▬ La porte n'était pas fermée ? dit-il en regardant derrière lui, surpris. Il a le pas lourd, le regard critique et dès qu'il pénètre les lieux, il les imprègne d'une sorte de malaise devenu habituel ces derniers mois. Je reste assis à table, les mains jointes et la tête baissée. Court, mon souffle est court et comme à chaque fois, j'ai besoin de me préparer à la suite des événements. Il se rapproche sans rien demander de plus. Quand l'heure viendra, il sera à nouveau l'heure de faire les comptes mais pour moi, c'en est fini de la mort des humains, les véritables humains. Je ne sais pas encore si je dois dénoncer Aaron aux Watchers et ainsi le condamner à mort ; je suis conscient que le jour où je prendrai cette décision, Lewis ne sera même plus un obstacle ou un danger. Il ne sera que vengeance. L'idée de le faire tuer m'est insupportable mais plus les jours passent et plus je me dis qu'il ne mérite pas un autre traitement que ceux qui nous menacent directement. Mes paupières closes me laissent dans une obscurité apaisante qui me permet de peser le pour et le contre d'une telle décision. Que penser de Sarah ? J'aurais tendance à croire qu'elle serait détruite mais je sais, je sais qu'elle est bien plus forte que ce qu'elle laisse croire. Plus forte que nous tous. Elle m'a fait promettre de ne pas utiliser mon arme contre Lewis, et cette arme je ne la tournerai donc jamais contre lui. L'avenir lui fera plus mal encore. Il en est responsable, il est responsable de sa réaction et son attachement aux mutants. Alors que le cliquetis d'un petit objet tombant devant moi me ramène à la réalité, j'ouvre enfin les yeux.

▬ La porte n'est pas fermée, juge-je bon de lui répondre. Je constate alors qu'il a déposé devant moi un chapelet brûlé que je reconnais, il s'agit du mien. Je sors de ma torpeur pour le saisir du bout des doigts, cherchant à chasser la suie et la crasse autour du crucifix. Je ne fais pas attention à ce qu'il dit, préférant accorder toute mon attention à cet objet qui m'avait tellement manqué. Soudain, sa main ouverte vient se poser contre les miennes, avec une sorte d'inquiétude et de bienveillances qui m'ont souvent réconforté quand je doutais. Il est soucieux, terriblement soucieux quand il m'interroge enfin au sujet de mon chapelet carbonisé : « Tu as tué un homme. »

Enfin... m'interroge c'est vite dit puisque son ton ne laisse pas de place au doute. Malgré moi, je me sens naître un sourire sur le bord des lèvres, c'est vrai. Effectivement, je l'ai tué. Et je n'hésiterai pas à le refaire. Tuer Aaron, je suis le seul à avoir le droit de prendre cette décision, je ne laisserai personne assassiner mon frère comme un chien malade, comme un criminel. Cela se passera comme et quand je l'aurai décidé. Je reprends mon travail de nettoyage sur ma croix au moment où il retire sa main. Il vient alors prendre place en face de moi pour, cette fois, me demander : « Tu doutes ? »

Cette question, elle m'énerve, profondément. Bien entendu que je doute, quel monstre serais-je si ce n'était pas le cas ? Cette question, elle m'a toujours énervé et c'est pourquoi je n'y réponds qu'avec un long soupir. Quelques secondes se fanent et je plante finalement mon regard dans le sien. Je l'admire mais il ne m'impressionne plus. Il sait pourtant que je laisserais ma liberté et ma vie pour les siennes. Il sait que je suis loyal, il n'a pas le droit d'en douter, ainsi que Primrosae. Elle a osé me demander si moi, moi, je suis fiable. Je ne trahirai jamais les Watchers. J'ai foi en leur avenir, j'ai foi en leur mission, j'ai confiance en leur détermination. Finalement, il me semble évident que mon petit frère devra mourir de ma main, et non de la leur. Ils ont plus important à faire. Si seulement nous pouvions les sauver... mais ils se rebellent, ils refusent, ils attaquent, ils tuent. Les New Warriors, encore une preuve. Je lui avoue finalement : « J'ai espéré les sauver. » Je souffle doucement, le laissant se lever. Il ne comprend pas, c'est normal. Il me demande, un ricanement incrédule l'accompagnant, si je parle des mutants. Les mutants ? Les mutants ? Sauver les mutants ? Il le répète, il m'exaspère. Soudain, ses mains frappent la table devant moi, m'arrachant un sursaut. Je lève les yeux sur lui, cherchant quelque approbation dans son regard.

Il me connaît, il sait que je ne vis pas de haine, je cherche le meilleur pour notre monde. Mais quand il commence sa tirage, entre indignation et mépris, je ne peux que m'incliner. « Sauver les mutants ? C'est ce que tu veux, Jeremiah ? Tu veux les sauver ? Combien d'hommes et de femmes véritablement innocents as-tu sacrifiés ? Trois mille deux cents quatorze morts, et plus de cinq milles blessés, pourquoi ? Pour sauver des mutants ? Est-ce que tu entends ce que tu dis ? Tu veux qu'ils soient morts pour sauver les mutants ? Mais qui veux-tu véritablement sauver ? » Il est déçu, je le vois à son visage. Je serre mon chapelet carbonisé entre mes mains, le presse contre mon visage. Peut-être est-ce moi, égoïstement. Je suis tombé dans ce travers de croire que les mutants étaient des êtres humains aussi, quelque part... à vouloir en passer par cet argument, je suis moi-même tombé dedans... Il me demande de qui est le projet des « Watchers ». Il confond, il ne s'agit pas de les abandonner... Je ne les trahirai pas. Comme s'il lisait dans mes pensées, il vient s'accroupir près de moi : « Tu ne peux plus reculer, pas maintenant. Toutes ces personnes, elles n'étaient pas prêtes à donner leur vie mais elles l'ont fait. Je ne t'ai jamais dit ce que tu dois ou ne dois pas faire, tu le sais, n'est-ce pas ? » Je hoche de la tête. Je garde les petites perles métalliques noires contre mon visage. « J'ai failli tuer Lewis. Dis-moi William, est-ce que tu penses que je deviens fou ? »

Le Colonel Stryker, ainsi le présente-t-on. Pour moi, il sera toujours davantage. Il éloigne mes mains de mon visage et son regard dur précède sa réponse : « Ton frère est un soldat. Il est prêt à mourir pour son pays, il l'est depuis des années. » C'est exact. On ne peut pas soigner les mutants, me rappelle-t-il, il faut les éliminer comme des cellules cancéreuses. Je hoche à nouveau de la tête. Lewis a toujours été prêt à mourir. Aaron est destiné à mourir. Qu'adviendra-t-il de Sarah ? Qu'adviendra-t-il de nos parents ? Pourrais-je les préserver de cette ignominie qui touche mes frères ?
▬ Nolan.
▬ Qu... quoi ? De qui est-ce que tu me parles ?
▬ Nolan. Patricia. Kate. Jonathan. Hicham. Oliver. Jack. Lily. Charlie. Brooklyn. Violet. Charlotte. Noah. Nour. Jasper. Et des dizaines, des centaines, des milliers d'autres ! Est-ce qu'ils sont morts pour que tous ces criminels en puissance puissent vivre ? Est-ce que tu te sens capable de profaner ainsi leur mémoire ? Pour qui sont-ils morts ? Pour quoi ? Qui a voulu ça ? Tu as tué un Watcher Jeremiah, je le sais et je t'ai protégé. Il désigne le chapelet entre mes mains. Je peux te protéger tant que tu œuvres pour une noble cause, tant que tu te bats pour la vie mais je ne pourrais rien faire pour un assassin ! Qui veux-tu sauver ? hurle-t-il à présent. Qui ? Dis-le moi !
▬ Oui, oui, j'ai compris ! C'est bon ! Je sais quels sont mes objectifs.

Il esquisse un sourire et pose sa main contre mon épaule. Un silence s'installe à peine quelques instants. « Et pour Lewis, ne te tracasse pas... Il est mort le jour où il s'est engagé. Je suis un soldat, je sais ce que je te dis. N'oublie jamais ça, les innocents qui ont été sacrifiés n'étaient pas prêts à donner leur vie mais ils l'ont fait. Ton frère est prêt depuis des années. Sois digne d'eux. » Oui William. Je le serai.

Je me laisse tomber sur le bord du lit, abandonnant mon t-shirt tâché de sang sur le sol. Primrosae est maintenant en sécurité à l'hôpital et moi, je suis parti après qu'elle ait refait les points de suture qui ont sauté quand je l'ai sortie de la baignoire. Avec son gros cul gorgé de haine et d'égoïsme. Je reste dans le noir et sors mon chapelet de sous mon t-shirt pour le saisir du bout des doigts. Je reste prostré ainsi un long moment, du moins en ai-je l'impression mais peut-être que seules quelques minutes ont disparu. Maintenant, elle sait. « Elle » sait que l'enfant qu'elle porte est un mutant, je ne sais pas si je pourrai me résoudre à mettre fin à ses jours, que ferai-je quand il sera entre mes bras et si je reconnais les lèvres de Primrosae ? et si je reconnais mes yeux ?

J'abandonne ma tête contre le matelas, j'aurais dû aller plus loin pour protéger cet enfant. J'ai songé à toutes les solutions possibles, même mettre Primrosae dans un coma artificiel et maintenant, j'ouvre les yeux, c'est elle que je suis en train de perdre. Et je ne veux pas qu'elle m'abandonne, pas maintenant, pas demain, jamais. Cette femme est nocive, elle se répand comme un poison et elle ne connaît pas la pitié, elle ne connaît pas la rédemption, elle ne demande pas pardon pour l'horreur de nos crimes. Pourquoi je la supporte ? Pourquoi je ne peux pas m'éloigner d'elle ? Elle a fait des points de suture sur mes ridicules espoirs d'avenir, elle le fait sans arrêt sans s'en rendre compte. Et quand cet enfant viendra au monde, je devrai prendre une décision que je ne peux pas prendre.

Maintenant que j'ai probablement tué Aaron, que puis-je espérer d'un enfant ? Que puis-je encore espérer maintenant que je suis arrivé au bout de ma mission ? Ils connaissent la voie, chacun d'entre eux. Je ne peux plus les guider, je suis en train de devenir fou, je ne sais plus ce que je dois faire. Je maintiens les apparences jour après jour, je donne l'impression que je sais ce que je fais. La vérité c'est que je ne sais plus du tout, j'ai cru que la X-Mansion serait une bonne idée et le destin a mis Aaron sur mon chemin. Avec ses grands yeux, à me demander si je suis heureux plutôt qu'à essayer de fuir. Pourquoi n'est-il pas parti, tout simplement ?

J'essaie de lui écrire, je prends mon téléphone, je sens mes doigts trembler parce qu'il n'y aura aucune réponse. Mais sera-ce parce qu'il a désormais peur de moi ou est-il tout simplement mort ? Je le lui envoie, ne regrette pas. Je devrais partir sans doute, m'en aller à nouveau quelques jours, ou plus longtemps. Parce que sinon, je me pendrai un jour, je me mettrai une balle. Je serre le chapelet entre mes doigts. Je ne peux pas me suicider, je n'ai pas le droit. Aaron aurait dû m'immoler, c'est le mieux qu'il aurait pu faire. C'est la dernière chose qu'il aurait dû faire. Lewis, aide-moi. Je t'en supplie, aide-moi.