Le bruit ambiant apparaissait comme une véritable cacophonie à mes oreilles. Enfermé dans mon taxi, je n’avais pas réellement ce souci au quotidien et j’avais tout de même la présence d’esprit de m’éloigner le plus possible des zones bruyantes lorsque je m’octroyai des pauses. Ce n’était pas tout le temps le cas, des imprévus existaient - je décalai alors et improvisai en conséquence. Je n’aurais pas eu l’idée de rentrer de nouveau dans l’habitacle pour l’instant, l’envie du moment étant à l’absorption de nicotine par mon organisme (si ce n’était que ça). J’étais mieux ici bien que ce soit qu’une question de temps. Mieux ne voulait pas dire bien cependant. D’autant que les odeurs n’étaient peut-être qu’éphémèrement amoindries, dissipées…mais le restant de mes sens, eux, ne l’étaient pas. Mon regard se baladait de lui-même à divers endroits, brassant mon champ de vision alors que le cylindre roulé se consumait entre mes lèvres. Mary et sa mère étaient à l’arrière de l’ambulance, la petite se faisant prendre en charge. Je tombai finalement sur la silhouette de ma cliente, dont quelques mots me furent perceptibles jusqu’ici. Je ne m’étais pas attardé plus que ça, des yeux du moins, balançant alors ma tête en arrière pour espérer y voir un ciel bleu. Raté.
Enfin…il n’était pas tout à fait gris non plus.
Quelques battements d’ailes au dessus de la ville, Central Park n’étant pas si loin que ça, ceci m’étonnait aussi très peu. À peine replaçai-je ma tête correctement que je ne fus (presque) pas surpris de ne plus être seul. « On ne vous a jamais dit que fumer tue ? », d’une simple remarque elle parvient à ce que mes yeux joignent les siens presque instantanément. Le contact visuel fut bref, je n’avais jamais apprécié à ce qu’on se regarde dans les blanc des yeux pendant des heures, peu importe la personne. C’est sans marquer une phase de réflexion que je coinçai de nouveau la clope entre mes lèvres, lui glissant, « J’attends toujours… » De quoi satisfaire ses premières perceptions vis à vis de moi, « l’hypersensible dépressif ». Je n’avais même pas dit ça en y songeant une seule fois. D’ailleurs, j’étais plutôt peu familier avec ce qualificatif. À force de se savoir traumatisé, les services de réhabilitation à tendance psychiatriques étaient bien aise de vous considérer dépressif majeur ou quoi que ce soit d’autre. Ils n’existeraient pas sinon, les firmes pharmaceutiques non plus d’ailleurs. Je passerai naturellement sur le passage où j’arrêtai brutalement mon traitement pour vagabonder à ma guise sur le territoire écossais. Mon regard est encore captivé par ce qui se trame un peu plus loin lorsqu’elle se présente à moi. Un officier de police m’a vu au loin, il termine de discuter avec un de ses collègues avant de prendre ma déposition. Comme je pouvais sentir que la dénommée Sharon ne mentait pas en se présentant, contrairement à eux. « C’est pas ce que vous avez raconté aux flics… », lui fis-je simplement remarquer. Pas la peine d’aller plus loin, de toute façon je la croyais, c’était inévitable. Je n'étais pas dupe non plus. Toujours est-il que ce n’était pas quelque chose dont j’allais discuter pendant des heures, d’autant qu’il lui faudrait juste vérifier mon nom dans le taxi pour avoir le retour d’ascenseur. Concrètement, j'étais bien plus dans la merde qu'elle ne pouvait l'être - c'était mon avis. « Alistair. »
Ils finissent là-bas, et sa remarque sur mes facultés me laisse coi un instant. Tout comme le fait qu’elle décide de ne pas rester debout comme un piquet, préférant s’assoir à mes côtés. Je ne sais pas comment je fis pour ne pas vouloir me déplacer instinctivement, sentant qu’elle était trop proche. Ceci resta à l’état de frustration et je lui murmurai presque, ôtant préalablement la cigarette presque consumée de ma bouche. « Pas le genre de choses dont je me vante. » Ni d’ébruiter. Une autre façon de dire que ce n’était pas des révélations à faire au grand public, ni à une cliente - aussi familière puisse t-elle être par rapport aux autres. Certains étaient si conservateurs de ce secret qu’ils iraient jusqu’à tuer pour faire disparaître les témoins. D’autres comme moi étaient un peu plus optimistes…ou cons, je sais pas trop. Je me sentais vulnérable. Rien n’était moins sûr que l’Autre la laisse tranquille. À cette idée, je me lève pour aller écraser le mégot sur le rebord de la poubelle avant de l’y jeter. Je n’ai fais qu’une dizaine de pas, mais en revenant, je sens la présence de deux officiers de police derrière moi. Je ne m’arrête pas pour autant, car j’étais sensé ne pas les avoir senti - et encore moins vus. Je rejoignis Sharon qui poursuivit, remettant sur le tapis le Titanic et ma sensibilité. Je soupirai, n’ayant pas le temps de répondre quoi que ce soit pour l’instant car interpellé par des poulets en uniforme. Elle n’est pas loin, toujours assise sur les marches, et n’aurait qu’à tendre l’oreille pour entendre plus distinctement ce que ma voix grave énonce. Je me présentai donc sous mon identité complète et énonçai ma version des faits, que je concordais avec celle que j’avais entendue chez Sharon un peu plus tôt. Rien de bien éloigné de la réalité en soi. Je ne jouais absolument pas la comédie, leur parlant comme je parlerai à n’importe qui. Mis à part le fait que je paraissais éteint, voire las, il n’y avait rien d’autre à soulever sur mon état. Tout portait à croire que je ne voulais plus rester dix minutes de plus ici. Ils me laissent finalement filer, me gratifiant d’un sourire que je ne parvins pas à leur rendre. Je revins vers elle et lui offrait une réponse, celle qu’elle ne se serait peut-être plus attendue à recevoir.
« C’est pour vous rassurer que vous dites ça ? », lui dis-je, un peu mordant. Question plutôt rhétorique en soi, mais avec elle, on pouvait s’attendre à des surprises. Quelque part, c’était plutôt bon signe…au diable les moutons suiveurs. « Vous êtes la seule ici à avoir lâché quelques larmes, » M’adossant au mur du commerce et près de ses escaliers, je poursuivis, dévoilant la fourberie taquine qui m’animait alors. « Avec cette femme là-bas… », rajoutai-je en pointant rapidement du doigt une personne au hasard. « …ou lui. », en désignant un des officiers de police qui l’avait interrogée un peu plus tôt. Inutile de vous dire que j’étais en train de m’amuser de la situation plus qu’autre chose. Et que par la même occasion, elle n’avait pas reçu de réponse viable. J’avais simplement réfuté sa théorie une nouvelle fois. Mais si tel était son souhait, j’aurais peut-être la foi de lui expliquer mon point de vue. Celui où la réalité et la fiction ne pouvaient se mélanger. Regarder un film de guerre et la vivre n’avaient rien de comparable. Pour moi qui était plutôt terre à terre, la réalité dominait sur la fiction ou à l’image projetée. Pour en être aussi meurtri, je savais que rien, pas même le tragique d’un film, pourrait me faire frémir à proprement parler.
Elle a besoin de s'asseoir. Elle a besoin faire descendre la tension. Elle a besoin de prendre quelques instants. Les dernières minutes ont été intenses. Dangereuses. Violentes. En principe, elle viderait le trop plein d’énergie et de tension en se défoulant sur un sac de frappe. A moins d’en trouver un en pleine rue, elle n’a pas d’autre choix que de s’installer tranquillement sur une marche et de patienter. Patienter en discutant. Elle garde une partie de sa concentration focalisée sur sa respiration. Une respiration qu’elle tente de contrôler en inspirant et expirant profondément. Tout est dans la respiration. Cela permet d’échapper à la douleur. De faire redescendre l’adrénaline. De garder son souffle. De s’apaiser. Elle sait qu’elle est sur le qui-vive, comme après chaque combat. Elle est épuisée, mais prête à repartir se battre si il le faut. Elle est fatiguée, mais elle peut oublier la douleur et l’épuisement. C’est l’entraînement. A l’Académie et en mission, on les laisse très peu se tourner les pouces. L’important est de repousser ses limites à chaque instant. Si elle a tendance à ne rien repousser du tout depuis sa chaise de bureau ces derniers mois, elle essaye de contrebalancer avec toujours plus de sport. Toujours plus de perfectionnement. Toujours plus d’épreuves sportives. Elle ne se laisse pas de temps mort, sauf pour manger, boire et dormir. Une discipline de fer qui lui a valu le titre d’Agent 13. Une récompense pour son travail et son efficacité. Un symbole de confiance et de réussite. Elle compte bien progresser davantage. Elle compte bien devenir le meilleur agent du S.H.I.E.L.D. Elle compte bien prouver sa valeur. Mais à sa manière : pas en écrasant les autres, pas en oubliant ses équipiers, pas en étant fausse. En attendant d’y arriver, elle profite d’un peu de répit, en pleine rue. Quand on est agent, on s’attend à des attaques à n’importe quel moment. On se prépare à d’éventuelles guerres. On se prépare à vivre des situations dangereuses, voire mortelles. Mais sûrement pas à des manifestations qui tournent mal. Sûrement pas à des abrutis haineux. Le monde est déjà assez mal en point pour que les êtres humains se détruisent les uns les autres. Heureusement, il y a encore des personnes comme ce chauffeur de taxi. Il y a encore des personnes qui veulent le bien et qui essayent de rétablir l’ordre.
“C’est pas ce que vous avez raconté aux flics…” Non, elle ne leur a pas dit qu’elle s’appelait Sharon Carter. Elle a plutôt utilisé un alias parmi tant d’autres. Elle a plutôt brouillé les pistes pour ne pas qu’ils réalisent qu’un agent secret est sur place. Elle tient à sa couverture. Elle tient à sa tranquillité. Mais le chauffeur le sait. Comment ? Cela reste un mystère. Il continue de l’étonner de minute en minute. Un odorat sur-développé et maintenant, une ouïe extrêmement fine ? Qui est-il, au juste ? Un chien dans le corps d’un homme ? L’image est étrange. Mais ils vivent dans l’étrange depuis quelques années. Après tout, les dieux existent et vivent parmi eux, avec un marteau à la main. Alors pourquoi pas des êtres humains habités par des canins ? Elle hausse les épaules. “Mon identité n’est pas importante pour eux. Les faits le sont.” A aucun moment, elle n’a entravé l’enquête. A aucun moment, elle n’a omis d’éléments qui pourraient aider les policiers à faire leur travail. Elle a seulement modifié la vérité pour se protéger. Il parait que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, son vrai patronyme en est une. Libre à lui de donner la vraie version. Celle selon laquelle il a senti la présence d’une arme dans le dos d’un homme. Celle où il a retrouvé la mère de Mary en reniflant l’air. Cependant, elle a le pressentiment qu’il ne souhaite pas ébruiter ses compétences. Alors, elle ne risque rien. Et de toute manière, le S.H.I.E.L.D. s’arrangerait pour effacer toute trace d’elle dans les rapports de la police ou de la faire passer pour morte. Dans tous les cas, elle a une sortie de secours. Pas lui. “Alistair.” Alistair, le chauffeur de taxi qui ne pleure pas devant les films. Les informations sur son identité commencent à se réunir. Bientôt, elle parviendra à lui soutirer combien de femmes il a pu avoir dans sa vie ou bien, si il a toujours rêvé d’avoir un enfant. Pour ce dernier, elle a déjà une idée. Vu son comportement avec la fillette, il a probablement envie de devenir père, mais il a trop peur de ses réactions ou de ne pas savoir s’en occuper. “Pas le genre de choses dont je me vante.” Les secrets, elle connaît. Sa vie est un secret entier. Tous ses gestes sont faits dans le secret. Toutes ses décisions sont réalisées dans le secret. Tout est un secret. Un secret qu’elle doit tenir face à ses voisins et aux inconnus. La vie n’est pas facile, mais elle est fière. Fière de pouvoir servir son pays et au-delà. Fière d’avoir un métier utile. Fière d’être capable de protéger les autres et de faire régner la paix autant que possible. On ne peut pas en dire autant de tout le monde. Certains s’ennuient à leur travail. Certains se lancent dans des carrières de criminel. Et puis, il y a ceux qui sont capables de grandes choses, mais qui préfèrent jouer les chauffeurs de taxi.
“Je comprends, je sais garder des secrets.” Un léger sourire en coin vient étirer les lèvres de Sharon. Raconter qu’il sait “renifler” les armes et les personnes ne lui apporterait rien. Cela dit, elle compte garder cette information dans un coin de sa tête. Au cas où. Il est possible qu’Alistair puisse l’aider, en cas de disparition ou de mission. D’après ce qu’elle a constaté, il possède un entraînement digne d’un militaire. Le danger, il connaît. Servir son pays pourrait être un grand honneur. Elle l’observe rejoindre les policiers. Ils ne sont pas loin. Assez proches pour qu’elle puisse suivre la conversation en tendant l’oreille. En faisant abstraction des nuisances alentours. Elle l’entend corroborer sa version, sans grand enthousiasme. L’homme blasé par excellence. Elle fait mine d’avoir le regard perdu au loin. Mais elle écoute. Pour quelqu’un qui lui reproche d’avoir menti sur son prénom à des agents de la police, Alistair ne fait pas mieux. Le contraire aurait été étonnant. Lorsqui’l a terminé, il finit par revenir vers Sharon. “C’est pour vous rassurer que vous dites ça ?” Elle met quelques secondes à comprendre. Les films. Titanic. Les larmes. Qu’il pleure ou non devant un film lui importe peu, au final. Cela ne démontre pas un manque d’insensibilité. En réalité, elle trouve cela amusant d’imaginer un homme aussi combatif et taciturne s’émouvoir devant le destin d’un couple maudit. “Vous êtes la seule ici à avoir lâché quelques larmes,” Sa phrase pourrait sonner comme une moquerie. Comme une attaque personnelle. Sharon ne s’en vexe pas. Elle subit bien pire en tant que femme portant une arme et se battant. Elle n’est pas à une remarque près concernant quelques larmes. “Avec cette femme là-bas…” Elle suit son geste du regard. Cela pourrait être le hasard. 80 % des femmes ont pleuré devant Titanic. Il ne risque rien à en choisir une dans la rue. Au lieu de s’émerveiller devant son pseudo-talent, elle est amusée. Ils sont repartis comme avant. Comme lors de leurs conversations sans aucun sens. Comme lors de leurs trajets en taxi. “…ou lui.” Cette fois, elle lève des sourcils incrédules. Le doute s’insinue. Il ne peut quand même pas tout savoir des gens. Il ne peut pas tout connaître d’eux en reniflant ou en écoutant. Il doit y avoir un truc. Soit il se fiche d’elle (hypothèse qu’elle privilégie), soit il est vraiment doué. “Vraiment ?” La perplexité perce dans sa voix. Elle n’y croit pas un instant. Elle n’y croit pas comme elle ne croit pas en ces histoires de fantômes ou de maison hantée. Si il dit la vérité, elle a besoin de preuves. Elle a besoin d’une démonstration. Pour vérifier, elle devrait demander à ces personnes ce qu’il en est.
Elle lève les yeux vers Alistair. Elle ne va pas se lever pour leur poser la question. Elle ne va pas passer pour une folle auprès d’eux, alors qu’il se moque très clairement d’elle. Monsieur se montre taquin. Monsieur a décidé de retourner la situation pour ne pas avouer qu’il a pleuré. Toutes les diversions sont bonnes. Tous les subterfuges sont les bienvenus. “Alors quoi ? Vous êtes un espèce de médium ou de télépathe ? Ne me dites pas que vous êtes capable de deviner ce que j’ai mangé ce midi !” Il y a quelque chose chez lui qu’elle ne comprend pas. Elle a le sentiment que son super-flair et sa super-ouïe ne sont que la partie visible de l’iceberg. Qu’il cache bien plus. Qu’il n’est pas seulement chauffeur de taxi. Et cette fois-ci, ce pressentiment ne relève pas de la plaisanterie pure et dure. Cette fois-ci, elle en a eu la démonstration. Il est plus qu’un chauffeur de taxi. Il est plus qu’un homme qui a les sens développés. Mais elle ne saurait pas dire quoi ou qui. Elle ne saurait pas expliquer d’où lui viennent ses “pouvoirs”. Il pourrait les tenir d’une mutation, d’une expérience scientifique… les origines de ses capacités pourraient être n’importe quoi. Elle préfère garder ses questions pour elle. Elle préfère rester dans l’humour et dans la taquinerie. Trouver des réponses aux interrogations est satisfaisant. Mais ce n’est pas nécessaire lorsque la personne a démontré sa volonté de sauver les autres et de garder certaines choses secrètes. “Un jour, il faudra que vous m’expliquiez comment vous faites.” Quand ils en auront assez de se chamailler dans le taxi. Quand ils en sauront plus l’un sur l’autre. Quand il sera prêt à délivrer tous les mystères de ses capacités. Des confessions d’un côté supposent souvent des confessions de l’autre côté. Elle ne peut pas lui révéler sa vie d’agent. Elle ne peut pas lui parler de son quotidien. Elle trouvera quelque chose, le moment venu.
“Mais je n’en démords pas, je suis certaine que vous avez eu les yeux humides à la fin de Titanic et ce n’est pas en jouant les gros durs que vous allez me faire changer d’avis.” Elle est bornée. Si il ne s’en n’était pas rendu compte avant, il le comprend maintenant. Elle a levé un doigt autoritaire dans sa direction. Elle serait prête à le ligoter face à une télévision pour voir sa réaction. Pour observer ses traits se tordre sous l’effet de l’émotion. Pour voir ses yeux rougir devant le drame. Elle ne le fera pas. Parce qu’elle est civilisée. Parce qu’elle n’est pas si désespérée. Elle se remet enfin sur ses pieds. “Bon… vous me ramenez chez moi ou on cogne encore sur quelques abrutis ?” Ils n’ont plus aucune raison de rester. Les agents leur ont dit qu’ils pouvaient partir. Alors, autant s’en aller. Autant quitter les lieux avant de tomber sur de nouvelles manifestations.
« Je comprends, je sais garder des secrets. » Pour sûr, elle savait en garder. Les siens en tous cas c’était une certitude. Pour le reste…je ne pouvais pas en être assuré à cent pour cent. Je craignais que nos discussions prennent désormais une toute autre tournure. Moins superficielles. Moins professionnelles. Cette possibilité m’arrache un soupçon de crainte. Comme beaucoup d’autres avant elle, je ne souhaitais pas que l’on s’approche trop de moi. Qu’on s’immisce dans ma vie. Celle où la seule personne désignée à souffrir, c’était moi. Personne d’autre ne devait en pâtir, je m’y refusais catégoriquement. Et j’avais beau essayer de canaliser de toutes mes forces je n’étais qu’un pantin. Le genre de gars qui se fait écraser d’un coup de patte. Celle de l’Autre, et quant bien même mon coeur pouvait être empreint de toute la meilleure volonté du monde, ça ne changeait rien à la donne. Processus implacable, rouages diaboliques, j’étais soumis. Cette idée n’aide pas à l’ouvrage. J’essayai de me dépêtrer avec les billes que j’avais en main. Autant dire…pas grand-chose. Fuir la ville le plus possible ou éviter les lieux trop fréquentés lorsque je me sentais disparaître. À défaut de pouvoir enfourcher ma moto et tracer pendant 200km, je me réfugiai là où je le pouvais. Les égouts en faisaient partie, et même si ça sentait la mort, j’étais (presque) sûr qu’il n’allait pas pouvoir remonter à la surface aussi facilement après y être cloîtré.
Alors, lorsque je fais diversion en immisçant le doute en elle, je ne peux m’empêcher de la voir se débattre intérieurement sur la question. Je n’entends rien, je ne sais rien de spécial sur ces ruminations - je ne suis pas télépathe ou je-ne-sais-quoi d’autre. Je teste cependant sa façon de réagir, à moins que la taquinerie ait donné lieu à cette curiosité qu’après-coup. Oui, c’est plutôt ça je crois. Ce n’est pas comme si je prévoyais ce genre de choses. Quel intérêt lorsque ladite personne est plus à même d’être une alliée qu’un ennemi… Je grimaçai un peu lorsqu’elle chercha à savoir si j’étais capable de lire dans l’esprit des gens. Une grimace qui voulait plutôt dire que je me retenais de sourire plus qu’autre chose. Pas le type d’expression qui vous faisait comprendre que vous étiez en train de dire des conneries, ç’aurait été un peu trop violent j’imagine. Enfin, si tel avait été le cas, je n’aurais sans doute pas été capable de m’en rendre compte ou de mesurer mes propos à temps. Je savais désormais qu’elle avait comprit. Que ce n’était qu’une blague et qu’elle chantait en choeur pour m’accompagner. Cependant, à l’écoute de son pouls, je ne pus m’empêcher de me dire qu’elle n’était pas sereine me concernant. Qui le serait ? J’étais d’ailleurs plutôt étonné qu’elle ne m’ait pas braqué de flingue sur le flanc après m’être révélé comme étant « surhumain »…ou plutôt, à mon humble avis, « inhumain ». Me concernant, la frontière était maigre. Trop je dirais même. Avec les temps qui courent, j’aurais pu me prendre une balle perdue du type. Raison de plus pour garder le secret. Je savais ce que je risquais. Sharon devrait elle aussi comprendre ma réserve sur le sujet…car sait-on jamais, la prochaine fois, ce ne sera peut-être pas de bêtes singes armés qui voudront s’attaquer aux mutants. Mais quelque chose d’autre et de plus féroce.
Inspirant profondément, je sens que quelque chose ne tourne pas rond dans cette ville. De plus en plus, c’est comme si le climat était en train de muter lui aussi. Que les bas fonds ressortent, que les illusions se ternissent. Je crois que quelque chose de terrible se préparait, et j’allais y prendre part. Je divaguai. Je repris le fil de la conversation en lui disant tout bêtement, remettant une couche. « Je suis pas certain, mais…je crois que c’était une plaisanterie. Vraiment. » Comme ça pourrait ne pas en être une. Sharon n’était pas idiote, ça, non. Mais elle savait parfaitement en donner l’illusion…j’étais bien placé pour le savoir, semble t-il. « Un jour, il faudra que vous m’expliquiez comment vous faites. » Un faible sourire illumine mes traits. Je me garde de lui répondre, restant coi jusqu’à ce qu’elle reprenne la parole, renchérissant sur notre sujet et grand favori du jour. « Au moins j’aurais essayé, », lui glissai-je alors. J’haussai les sourcils en décollant mon dos du mur lorsqu’elle émit la volonté de s’en aller. Ce n’était pas une mauvaise idée en soi. Je pris soin d’ajouter, me dirigeant vers le véhicule que je déverrouillai. « J’ai eu mon lot d’abrutis pour la journée. »
En ouvrant la portière, je croisai brièvement Mary et sa mère à l’arrière de l’ambulance. L’une était au téléphone, sans doute pour prévenir ses proches. Mais l’autre avait cerné mon regard avant de me faire un ‘coucou’ à peine discret de la main. Je me contentai de sourire alors que je prenais la place conducteur. Je jetai un coup d’oeil par dessus mon épaule en voyant Sharon s’installer elle aussi. Pour sortir de ce foutoir, je dû m’extirper en marche arrière avant de pouvoir reprendre le raccourci que j’avais voulu emprunter bien plus tôt. Mon téléphone professionnel était bourré de messages vocaux et c’est sans surprise qu’il s’agirait de la centrale. Un tel arrêt n’était pas passé inaperçu. J’avais beau avoir prévenu les urgences, je n’avais pas pu faire le nécessaire pour le reste. Je soupirai alors que nous repartions. La tension est encore là, j’ai l’impression qu’elle se relâche mais c’est jamais assez. Toujours sur le qui-vive. Épuisant à souhait.
J’avais laissé le compteur stoppé, prenant le temps de téléphoner avec le kit main-libre afin de pouvoir régler cet imprévu. Le patron finit par arriver au bout de la ligne, mais ne semble vouloir coopérer pour l’instant. Depuis combien de temps je me retiens de lui en coller une, à lui ? « Comment ça vous vous en foutez ? », dis-je, plus agacé qu’interloqué. Je ravalai ma colère autant que possible, mon regard se posant divers endroits dans mon champ visuel. Le boomerang, je me l’étais pris en pleine face. On veut aider des innocents et on vous ôte presque 7% de votre salaire. Sacrée blague. Vous n’aviez qu’à faire un détour. Vous êtes chauffeur de taxi, pas flic ni super-slip. Ses mots résonnent encore en moi et je raccrochai en retirant le kit que je laissai reposer sur le siège à ma droite, naturellement inoccupé. Je regardai de nouveau le compteur, toujours à l’arrêt; puis me re-concentrai sur la route. Le fric ? Futile, j’ai vécu sans pendant des années. C’était surtout les raisons émises. Son comportement m’hérissait et c’était peu de le dire, une chance qu’il n’ait pas été en face de moi. D’ailleurs je le voyais peu et c’était tant mieux. « Pauvre con. », grommelai-je en gaélique écossais.
Dans mon élan de colère, j’en avais presque oublié la présence de la demoiselle à l’arrière, chose à laquelle je me rattrapai de nouveau lorsqu’elle s’adressa à moi, desserrant mes mains qui s’étaient crispées violemment sur mon volant un peu plus tôt.
Niveau abrutis, j'ai fais sauter le compteur pour aujourd'hui, par contre.
Elle avait presque oublié ce que cela faisait de se battre. De défendre des civils. D’affronter des individus armés. Elle avait presque oublié que les combats ne se menaient pas qu’en salles d’entraînement. Elle avait presque oublié que les adversaires ne sont pas toujours ses coéquipiers. Elle rouille à force de rester dans son bureau, à négocier avec des super-héros et à essuyer les critiques de ses supérieurs. Elle rouille à force de ne plus aller sur le terrain aussi souvent. Elle est devenue la chef d’une équipe, mais à quel prix ? Elle a sacrifié son amour pour l’action pour un bureau. C’est dans ces moments-là qu’elle réalise ce qu’elle a perdu et ce qu’elle a gagné avec cette promotion. Durant les périodes de doutes, elle en vient à se demander pourquoi. Durant les périodes de motivation, elle se rappelle. Elle se souvient qu’elle a accepté parce qu’il s’agit du S.H.I.E.L.D. Parce qu’elle croit en cette organisation. Parce qu’elle se pense utile. Même si elle l’oublie parfois. Même si elle se sent souvent impuissante et démunie lorsque ses collègues sont en danger et qu’elle ne peut rien faire. La frustration est le pire. Elle s’en remettra. Elle s’habituera. Elle n’aura qu’à évacuer sa frustration en tapant sur des crétins en pleine rue, comme aujourd’hui. Elle n’aura qu’à embarquer Alistair dans ses aventures. Alistair, l’ultra-sensible qui ne pleure pas devant Titanic. Ce mystère reste encore entier. Total. Il faudra qu’elle voit cela de ses propres yeux pour le croire. “J’ai eu mon lot d’abrutis pour la journée.” Elle est d’accord. Trop d’abrutis dans une même journée peut faire péter les plombs. Mieux vaut s’épargner ces excès de colère. Mieux vaut se reposer un peu. Ils s’en vont en direction du taxi. Ils sont repartis sur leur dynamique chauffeur/cliente et c’est ce dont elle a besoin. Elle en a besoin pour redescendre en pression. Elle en a besoin pour retourner dans la réalité.
La vie n’est pas uniquement faite de bagarres dans les rues. La vie est aussi une routine millimétrée. Se lever, se préparer, travailler, repartir, dormir. Tout est un enchaînement qui peut être démoralisant et usant. Mais, cette routine est nécessaire pour avoir un cadre. Pour avoir un cocon dans lequel se réfugier lors des journées harassantes, comme cet après-midi. Elle aurait simplement dû rentrer chez elle pour mettre les pieds sous la table et profiter. Elle avait tout fait pour terminer le travail plus tôt. Voilà le résultat. Il semblerait que l’univers refuse qu’elle passe le pas de sa porte avant une certaine heure. Injustice totale ! Elle devrait peut-être demander à Thor si il n’y a pas un dieu du destin quelque part, à Asgard. Elle pourrait négocier avec lui pour rentrer chez elle plus tôt. Son attention est arrachée de ses pensées. Elle capte le geste de Mary adressé à Alistair. Elle esquisse un sourire. Il semblerait que monsieur Grognon se soit fait une petite amie. Lui qui tremblait à l’idée de la prendre dans ses bras. Lui qui s’effrayait devant une si frêle créature humaine. Il semblait qu’il ait la fibre paternelle et qu’il soit le séducteur de ces demoiselles, finalement. Derrière ses traits fermés, sa carrure et ses silences se cachent un charmeur d’enfants. Il y a de quoi être surpris.
Sharon se laisse tomber à l’arrière du taxi. La banquette lui semble formidablement accueillante. Quoiqu’une banquette avec massage intégré pourrait être une bonne idée. Il faudrait y penser. Elle lui glissera l’idée avant de partir. Juste pour le faire râler. Juste pour le plaisir de l’embêter. Parfois, les petites joies sont les meilleures. Elle laisse sa tête s’appuyer contre l’appui-tête. Elle réfléchit à ce qu’elle va pouvoir faire une fois chez elle. Si ils arrivent jusqu’à chez elle. Elle se redresse seulement lorsqu’elle sent Alistair s’agiter sur son siège. Ils se sont extirpés de la rue et roulent de nouveau. Les immeubles se sont remis à défiler par les fenêtres. Mais ce n’est pas ce qui l’intéresse. Elle écoute la conversation qui a lieu. Il ne faut pas être un génie pour savoir qu’il discute avec son supérieur. La conversation ne semble pas des plus cordiales, ni des plus calmes. Sharon peine à ne pas croiser son regard dans le rétroviseur. Elle persiste à avoir les yeux rivés sur l’extérieur. “Comment ça vous vous en foutez ?” Cette fois, elle ne retient pas le sourire qui part de ses commissures de lèvres. Elle l’imaginait hypersensible, elle le découvre aussi énervé. Il semblerait que son patron ne soit pas d’accord avec le retard pris dans sa course. Même si ce n’est pas de sa faute. Même si il a aidé des dizaines de personnes. Même si il a fait une bonne action. Les supérieurs sont parfois ingrats. Ils pensent souvent à leur chiffre d’affaires. Alistair en fait les frais. L’agacement qui émane de lui est palpable. Sharon finit par s’arracher à la contemplation du paysage pour observer les épaules contractées de son chauffeur. “Pauvre con.” Encore cette langue qu’il baragouine quand il est en colère. Elle ne reconnaît pas les sonorités. Elle penche pour une de ces langues parlées par les elfes. Il paraît que les Irlandais et les Ecossais les parlent aussi, mais c'est moins drôles. Alistair ferait-il partie d’une secte qui vit dans les égouts et qui impose le port d’oreilles pointues et de longs cheveux ? Grognon comme il est, il doit sûrement détester cette apparence. Quoique, cela pourrait être amusant. Sûrement poussée par une quelconque pulsion sadique, Sharon se penche vers lui. “Laissez-moi deviner… ça veut dire : je t’aime, mon patron chéri d’amour ? Dites-moi que j’ai au moins juste là-dessus !”
Le jeu pourrait être inutile, maintenant qu’il a compris qu’elle n’est pas si bête, innocente et banale qu’elle ne voulait le montrer. Toutefois, elle ne peut s’en empêcher. Le taquiner est tellement satisfaisant et tentant. Parce qu’il faut bien l’avouer, il a le genre de personnalités qui se prête facilement à l’exercice de la chamaillerie. Volontairement ou non, d’ailleurs. Mais si il en a marre, il est en droit de lui demander de quitter son taxi. Il pourrait au moins rattraper le temps perdu en conduisant d'autres clients. Elle prend un air songeur, le regard tourné vers le plafond de la voiture. “Je n’arrive pas à déterminer de quelle langue il s’agit. On dirait une espèce de langue celtique...” Elle interrompt sa phrase quelques secondes. Le temps de rediriger ses prunelles sur le rétroviseur intérieur. Jusque là, elle ne faisait que de s’échauffer. Elle ne faisait que de retourner dans sa vieille routine d’hypothèses pourries et de théories foirées. Une habitude cultivée depuis quelques semaines. L’échauffement étant terminé, elle peut entrer dans le vif du sujet. Telle une sportive qui se prépare, elle prend son temps. Elle se concentre. Elle devient sérieuse. Elle s’imprègne de l’enjeu de la conversation. Elle se prépare.
“... vous ne seriez pas un lutin venu envahir New-York ?” Elle ouvre de grands yeux. Mi-effrayés, mi-amusés. On est loin de ses histoires de mafia et de dealeurs de drogue. Cette fois, elle vise les légendes. Cette fois, elle se lance dans une hypothèse encore moins plausible. Quoique, ils ont eu la preuve depuis quelques années que les dieux ne sont pas des légendes, mais bien êtres vivant dans un autre royaume. Les lutins pourraient très bien exister dans un coin de la planète. La Terre est assez vaste pour abriter ces petits êtres. Après tout, il y a bien des théories qui veulent que la Terre ne soit pas pleine et que son coeur puisse être habitée par des personnes. Avec le temps, Sharon apprend que les hypothèses de chacun ne sont pas toutes folles et fausses. Un jour, les siennes arriveront à percer le secret d’Alistair. Pas maintenant. Pas tout de suite. “Ca expliquerait pas mal de choses. Vous devez cacher votre gentillesse de petit lutin derrière votre air grognon, ce qui développe un problème de personnalité, une hypersensibilité et un besoin de vous isoler. Vous avez des capacités surnaturelles. Vous êtes le meilleur ami des enfants… vous êtes un lutin !” Les faits sont là. Tout s’explique. Évidemment. Qu’est-ce qui est le plus possible : lutin ou vendeur de substances illicites ? Le premier, bien sûr !
Oui, concrètement, j’avais zappé qu’elle était sur ma banquette arrière. Qu’elle était toujours à l’affût, qu’elle n’en manquerait certainement pas une miette. Je commençais à sentir son jeu, même si elle devait être la receleuse d’un tas de surprises diverses et variées. Je ne préférais pas m’y frotter pour l’instant, à vrai dire…je me sentais déjà trop exposé par ce que je venais de lui révéler. C’est justement lorsqu’elle me fit une remarque que je soupirai sans en mesurer l’interprétation qu’elle pourrait en avoir. Je soupirai parce que je m’étais rendu compte un peu trop tard qu’elle était encore là. Un peu honteux d’oublier quelqu’un comme Sharon, faut croire. Surtout après les récents événements. L’odeur du métal froid est toujours présent, il ne me rassure pas, même dans les mains de cette femme. Après tout, elle pourrait très bien être mon futur bourreau. Si un jour elle sait, ce sera le cas, pour sûr. Comme beaucoup d’autres. J’étais le premier à cracher sur cette part infâme de moi-même. Je ne répondis pas tout de suite, continuant de rouler. Étrangement, j’avais réussi à garder mon sang-froid. J’ignorais que ça puisse être le cas alors que mon « patron » venait de me faire une jolie soustraction sur ma paie. Et cracher sur ce que j’avais pu faire au passage, d’ailleurs. Ça ne m’avait certainement pas amusé.
Je ravalai des propos blessants ou trop impulsifs pour être lâchés, donc. La jeune femme n’avait pas décidé de s’en arrêter là, à mon silence, entre autre. Elle avait tiqué sur mon gaélique. Pourtant, j’avais l’accent écossais, non ? Dites-moi que je l’avais toujours assez pour qu’il soit reconnu. Ah, mais non, c’est vrai…les amerloques, ils passaient leur temps à se mater le nombril. « Vous allez finir par me vexer, inspecteur. » Bien sûr que je mentais. J’allais pas me vexer pour ça, et puis quoi encore ? Plus sérieusement, j’étais étonné qu’elle ne daigne pas reconnaître. Faisait-elle exprès ? Ou alors j’avais vraiment perdu ? J’avouerai que ce serait particulièrement rageant. Plus que cette comparaison foireuse qu’elle vint à faire avec un lutin. Là, je commençais à saisir. Elle me foutait dans le lot irlandais. L’étiquette qui était plus plaisante que celle d’un anglais, mais quand même. Je suis concentré sur la route qui défile, nous ne sommes plus très loin désormais. Concentré mais pas tout à fait imperméable à ce qu’elle pouvait dire, c’est sûr, j’étais déjà assez tendu comme ça. « De mieux en mieux… », lâchai-je en hochant négativement la tête, tellement agacé que j’en avais souri. Je croisai son regard dans le rétroviseur intérieur à ce moment-là, quittant presque aussitôt cette ligne de mire. Encore des théories loufoques. Est-ce qu’elle s’arrêtait, des fois ? Je tournai à l’embranchement, continuais sur ma lancée. Elle termina de dérouler sa thèse qui me mettait moins en position d’illégalité, avouons-le. Néanmoins je restais un type pas très engageant non plus, oui, même avec ce côté bisounours qu’elle m’attribuait avec enthousiasme. Un lutin qui bouffe des gens au passage…, pensais-je. S’il les mangeait, je ne préférais même pas savoir. Il les tuait et c’était déjà abominable. Parce qu’il était moi. « L’évolution de votre discours est troublante… » Oui, je suis presque étonné qu’elle ne me prenne plus pour un dealer psychopathe. Comme quoi. « Mais un lutin, ça reste dégueulasse à regarder. », commentais-je. Peut-être une énième façon de lui faire comprendre qu’il était préférable qu’elle ne reste pas trop dans mes pattes. Qu’elle n’apprenne pas à me connaître. J’aurais pu être plus violent que ça, remarquez. Et concernant ces soucis de personnalité, elle avait tapé juste. Concernant les gosses c’était une autre paire de manche. J’étais pas doué avec les marmots de manière générale. Ni avec les autres tout court, croyez-le ou non. « Navré si vous appréciez leur compagnie, d’habitude. » Rien n’était moins sûr. J’avais glissé ça sans réfléchir - peut-être aurais-je dû, cette fois-ci.
Je déviai de nouveau dans une direction, dernière rue avant celle tant attendue par la détective en herbe à l’arrière. « Vous habitez vraiment là au moins ? » Histoire de lui demander s’il s’agissait pas d’un énième mensonge pour être dans la peau de ce ‘quelqu’un d’autre’. Même si en soi, ça m’importait peu, puisque la course s’arrêterait là si elle l’avait demandé. Je n’allais certainement pas toquer à sa porte pour lui refourguer de la drogue, de toute façon. Encore moins pour lui parler de la pluie et du beau temps. Pas mon genre.
Il y a quelque chose d’assez amusant à jouer les idiots. C’est divertissant. C’est à l’opposé de ce qu’elle peut être au travail. Mais avec Alistair, elle ne se sent pas en danger. En tout cas, elle ne se sentait pas en danger. Bien sûr que son instinct s’est réveillé le jour où elle l’a croisé, à moitié dévasté par une potentielle triste nouvelle. Bien sûr qu’elle s’est méfiée à partir du moment où elle l’a vu entrer dans les égouts. Pourtant, elle continue de prendre son taxi. Elle continue de lui parler. Elle continue de jouer son petit jeu ridicule. Il existe plusieurs manières de se divertir, dans la vie. De se défouler. De se changer les idées. De faire la transition entre la vie professionnelle et la vie privée. Alistair est sa transition. Elle se focalise sur ses problèmes émotionnels et ses passions pour les mauvaises odeurs. Elle se concentre sur les éléments qu’elle connaît de lui. Elle pourrait demander une enquête poussée à son équipe. Elle pourrait demander une filature et un espionnage. Elle pourrait le mettre sous surveillance. Elle n’en fait rien. Elle n’a aucune raison de le faire. Ce n’est pas parce que l’homme décide de se dégourdir les jambes dans les sous-sols de la ville qu’elle doit l’imaginer terroriste. Quand elle est dans le taxi d’Alistair, elle a beau se cacher derrière une fausse identité, derrière un faux caractère, elle est probablement plus naturelle. Elle a probablement le comportement le plus spontané. Elle a probablement l’humour le plus libéré. Parce qu’elle n’a rien à craindre d’Alistair. Ils ne sont que deux inconnus. Deux inconnus qui partagent quelques minutes de leur existence. Deux inconnus qui n’ont pas pour vocation de se connaître. “Vous allez finir par me vexer, inspecteur.” Elle hausse les épaules. Elle est certaine qu’il n’a pas besoin de cela pour être grincheux et ronchon. Évidemment, elle en rajoute une couche avec sa curiosité et ses questions. Elle ne se laisse pas démonter. Elle va jusqu’au bout de sa théorie. Exposant les faits. Reliant les indices entre eux. Prononçant les conclusions. Un petit lutin. Alistair est un lutin. Une petite phrase en gaélique et il n’en faut pas plus pour laisser son imagination s’envoler, s’emporter. “De mieux en mieux…” Il semble désapprouver, mais son sourire ne passe pas inaperçu. Sharon y répond avec un sourire teinté de fierté et d’amusement. C’est bon de s’amuser. C’est bon de se décontracter. C’est bon de se détendre. Des moments légers comme ceux-là sont précieux. Des moments légers comme ceux-là permettent d’oublier tous les problèmes. Une bouffée d’air avant de plonger tête la première dans la vie chaotique et ennuyante.
Et puis, elle a beau lui sortir des théories de nulle part, elle n’est pas la pire cliente qu’il puisse avoir. Il ne peut pas le nier. Elle dit ‘bonjour’, elle le remercie, elle est polie, elle est souriante. Elle l’embarque même dans quelques aventures dangereuses. Il y a bien pire ! Il y a bien plus atroce ! Il faut qu’il se fasse une raison : elle est probablement la cliente parfaite. C’est tout. “L’évolution de votre discours est troublante…” Troublante ? Qu’est-ce qu’il y a de troublant de l’imaginer vêtu de vert, avec une barbe rousse de trois mètres ? La théorie du lutin est moins troublante que celle d’un psychopathe ou d’un dealeur. La théorie du lutin est même poétique. Mais Alistair n’est jamais content. Il est toujours en train de râler. Il est toujours irrité. C’est Alistair, en somme. Il serait euphorique qu’elle se poserait des questions. Il serait amical et chaleureux qu’elle se demanderait ce qui cloche. Il est fidèle à lui-même. “Mais un lutin, ça reste dégueulasse à regarder.” A son tour de marquer son agacement. Elle lève les yeux au ciel en poussant un soupir. La modestie, Alistair, la modestie. Il se trouve plus agréable visuellement, peut-être ? Avec son air bourru et son visage fermé, il n’est pas l’homme le plus avenant. Même si, elle n’en doute pas et elle peut le constater, il cache un bon fond. Depuis le temps qu’elle l’embête avec ses hypothèses, il aurait pu l’envoyer bouler. Il aurait pu lui demander d’arrêter. Il aurait pu refuser de la prendre dans son taxi. Pourtant, il est toujours resté respectueux. Il est toujours resté attentif à ses paroles. Elle ne peut pas le nier. Par contre, dire que les lutins sont dégueulasses à regarder est scandaleux. Ils sont… particuliers. Ils sont adorables… de loin. C’est tout. Il doit apprendre à nuancer ses propos, il pourrait choquer un lutin, un de ces jours. S’ils existent vraiment. “Navré si vous appréciez leur compagnie, d’habitude.” Apprécier la compagnie des enfants. Ce n’est pas une question d’apprécier ou pas. C’est une question de les adopter ou pas. Elle a du mal à appréhender leurs besoins, à savoir comment se comporter avec eux. Elle a des difficultés à comprendre comment ils fonctionnent. Ils ont un esprit tellement vif et curieux qu’elle ne sait pas comment les gérer. Elle a l’habitude de contrôler, de maîtriser, d’anticiper. Avec des enfants, impossible de faire tout ça. Ils sont autonomes et décident par eux-même. Ils ont leur propre logique, leurs propres réflexions. Ce sont des êtres cruels, machiavéliques. Un jour, ils domineront le monde. Pire que des chats. “Ne vous en faites pas. Comme vous étiez ronchon, je me suis dit que je devais vous laisser faire un gros câlin à cette fillette.” Pour effacer les problèmes, il n’y a rien de mieux que les câlins. Les enfants, avec leur innocence, arrivent à vous embarquer dans leur monde imaginaire. Alistair en a bien besoin. Il devrait avoir deux ou trois enfants sous le coude pour le faire dédramatiser quand son patron le dispute. De petits bras passés autour du cou et hop, il retrouverait le sourire. Un lutin a besoin d’entendre le rire des enfants pour se sentir bien.
Par la fenêtre, elle reconnaît les bâtiments. Rue familière. Elle vérifie qu’elle a toutes ses affaires dans son sac. Il n’est pas question de laisser un indice sur sa vraie identité, maintenant. Il sait qu’elle n’est pas une simple assistante juridique. Il sait qu’elle est un peu plus, voire totalement autre chose. L’arme est à l’intérieur. Ses papiers aussi. Tout ce qui pourrait relier Sharon l’assistante à Sharon l’agente est rangé. Parfait. “Vous habitez vraiment là au moins ?” Elle relève les yeux de son sac. Sourire sur les lèvres. Il a trouvé un autre mensonge. Elle n’habite pas vraiment là. Elle doit faire encore quelques mètres avant d’arriver dans la bonne rue. Ce n’est pas qu’elle est méfiante envers Alistair. Elle se méfie plutôt de ceux qui la connaîtront comme l’Agent 13 et qui voudraient s’en prendre à elle. Elle pourrait lui ressortir le fameux “si je vous le disais, je serais obligée de vous tuer”. Réplique des pires films d’espionnage et d’action. Réplique qu’elle se refuse de prononcer. “Après vous, j’ai encore deux taxis qui m’attendent pour faire tout le tour de New-York. Ensuite, je prends un hélicoptère, un jet, une téléportation et enfin, j’arrive chez moi. Faut brouiller les pistes, vous comprenez ?” Quel programme réjouissant. Si elle avait un trajet pareil à accomplir deux fois par jour, elle abandonnerait l’idée d’avoir son propre appartement. Elle opterait pour la solution la plus simple : vivre jour et nuit au S.H.I.E.L.D. Certains agents font ce choix. Certains trouvent cela moins dangereux. Sharon a besoin d’avoir son propre logement. Elle a besoin de couper. Elle a besoin de s’offrir un peu de répit. Elle est différente en mission et chez elle. Elle n’a pas le même caractère, pas le même comportement, pas la même énergie. Elle serait toujours aussi sérieuse et autoritaire si elle passait son temps au S.H.I.E.L.D. Alors qu’avec son propre logement, elle peut se permettre de se relâcher, d’être elle. Tandis que le taxi s’arrête au bord du trottoir, elle récupère son porte-monnaie. “Je suis désolée pour votre patron, je l'appellerai pour vanter vos exploits. Gardez la monnaie.” Elle lui a causé assez de problèmes. Elle l’a mis en danger. Elle l’a mis en retard. Autant de raisons pour qu’elle fasse quelque chose pour lui, en retour. Elle lui tend un billet, avant de se faufiler à l’extérieur. Elle ne lui laisse pas le temps de protester. Elle ne lui permet pas de refuser. Ils auront tout le temps de se disputer à ce sujet la prochaine. S’il y a une prochaine fois. Sa couverture s’est fissurée en aidant des civils. Ce ne serait pas très recommandé. Ce ne serait pas raisonnable. Mais on ne sait jamais ? “Merci pour tout et bonne soirée !” Elle s’apprête à claquer la portière, lorsqu’elle arrête son mouvement. Elle passe la tête dans l’habitacle, une drôle d’expression sur le visage. Un mélange d’amusement, de dégoût et de sérieux. “Oh, j’oubliais ! Évitez les égouts, ce n’est vraiment pas un lieu fréquentable et en plus, ça pue.” C’était le conseil de Sharon, au revoir ! Cette fois, c’est la bonne. Elle ferme la porte et elle s’éloigne. Elle fait mine de s’approcher d’un immeuble. Son potentiel lieu de vie. Alors qu’en réalité, elle doit traverser la route, tourner à droite, avant de bifurquer et de se trouver enfin, devant le bon immeuble. Sa soeur n’arrivera pas tout de suite. Sharon a l’appartement pour elle toute seule. Une soirée de détente en perspective.
« Ne vous en faites pas. Comme vous étiez ronchon, je me suis dit que je devais vous laisser faire un gros câlin à cette fillette. » L’hésitation que j’avais éprouvée à entrer en contact avec la gamine me revient. Ça n’a pas toujours été comme ça, du moins je crois. Je suis pas un grand amoureux des gosses, si c’était le cas j’en aurais eu depuis longtemps - du moins, si on m’en avait donné l’occasion, ça aurait grandement aidé aussi. Il y a juste cette façon d’aborder l’autre que je n’ai plus. Après tout, cette petite chose fragile aurait pu être brisée en deux si j’avais eu le malheur d’en oublier la mesure de ma force. J’en suis sûr. Certain. À quoi bon buter un innocent qu’on s’est évertué à préserver ? Ça n’aurait eu aucun sens. Sauf pour l’Autre, remarquez… Je ne peux cependant pas réprimer un soupir las. Je fixe la route. « Gros, vous exagérez pas un peu, là ? Et j’parlais des lutins. » Autant être honnête. De toute façon, si elle avait réellement apprécié ma présence de ‘lutin’, je l’aurais senti. En théorie. J’étais aussi le premier à ne pas vouloir voir ce genre de choses, alors je comprendrais que je n’y ai pas été particulièrement réceptif. C’est sans compter le fait qu’elle avait déjà des informations sur moi que je n’aurais osé dévoiler en temps normal. Ce détail m’irrite et m’inquiète, bien que je garde l’expression de ces émotions inhibées.
Lorsqu’elle répond à ma question, c’est une nouvelle fois avec une légèreté qui laisse présager le mensonge. Qu’elle habite vraiment ici ou non, qu’est-ce que ça pouvait me foutre au final ? Qu’on se l’avoue, pas grand-chose. Mais j’avais suffisamment de mal à supporter d’avoir été ainsi exposé et de ne rien savoir si la personne assise à l’arrière. Cliente ou non, nous avions agi de telle façon qu’un certain rapprochement avait pu être fait. Même subtil. Elle était celle qui avait le plus à cacher, pourtant, je ne pouvais lui en vouloir. J’étais moi-même torturé par mes secrets et démons - je ferais mieux, d’ailleurs, de laisser ceux des autres là où ils sont. Nous sommes à l’arrêt. Je l’entends trifouiller dans son sac pour dégotter son porte-monnaie, dont le son caractéristique ne m’a pas échappé. Elle remet sur le tapis l’histoire de mon patron et donc, du coup de téléphone passé plus tôt. L’agacement repointe le bout de son nez.
« Il en a rien à branler. Comme beaucoup d’autres dans ce pays. » J’adore les Etats-Unis, c’est un fait avéré. Retourne chez toi l’écossais, t’es mieux dans tes pâtures. En soi, si j’avais vraiment eu le choix, je crois que j’y serais resté. Buter un champ de vaches, c’est toujours plus sain qu’un village entier. Je fais aussi part de ma vision pessimiste du monde, car telle était la façon dont je voyais les choses actuellement. Ce n’était certainement pas ce blaireau qui allait me féliciter pour avoir essayé de jouer les héros (à cette pensée, je serre le volant). Je tends la main pour attraper le billet, que je remarque largement supérieur à ce que le compteur kilométrique avait pu crier de ses chiffres. « Hey… ! » Je n’ai cependant pas le temps de lui gueuler dessus pour qu’elle me donne moins - elle est déjà dehors, balançant des remerciements. Remerciements qui me froissèrent, étrangement. Peut-être parce qu’ils étaient trop sincères pour être assimilés correctement par ma rustre personne. Je la regarde encore par le rétroviseur central. « C’est ça, bonne soirée, », lui dis-je à voix portante en ayant l’air agacé. Je range le billet dans la poche de mon jean, m’étirant un peu dans l’habitacle pour y avoir accès. Alors que je croyais qu’elle allait claquer la porte tout de suite après, elle lâche sa bombe, qui me vaut une réaction immédiate, doublée d’un mouvement de tête dans sa direction. J’arque un sourcil, la moue empreinte de raillerie. « Ok, m’man. » La porte se referme tandis que je la regarde s’éloigner un moment. Je soupire, relâchant un peu la pression qui s’accorde également par un léger sourire, esquissé à tout hasard. Drôle de bonne femme.