, Sarah et Jacqueline. Je suis là, dans les rues d’une ville que je ne connais pas. Les passants ne se lancent pas un regard, se bousculent même si l’un ne s’écarte pas assez rapidement du chemin de l’autre. Les maisons se ressemblent toutes, le ciel est gris, l’air est froid. De simples faits, simples constatations. D’un instant à l’autre je passe d’une rue à un bois. Je poursuis mon chemin en m’émerveillant de la nature m’entourant. Les arbres semblent presque vivants, les feuilles vertes et le soleil brillant enfin haut dans le ciel. Les oiseaux chantent diverses mélodies que je connais à présent par cœur, les mulots filent se cacher en remarquant ma présence, le cerf et les biches m’observent avant de fuir à leur tour. Soudainement, comme sortit de nulle part, un sanglier semble foncer droit vers moi, je l’évite de justesse avant de me faire percuter par un deuxième qui venait du sens inverse. La douleur est insoutenable, l’animal était gigantesque et j’ai l’impression qu’il m’a brisé toutes les côtes. Mais quand j’ouvre à nouveau les yeux, c’est un homme qui se penche au-dessus de moi. Ses lèvres bougent, je sais qu’il me parle mais je ne comprends rien. Un deuxième visage apparaît lui aussi, je détourne le regard car je me rends compte que je suis sûr de l’asphalte. Le sanglier me regarde sans bouger, se transformant l’instant d’après en voiture grise.
Ah.Les gens m’entourent rapidement et je n’hésite pas à les bousculer pour m’éloigner d’eux. J’entends leurs voix inquiètes, je les vois s’approcher en me voyant tituber. Julien apparaît et m’aide à les fuir. Nous courons une bonne dizaine de minutes avant de nous arrêter dans une ruelle étroite et mal éclairée. Je ne me souviens pas qu’il faisait nuit, ça n’a cependant pas d’importance. Alors que je suis à bout de souffle, Julien lui semble encore pouvoir parcourir quelques kilomètres sans difficulté.
J’ai mal. Le papy de l’étage disparaît, le mur contre lequel je m’appuie devient un arbre, les poubelles non loin de moi se transforment en roches alors que les pavés deviennent herbes et fleurs. Mes jambes me trahissent, je m’écroule et le goût métallique du sang est la dernière chose dont je me rends compte avant que tout s’arrête, que tout disparaisse.
« Est-ce encore une de ces journées où vous préférez ignorer ma présence ? » La voix de la dame parlante me rappelle celle de madame Oleson dans la Petite maison dans la prairie. Grand-mère aimait cette émission, ainsi qu’un cas pour deux et les films en noir et blancs. La première fois que tout est devenu différent, c’était en noir et blanc. La table était devenue un avion, les murs l’horizon.
« Vous ne vous en lassez pas ? » dit-elle, avant de former un rythme régulier avec son stylo sur son cahier. Tap tap tap tap. Pause. Tap tap.
R. J’abandonne ma contemplation pour observer la dame parlante. Elle est habillée d’un tailleur noir, professionnel. Ce qui est plus étrange est la couleur de ses cheveux, la dernière fois ils étaient blonds avec quelques nuances de gris, l’âge sans doute. Maintenant ils sont bruns, son teint pâle lui donne une allure de cadavre.
« Je ne vous remercie pas du compliment. » Oops. Non pas qu’elle ne le mérite pas. Je hausse les épaules en guise de réponse, d’accord, je n’aurais sans doute pas dû dire ça à voix haute. Cependant j’ignore ce que je dis et ce que je pense, la ligne se brouille de plus en plus, les murs blancs changent de forme et de couleur.
« Arrêtez ça tout de suite. » Mais arrêtez quoi ? Ils sont prévisibles, ennuyant même. Vivre une vie monotone et sans intérêt, se lever le matin pour venir discuter avec des personnes loin d’êtres normales. À moins que ce soit nous qui sommes normaux et eux qui sont étranges. Sarah rit, Jacqueline se met à danser alors que Mathilde s’installe devant le piano. Les deux nouveaux de cette semaine ne comprennent pas vraiment ce qui arrive, c’est Christophe qui leur explique qu’on arrive au pays d’Oz, je ne sais même pas qui est Oz ou encore ce qu’est le pays imaginaire et Peter Pan. Il me semble en avoir entendu parler quand j’étais plus jeune, avant que ma mère ne décide de me priver de mes livres et des dessins animés. Ce n’est pas grave, j’ai sans doute rattrapé mon retard Disney avec Christophe et Mathilde, pire que des enfants il n’y a rien qu’ils ne connaissent pas et ô grand danger si on ose dire que dans la vrai vie, le Roi Lion aurait sans doute mangé Kovu vu que ce n’était pas son petit. Muais.
La dame parlante se lève et si ses yeux étaient des armes je serais déjà mort. Elle veut alors s’approcher et je me demande ce qu’elle ferait si araignées et cafards lui tombaient dessus. Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous les regards se posent sur elle alors qu’elle se met à crier comme une gamine de six ans, ses cris alertant les blouses blanches qui arrivent en courant. Tout comme les autres, je suis mort de rire en la voyant se tortiller dans tous les sens et se taper dessus comme une idiote. Julien aurait adoré la scène et je peux encore le voir s’esclaffer à nos côtés. L’ambiance change, tout devient sombre et je suis brusquement sorti de mes pensées quand les blouses blanches se jettent sur moi.
Isolement, me voilà.Le temps passe, les heures filent une à une, l’horloge ne semble jamais s’arrêter. Elle prend parfois un air plus joyeux, se transformant petit à petit en labyrinthe, bleu, vert, jaune et blanc.
C’est amusant. Les marches apparaissent alors et sans même y réfléchir, je suis le chemin qui m’est tracé. J’arrive bien haut dans les nuages, au-dessus de tout, au-dessus de tous. Il n’y a pas de fin, il n’y a pas de vide. Les oiseaux passent en nombre, ils quittent les pays froids pour se diriger vers les terres plus chaudes. Ça doit être fatiguant de parcourir des milliers de kilomètres chaque année. Au moins les ours eux hibernent. C’est bien mieux et si je pouvais en faire autant, je n’hésiterais pas une seconde. Pour l’instant c’est un peu ce que je fais, les blouses blanches m’ont enfermé après m’avoir injecté un calmant. C’était il y a deux semaines. Sauf l'heure des repas je ne vois personne. Je ne parle à personne. Du moins, pas vraiment. Julien est souvent là et toute autre personne à qui je pense sur le moment apparait aussi, même mon beau-père alors que lui et moi nous n’avons jamais pu nous supporter.
Les nuages disparaissent, la chute est inévitable. Il n’y a pas de fin, ni de début. Une ombre passe, une deuxième suit. Bientôt les dragons crachent des flammes et les étoiles s’arrêtent de briller. La nuit tombe, le silence s’installe. L’imagination laisse place aux souvenirs, quand tout change et qu’une scène du passé se présente petit à petit. Un souvenir dont je me souviens bien, sans doute mieux que quelconque autre.
C’était un jour d’hiver, treize jours avant la fin de l’année. Et ne disait-on pas que le chiffre treize porte malheur ? Ma mère avait préparé ma valise la veille, sans me dire où j’irais et pour combien de temps. Je n’étais qu’un enfant qui n’avait pas encore fêté son douzième anniversaire, un enfant qui croyait partir en vacances avec sa famille. Sa prétendue famille. Le lendemain, la route se fit plus courte que prévue, mon père ne nous accompagna pas. Moi, naïf que j’étais, je cru qu’il nous rejoindrait plus tard ou que je passerais quelques semaines seul avec ma mère. On est bête à cet âge, c’est normal. Pas de vacances, pas de neige. La voiture s’arrêta devant un grand bâtiment, une grande plaque de marbre affichant le mot ‘hôpital’. Ma mère m’avait fait descendre, avait pris mes bagages et m’avait mené jusqu’aux portes où un homme en blouse blanche attendait déjà. Elle m’avait alors demandé d’attendre, ce que je fis, discutant avec l’homme et lui donnant quelque chose
-et ce n’est que plus tard que je compris qu’il s’agissait d’argent- pour ensuite se tourner vers moi. Un 'je t’aime et je viendrais te voir', un au-revoir. L’instant d’après, l’homme me prend par la main et alors que je vois ma mère me tourner le dos, je passe les portes vitrées de ce qui deviendrait ma prison pour les neuf années à suivre. Enfin cinq pour le moment, mais ça, je l’ignore encore aujourd’hui.
Les images disparaissent, les silhouettes se trouvant dans la chambre s’évaporent, littéralement. Mes yeux se posent sur le sol, le carrelage disparait et laisse place à une fontaine. L’eau ne peut s’échapper, il n’y a plus de porte, plus de fenêtres avec des barreaux. Et le niveau monte rapidement. Ce n’est pas grave, rien n’est grave. L’horizon de la mer prend sa place sur les murs, le plafond laisse place à une nuit étoilée.
Happy B-day. Demain ils seront obligés de me laisser partir, Jacqueline m’a bien dit qu’à dix-huit ans je deviens un adulte aux yeux de la loi, alors ils ne peuvent pas me garder ici.
Elle ne vient pas. Elle ne vient plus. Ma mère, seule personne à me rendre visite, ne fusse qu’une fois par mois, ne vient plus. Lassitude sans nom, regrets incohérents et ridicules. Ma mère n’ose plus venir et je la comprends. Ce qui en fin de compte est sans doute le plus étrange, que je puisse comprendre cette femme, cet être sans cœur qui m’a condamné à vivre cette vie. C’était de sa faute il y a six ans, c’est de sa faute aujourd’hui. D’après mes comptes et en restant encore approximatif, j’ai eu dix-huit ans il y a trois mois. Ou peut-être étais-ce cinq mois ? Je ne sais plus, ça fait longtemps que je suis ici, que je n’ai pas vu Mathilde, Christophe ou même Bertrand, le nouveau grand-père de l’étage. Ils ne me laissent plus sortir, ils ne me laissent plus voir personne. Sans doute à cause de ce qu’il s’est passé le jour après mon anniversaire. Il faut dire que sous un coup de colère absolu des gorilles et des lions étaient apparus de nulle part, en y réfléchissant bien, je devrais sans doute éviter de regarder des films genre King Kong ou encore des documentaires quelconque… Je ne l’avais pas fait exprès, je n’ai jamais voulu blesser quelqu’un, on ne m’a pas cru, pour changer.
La première fois je n’y pensais pas. Ce n’était pas mon intention, vraiment pas. J’aimais la neige, les flocons, le froid. Dans la chambre d’isolement je n’avais rien d’autre à faire, l’hiver s’y était présenté. La température avait chuté. Le sol avait vite été recouvert d’un tapis blanc, les flocons se voulaient de plus en plus nombreux à chaque instant. J’ai d’abord eu froid, très froid. Mon corps tremblait et mes paupières semblaient décidées à se fermer. L’instant d’après je n’avais plus froid et je m’étais endormi.
Le point amusant de cette histoire est que j’ai justement manqué le plus drôle. Les blouses blanches ont dû avoir bien du mal à expliquer comment un patient de l’étage psychiatrique s’était retrouvé en hypothermie.
Ha.Si le monde ne te convient pas, réinventes-en toi un autre, et ne laisse aucun chagrin te faire descendre de ton nuage.
- Yasmina KhadraUn an, douze mois, 52 semaines, 365 jours, 8760 heures, 525 600 minutes et 31 536 000 secondes. C’est une éternité. L’imagination connaît elle aussi des limites et quand vous vous retrouvez à fixer vingt-quatre heures sur vingt-quatre les mêmes murs et ce pendant 8760 heures consécutives vos pensées tournent au ridicule et deviennent incompréhensibles. La loi dicte qu’un patient ne peut pas rester plus de vingt-quatre heures en isolement. Mais les lois ne comptent pas pour les cas spéciaux et il paraît que j’en suis un. Oui, sauf qu’on l’est tous, non ? Mathilde qui chante à longueur de journée, Sarah qui communique en montrant quelques couleurs, Bertrand qui entend des voix, Christophe qui croît que dès qu’on le touche une partie de son âme vole directement en enfer et Jacqueline qui est persuadée que son mari est à côté d’elle alors qu’il est mort. On est tous spéciaux mais eux ne passent pas jour et nuit enfermés entre quatre murs. On ne leur passe pas leur nourriture dans un box en plastique qui est quasiment jeté dans la chambre. Les blouses blanches ont peur. Certaines blouses blanches, hommes ou femmes en plus, font le double de mon poids et presque le double de ma taille, franchement, si on devait en arriver à se battre je crois que je me mangerais le sol et ce bien rapidement. Douloureuse perspective. Et c'est eux qui ont peur, quelle blague.
Mais 52 semaines d’isolement poussent à la folie, je ne le démens pas. Il y avait eu vingt-neuf cas d’incendies, dont trois fois où j’avais moi-même failli finir en poulet rôti. Trente-deux inondations, ils m’avaient déplacé dans une pièce emménagée en chambre au sous-sol après la septième. Neuf dératiseurs ont dû se déplacer, onze exterminateurs et le plombier n’a sans doute jamais fais d’aussi bon chiffres d’affaires. Les pompiers quant à eux sont venus vingt-neuf fois, la police dix-sept fois et l’ambulance une bonne dizaine de fois également. 365 jours pour emmerder mon monde, 525 600 minutes pour trouver l’idée du siècle.
D’accord, j’avoue que la dite idée n’est sans doute pas la meilleure, certainement pas MA meilleure idée. Bien que, étant enfermé dans une des pièces les plus isolées
-littéralement- de cet hôpital et n’ayant pas pour brillante idée de créer une pelleteuse
-j’aurais dû y penser, je sais- il n’y avait pas dix milles possibilités. L’eau est un élément naturel et rien n’est plus dévastateur que la nature.
Okay, en y repensant vraiment bien, c’est sans doute l’idée la plus débile que j’ai jamais pu avoir. Et pour une fois que ce que je sais faire aurait pu ne pas marcher, il avait fallu que tout fonctionne à merveille. La porte avait rapidement lâché sous la pression de l’eau, qui parcouru les couloirs à une vitesse ahurissante, tel les chutes du Niagara se déversant dans les sous-sols d’un bâtiment mal isolé. Le fait que je ne sache pas nager ne m’avait pas semblé important jusque-là, on pourrait pourtant croire qu’avec 31 536 000 secondes de réflexion ce point me serait venu à l’esprit.
Non. Bien sûr que non. Ou peut-être que oui… J’en étais là, c’était ça la vérité. J’en étais au point ou m’échapper était plus important que manger, boire ou dormir. Où être libre au coût de ma vie semblait tout à fait légitime. Hey, au moins je me suis déjà débarrassé de la camisole, c’est déjà ça, non ? Mmh. Bon. Noyade. Nous en étions donc là, à la noyade. Les poumons qui brûlent, qui semblent vous trahir pour une simple bouchée d’air alors que si vous inspirez un bon coup ce ne sera que de l’eau qui pénétra votre voie respiratoire pour vous étouffer lentement.
Saleté de poumons. Franchement. Dans ma tête je voyais une bulle, une grande bulle d’air où je serais enfermé, bien sûr, en réalité, c’était trop tard pour imaginer quelque chose.
L’instinct de survie, c’est idiot, vraiment. Nous possédons tous sans exception un instinct qui nous pousse à survivre, nous empêche de rester immobile quand un objet vient droit sur nous. Qui nous empêche de retenir notre respiration jusqu’à ce que mort s’en suive. Alors que mes bras semblent trouver l’énergie nécessaire pour me trainer hors de la cage d’escalier submergée par les flots, une vague impression de douleur s’empare de moi. Je tousse, je crache et j’étouffe. J’ai beau inspirer de grandes bouffées d’air, l’oxygène ne semble pas trouver son chemin. Ou mes poumons ont décidé de m’envoyer sur les roses, c’est possible, je ne suis pas médecin. Les plombs sautent, les lumières viennent s’éteindre et le couloir où je me trouve actuellement est plongé dans l’obscurité la plus totale. Tout le bâtiment en réalité. Dix minutes passent, puis vingt. Les sirènes raisonnent, un bruit assourdissant quand vous avez passé tant de mois dans le silence le plus absolu. Mon corps est aussi traitre que mes poumons car j’ai tellement mal partout qu’il ne me viendrait même pas à l’idée de me lever et de partir, courir loin d’ici. Elle apparait alors, d’un nuage de fumée, tel un mirage au beau milieu du désert et est-ce donc du sable entre mes doigts ? Oui, c’est du sable. Comme c’est..
Comme c’est amusant. Je ris, hilare même quand les blouses blanches arrivent et m’assomment sans ménagement.
Ça en vaut la peine. VraimentLe calme règne enfin. Nous sommes tous assis paisiblement dans la salle commune, Mathilde chante une chanson que je ne connais pas, Jacqueline joue aux cartes avec son mari, Christophe fait une sieste, Bertrand pense à voix haute, Sarah dessine, Karima m’explique l’une ou l’autre théorie mathématique, Liliane tente de regarder les feux de l’amour et j’essaie d’élaborer une tactique pour gagner ma partie d’échecs. Tout va pour le mieux. Bien qu’en réalité nous sommes dans le réfectoire, que Mathilde chante en latin, langue qu’elle ne parle bien évidemment pas, Jacqueline joue toute seule car son mari est mort depuis bien longtemps, Christophe ne fait pas de sieste mais ferme les yeux en restant immobile dans l’espoir qu’on le laisse tranquille, Bertrand parle à un des voix qu’il entend, Sarah dessine avec des crayons imaginaires, Karima parle de sa grille de Sudoku comme s’il s’agissait d’une thèse universitaire, Liliane regarde un écran noir et commente la relation entre Sharon et Nick pendant que je joue seul aux échecs sur un bateau et un échiquier que personne ne voit. Finalement, tout va bien car c’est nous, tout simplement.
Ou pas. Je me demande pourquoi je m’en étonne. Sérieusement. La porte s’ouvre, un homme apparaît, une blouse blanche à son côté droit et la dame parlante du côté gauche, ils essayent de le dissuader tout en semblait effrayé par sa simple présence. Un médecin sans doute. Un rictus amusé s’affiche sur mon visage, je lui donne deux semaines, au plus. Mais alors qu’on continue tous à faire comme si de rien n’était, l’homme s’avance dans la pièce, laissant les deux autres écervelés à l’entrée du réfectoire.
« Rayan Colin ? » L’échiquier devient insectes qui s’éparpillent partout, mon regard en suit un qui tombe de la table et qui finit au pied de l’inconnu.
« C’est bien vous, n’est-ce pas ? » Haussement d’épaules habituel, il me veut quoi celui-là ?
« On m’a envoyé vous chercher. Si vous voulez bien me suivre, ça nous faciliterait la tâche. » Ô. Mon regard croise enfin celui du médecin. Une demande, suivi d’une menace, c’est normal ici, même si généralement les blouses blanches n’ont pas l’amabilité de déguiser ces dernières, après tout, nous savons tous qu’en cas de besoin ils sont plus forts que nous. Ce docteur est comme les autres, je ne compte pas lui parler et il n’aura donc rien à écouter. Mais une lueur dans son regard me mets mal à l’aise. C’est loin d’être une menace mais une promesse, soit je le suis de mon plein gré, soit c’est le contraire. Nul besoin de créer une scène devant les autres, j’aurais la possibilité d’en faire tout un drame plus tard, plus loin du réfectoire.
Nous marchons, nous passons les bureaux et nous arrivons bien vite à l’accueil. Je m’arrête alors car pour une énième fois en neuf ans je ne comprends pas. Ma voix ne laisse en aucun cas paraître mon désaccord, car on va sortir là, je le vois bien, ils ouvrent les portes que je n’ai passé que trois fois en neuf années de folie.
Ého, depuis quand je sors ? Pas besoin d’en parler, mon corps se refuse d’avancer et mes pieds se clouent au sol. L’infirmière à l’accueil s’intéresse soudainement à un dossier qui se trouve derrière elle, je n’ai cependant pas le temps de questionner son attitude que l’obscurité s’empare de moi.
Il y a un bruit, assourdissant, des tremblements qui ne peuvent être provoqués par autre chose que d’énormes moteurs et un sifflement incessant qui vient s’ajouter au tout. S’il n’y avait pas eu tout ça, j’aurais cru à une migraine, ça m’arrive parfois. Mais cette fois-ci quelqu’un semble jouer du tambour juste à côté de moi et j’ai la nette impression de voler. Je connais cette sensation, nous étions partis en voyage quand j’avais sept ans, l’Australie si j’ai bonne mémoire, l’avion et tout le tralala. Ça me donne encore plus envie de vomir et je me relève, du moins je tente de me relever, jusqu’à ce qu’une main m’oblige à m’allonger à nouveau.
« Doucement. » C’est possible d’avoir un ton sympathique tout en ayant la voix du genre de mec qui vous tue d’une main ? Les yeux fermés je me demande où je suis, avec qui je suis, ce que je fais là et ce qu’on va faire de moi. Courir n’est plus une option et je ne suis pas Iron Man, je ne vole pas. Je crois même avoir le vertige, ce serait l’idée du siècle. Encore une fois.
« Prends ton temps gamin, on a encore quelques heures de route et si tu pouvais éviter de faire usage de tes pouvoirs tu nous rendrais à tous un service. » Hein, quoi ?
Oubliant le maux de tête, je me relève en vitesse, m’éloignant par la même occasion de l’inconnu. Ce dernier doit avoir dans la quarantaine et je ne l’ai jamais vu avant. Alors que j’essaie -en vain- de disparaître dans la paroi contre laquelle je m’appuie, l’homme lève les mains pour me faire comprendre qu’il ne me veut pas de mal, ce qu’il confirme rapidement.
« Du calme, on ne va rien te faire. » Oui, oui c’est ça, je suis le père Noël et je ne suis pas du tout entouré d’armoires à glaces qui pourraient me fracasser le crâne d’un seul coup.. Et c’est une arme qu’il y a à sa ceinture ?
« Qu’est-ce que.. C’est.. » Je ne trouve pas mes mots, aucune phrase cohérente n’arrive à se former dans mon esprit et encore moins à être prononcée, j’entends le type me dire vaguement que je dois me calmer avant de faire une connerie
-les blouses blanches détestent qu’on jure et bon sang pourquoi je me prends à sermonner ce mec ?-, il me dit aussi ne pas vouloir en arriver là et je ne sais pas de quel ‘là’ il parle. Il va me jeter dans le vide ? M’étrangler ? Me tirer dessus ? Mon imagination prend la relève, murs, parachute, veste par balle, rien. Rien n’apparaît, ni devant lui, ni devant moi
et quoi ? « C’est bien, calme-toi, il ne va rien t’arriver, on t’amène quelque part où ils vont non seulement t’aider mais te faire comprendre que tu n’es pas fou. Tu es -Je sais que je ne suis pas fou.- …
D’accord. Ce n’est pas plus mal. » Dit-il alors en ricanant, vraiment, en ricanant. Je sais que je vis depuis neuf ans dans un établissement psychiatrique mais je sais reconnaître la moquerie de l’amusement quand je le vois. Ça ne me plait pas mais quand un deuxième type débarque je décide de m’asseoir bien gentiment.
Dans l’heure qui suit, ils essayaient de m’expliquer des choses. Mutants, super-héros
-oui on a des écrans plasmas à l’asile, et oui on regarde le journal télévisé, ça nous arrive-, confrérie des mutants etc etc. Ils me perdent après l’explication des mutants, car franchement, je sais que je suis un mutant. Je n’ai sans doute pas le QI le plus élevé de la planète mais ça va, j’ai fait le rapprochement entre ceux qui passent à la télévision et moi. Bien qu’à y penser j’aurais préféré être Hulk, les blouses blanches auraient été moins fières. Je passe une demi-heure à me demander comment je vais sortir d’ici, un avion en plein vol, avant de me rendre compte que j’ai un bandage autour du bras. Il y avait eu un incident entre Bertrand et les blouses blanches il y a quelques jours, je ne sais même plus pourquoi ou comment j’avais fini par m’en mêler. Des gens qui vous soignent ne vous veulent pas forcément du bien, cependant, mon esprit a du mal à s’imaginer les pires scénarios
-est-ce qu’ils vont me tuer, m’enterrer dans le désert ou me découper en laboratoire-. Je n’arrive pas à paniquer, bizarrement apaisé et serein. Étrange.
« Et ma mère ? » ma voix les coupe en pleine explication de je ne sais qui ou je ne sais quoi, je n’écoutais pas de toute façon. Un silence s’installe, ils me regardent tous les deux comme si je viens de demander quelque chose d’inexplicable.
« Écoute gamin, on te conduit quelque part où tu ne devras plus t’inquiéter de tout ça. » dit le plus âge en pointant du doigt tout ce qui se trouve actuellement autour de nous.
« Tu pourras poser ce genre de questions là-bas et ils sauront mieux te répondre que nous, d’accord ? » Même lorsque l’homme semble me demander si je suis prêt à attendre d’arriver en terre inconnue, lieu inconnu pour recevoir des réponses, il semble mettre un terme à toute conversation, à toute future question que j’aurais bien pu poser. Si j'acquiesce c’est surtout par fatigue. Dès que j’en ai l’occasion, je fuis. Point finale.
C’est plus facile à faire qu’à dire, je n’ai même pas fais un mouvement que deux regards se posent déjà sur moi. Sans parler des autres inconnus qui débarquent alors sorti de nulle part, me donnant l’impression d’être une proie enfermée avec des prédateurs affamés qui n’attendent qu’un faux pas pour passer à l’action.
Les kidnappeurs font en réalité partie d’une équipe bravo
-et oui, effectivement, bravo, en dix minutes ils ont réussi ce que j’ai échoué de faire pendant neuf ans, je dois être archi nul-, et ils me ramènent à l’institut Xavier. Institut pour élèves surdoués. Une école pour mutants
–j’ai passé la vingtaine, qu’est-ce que je fais ici ?-. L’idée de fuir m’échappe encore plus lorsqu’on arrive près d’une immense demeure
–depuis quand les écoles ressemblent au château de Versailles ?- sans que je me souvienne être arrivé là. N’ayant pas trouvé le sommeil et n’ayant pas non plus l’âge d’être sénile, je me demande comment et pourquoi… et mille et une questions qui trouveront par la suite leurs réponses, ce par un certain professeur Xavier. L’homme semble savoir ce qu’il fait, je vois des jeunes gamins par-ci par-là, me dis qu’il dit vrai. Je ne vois absolument pas ce que je fais là,
-c’est vrai, j’étais bien chez moi-, mais il me précise qu’ici, je n’aurais plus à craindre mes pouvoirs car ils m’apprendraient à le contrôler. Et je le crois. Je crois un parfait inconnu quand je lui demande s’il est sûr de vouloir de moi dans les parages
-j’ai tendances à créer des situations spéciales et ingérables- et qu’il me répond que je n’ai pas à m’inquiéter, qu’ici je suis parmi d’autres mutants…
Muais.En attendant, c’est toujours mieux que l’hôpital psychiatrique et les blouses blanches. Puis dans le pire des cas, je suis sûr que je pourrais y retourner, ou même trouver un poste de police, ma mère m’a sans doute déclaré disparu. Elle ou une des blouses blanches. Enfin j’espère.