Il y a vingt-quatre ans,
dans une dimension parallèle à la nôtre.« Il n'y a pas de retour en arrière, une fois que ce sera fait. Vous en êtes pleinement conscients, n'est-ce pas ? » fait le Docteur Strange, les yeux posés sur la petite fille qui est assise sur le tapis, près de la cheminée. Il tourne son regard vers la mère, dont la mine est sombre. Elle semble perdue dans sa grande chevelure blonde, et elle est si pâle qu'on pourrait croire qu'elle va s'écrouler sur le parquet d'une minute à l'autre. Le couple ne le regarde même pas dans les yeux. Ils ne sont pas là par plaisir.
« Oui. » fait le père après avoir posé une main sur l'épaule de sa femme. Strange pince les lèvres.
« S'il y avait une autre solution, croyez-nous… » Le magicien acquiesce, et commence à se diriger vers la petite.
« Bonjour, Sienna. » Elle tourne de grands yeux clairs vers lui, et il jette un dernier coup d'oeil à ses parents avant de poser sa main sur son front. La mère lâche un sanglot quand sa fille s'endort subitement et que Strange accompagne sa chute sur le tapis. Le sorcier a les yeux fermés, les sourcils froncés, et sur ses lèvres bougent. Il n'y a plus de retour en arrière. Ella cherche la main de son mari, et quand elle la trouve, la serre si fort qu'il en a les phalanges blanches. Il détourne sa femme de la vision de leur fille, endormie, et l'étreint. Un baiser sur son front, une caresse dans ses cheveux. Dans quelques minutes, ils lui diront adieu. Il règne un silence de plomb sur le salon. Strange ne le rompt qu'au bout de six longues minutes. Il se relève, coinçant une des mèches blondes de la petite derrière son oreille gauche.
« C'est fait. » Il rejoint les parents et laisse un ange passer avant de récapituler ce qui vient de se passer.
« J'ai scellé ses souvenirs. Elle restera en sommeil pour quelques heures à partir de maintenant, il ne faut pas que vous perdiez de temps. » Les deux amants se regardent et la mère demande, d'une voix brisée :
]« Et ses pouvoirs ? » Le sorcier lui offre un petit sourire rassurant.
« Scellés également. Ils ne se manifesteront que dans des conditions extrêmes. Elle ne saura même pas qu'ils existent. » Ella acquiesce.
« Merci, docteur. » Le magicien leur offre un signe de tête.
« Je vais vous laisser lui dire au revoir. Vous savez où me contacter. Bon courage. » Il disparaît sans un mot de plus. Il n'y a pas grand-chose à dire, de toute manière. Ella file vers sa fille et la serre dans ses bras. Elle embrasse ses joues roses, recoiffe ses cheveux.
« Tu peux me donner son manteau ? » fait-elle à son mari. Il s'exécute et en quelques secondes, la petite Sienna est prête à partir. Il lui met son sac à dos sur les épaules, et lui accroche un collier autour du coup. Le blason de ses ancêtres. Ça n'a plus grandement d'importance, ces symboles, aujourd'hui, puisque la famille n'est plus qu'une famille lambda. Mais il est sentimentalement attaché à ce petit bijou. Et il voulait que Sienna l'ait, même si elle ignore ce qu'il signifie. Les larmes coulent sur le visage d'Ella. Elle doit se souvenir que s'ils font tout ça, c'est pour la protéger. C'est le seul moyen. Les deux époux se regardent, tristes mais déterminés. Sienna est désormais dans les bras de son père, et d'un mouvement de bras, Ella ouvre le portail. Elle n'hésite même pas à le franchir, et son mari, sur ses talons, non plus. Pendant les minutes qui suivent, c'est comme s'ils s'étaient mis en mode automatique. Ils ne peuvent pas se permettre de trop se laisser réfléchir, de trop se laisser penser. Ils déploient une couverture à la va-vite sur le perron de la maison d'accueil, et déposent leur fille dessus. Un baiser, deux baisers. Ils ne peuvent pas se permettre de prendre leur temps. Ne pas réfléchir, faire ce qu'il faut. Un dernier baiser, un dernier
je t'aime. Ils sonnent à la porte, et courent vers le portail. Ella lance un dernier regard à sa petite tête blonde, allongée dans la nuit, et attend d'entendre que la porte s'ouvre avant de fermer la brèche.
Au revoir, mon bébé.———————— ϾҨϿ ————————
1993 Mary Holmes ne s'attachait pas aux enfants. Du moins elle faisait de son mieux pour ne pas s'attacher. Cela faisait déjà de nombreuses années qu'elle était assistante sociale au sein de cette grande agence de New-York, et bien qu'il y ait eu quelques séparations difficiles, elle avait toujours su garder ses distances. Beaucoup d'enfants dont elle s'était occupée lui donnaient régulièrement des nouvelles, et elle aimait savoir que ceux à qui elle réussissait à trouver une famille avaient l'enfance, l'adolescence, la vie qu'ils méritaient. Mais elle ne pouvait pas dire qu'elle était attachée à eux. Jusqu'à la petite blonde. Ils l'avaient trouvée sur le perron de l'orphelinat huit mois auparavant, et Mary avait été affectée à son dossier. Personne ne savait d'où elle venait et les quelques affaires personnelles autour d'elle n'avaient donné aucun indice sur ce qui avait pu pousser ses parents biologiques à l'abandonner ainsi. Quand on lui demandait si elle se souvenait de quelques chose, elle plissait les yeux, et faisait
non de la tête. C'était comme si elle n'avait jamais existé avant d'apparaître devant la porte. Mary avait bien entendu, comme d'habitude, cherché des familles pour l'adoption. Elle avait trouvé des candidats, un certain nombre même. De nombreuses familles attendaient de trouver l'enfant qui les rendrait heureux. Mais sans qu'elle puisse vraiment expliquer pourquoi… Aucune famille ne trouvait grâce à ses yeux. Aucune. Elle rejetait les dossiers les uns après les autres, pour des motifs parfois un peu flous. C'était injuste, elle le savait. Elle refusait à des parents la joie d'avoir un enfant, et à cette petite fille le droit d'avoir une famille. Mais elle ne supportait pas l'idée de devoir laisser cette petite blonde partir avec n'importe qui. Sienna – c'est comme ça qu'on l'appelait parce que c'était le nom sur son sac à dos – était si vive, si souriante, et si intelligente pour son âge… Mary avait toujours peur qu'elle tombe entre de mauvaises mains, où dans une famille qui ne saurait pas reconnaître la valeur de cette enfant. Malgré elle, elle s'était attachée, et plus le temps passait, plus il devenait difficile de se faire à l'idée qu'elle allait partir un jour. Bien sûr, elle avait pensé à quelque chose. Mais elle n'avait pas osé en parler à son mari. Après tout, ils avaient déjà deux enfants : Keegan et Maggie. Ils avaient déjà besoin de beaucoup d'attention, et prendre un troisième enfant à charge n'était pas quelque chose qu'on décidait à la légère. Et pourtant, Mary ne pouvait se défaire de cette idée, de cette envie. Elle se sentait liée à cette enfant, sans pouvoir l'expliquer. Peut-être était-ce le destin. Elle le savait, un jour, elle deviendrait sa fille.
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1995 Charles Holmes a l'impression que le monde vient d'exploser. Et pourtant il se doit de rester debout, de continuer à parler aux policiers et aux pompiers qui ont examiné le lieu de l'accident. Il se doit de rester fort, d'écouter, d'essayer de comprendre. Il y a ses trois enfants assis sur un petit banc un peu plus loin. Des médecins les entourent, leur font un check-up pour être sûrs que tout va bien. Mais rien ne va. Ils ont perdu leur mère. Soudainement, comme ça. Une seconde elle sortait de la maison tout sourire pour emmener ses enfants à l'école et la seconde suivante elle est là, sous ce drap blanc que les pompiers évacuent. Les deux filles ont le visage rouge de larmes, Keegan a un bras passé autour de l'épaule d'Azalea.
« Monsieur. » le salue l'un des pompiers, qui arrive accompagné d'un des ambulanciers arrivés sur place.
« Je suis vraiment désolé. » Charles fait un signe de tête. On lui a déjà expliqué que sa femme était morte sur le coup, que même si les secours étaient arrivés plus tôt, personne n'aurait pu la sauver.
« Vos trois enfants vont très bien. Ils n'ont que des égratignures. » fait-il, avec un regard un peu sceptique.
« Qu'y a-t-il ? » demande Charles, les sourcils légèrement. Le pompier et l'ambulancier se regardent.
« Vous.. Vous avez vraiment eu beaucoup de chance. Étant donné l'état de la voiture et la force du choc… Vos trois enfants auraient du mourir dans l'accident. C'est un véritable miracle, Mr Holmes. » Le père les toise, puis leur fait un signe de tête. Il a envie de croire qu'il est chanceux, vraiment. Mais c'est impossible. Il se passe une main sur le visage, retient du mieux qu'il peut le chagrin qui l'envahit, et marche en direction des enfants. Il s'accroupit devant eux, et les prend dans ses bras. La vie ne sera plus jamais la même, sans Mary.
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2008 C'est le concours de l'année. Ses gestes sont calculés à la seconde près, et précis comme si elle était une machine. Autour d'elle, les autres candidats sont penchés sur leurs tables, à apposer les touches finales aux desserts. Un coup d'oeil à l'horloge, il reste trois minutes. Elle est largement en avance. Les assiettes sont déjà dressées, il ne reste que la touche finale, la feuille de menthe. Elle sent la tension des autres autour d'elle, entend un de ses camarades de classe jurer au dessus de son mille-feuilles. Ça la fait sourire. Une chance de plus pour elle de gagner. Elle lève les yeux vers les gradins. Ils sont tous là. Son père, avec Elizabeth, la femme avec qui il s'est remarié, deux ans après l'accident de sa mère. Il y a Keegan, qui a réussi à se libérer malgré son boulot de fou et Maggie, qui ne traînera pas après l'annonce des résultats parce qu'elle a un entraînement au ballet. Il y a Scarlett, qui dévore des yeux tous les desserts de la salle. Et il y a les jumeaux, Aedan et Eugene, ses petits frères, qui se donnent des coups de coude dans les hanches. Ils sont tous venus pour elle, pour la soutenir. Ils savent à quel point ce moment est important, et elle ne serait sûrement pas arrivée jusque là sans eux. Entrer dans le monde de la cuisine, c'est une bataille cruelle, qui ne laisse de place qu'aux plus déterminés. Lea l'a bien compris, et elle n'a pas perdu de temps. Elle a deux ans d'avance sur ceux qui ont son âge, à l'école de cuisine. Elle étudie en parallèle à l'université, afin d'avoir toutes les clés en main quand elle voudra monter son projet. On peut dire qu'en dehors des week-ends (et encore), elle ne voit pas beaucoup la lumière du jour. Mais c'est ce qui la rend heureuse. Et on ne peut pas dire que ses frères se plaignent d'avoir toujours de la bonne bouffe à la maison. Aujourd'hui est un jour important. Il y a de grands noms de la cuisine qui sont là aussi, dans les gradins et en tant que juges. Ils cherchent leurs futurs apprentis, ceux qui travailleront à leurs côtés dans les restaurants les plus prestigieux de New-York, les plus prestigieux du monde. Elle doit être parfaite, jusqu'au moindre détail. Depuis quelques semaines, la pression monte, et des tensions sont même venues entacher l'ambiance joyeuse de la promotion. C'est à quel point ce concours est important. Mais elle a confiance. Elle est née pour ça. C'est dans ses veines, en elle, elle ne peut pas l'expliquer. Son tuteur la regarde, avec attention, scrutant chacun de ses gestes. Les dernières secondes sont annoncées au micro, mais Azalea a déjà fini. Elle adresse un sourire à sa famille, et quand le chrono affiche la fin de l'épreuve, elle souffle un peu. C'est le jour qui déterminera son avenir. C'est pour ce jour qu'elle a passé toutes ces dernières années enfermée dans la cuisine, à répéter encore et encore des gestes, à apprendre par cœur des recettes, à tester tout ce qu'elle pouvait tester. Elle ne peut pas se rater, elle n'a pas le droit. Elle s'en voudrait pour toujours.
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2013 Ouvrir son restaurant à vingt-quatre ans. C'est un pari que peu ont décidé de faire. Et pourtant, rien ne l'arrête. Après cinq ans en tant que second d'un des plus grands cuisiniers du monde, et plusieurs stages autour de la planète pour parfaire sa connaissance des spécialités, Azalea l'a fait. Elle a fait des économies depuis l'adolescence, a sauvegardé le moindre centime qu'elle pouvait sauvegarder. Elle a pris des cours dans toutes les matières qui lui permettrait de mener ce projet à bien. Elle a sacrifié des dimanches avec sa famille, des soirées avec la femme qu'elle aime, des moments qu'elle ne pourra jamais remplacer. Elle a tout fait, tout. Et ça a enfin payé. Avec un sourire aux lèvres, elle allume les néons qui forment HO(L)ME(S) dans la nuit New-Yorkaise. Elle passe les portes, et c'est comme un rêve devenu réalité. Il y a beaucoup de monde, pour cette ouverture. Ce soir, on ne sert pas de plats, il s'agit juste d'un cocktail pour célébrer ce long chemin parcouru. Il y a tous ceux qui comptent pour elle, qui ont eu une influence plus ou moins grande sur son parcours, et également de nombreux chefs qui la suivent, de près ou de loin, depuis quelques années. Dans une robe noire, Azalea traverse la pièce pour rejoindre, une coupe de champagne à la main, la table où sa famille est assise. Il y a aussi Candice, sa compagne, et ses meilleurs amis. Tout est parfait, jusqu'à maintenant, et elle ne reviendrait en arrière pour rien au monde. C'est comme si toute sa vie l'avait menée à ce moment.
Tout est parfait. Et demain, la danse commence.———————— ϾҨϿ ————————
2014 2014 Elle n'a pas hésité. Bien que toutes ses tables aient été réservées pour les deux services ce soir, bien que ses collaborateurs lui aient dit que c'était une mauvaise idée. Qu'elle pouvait très bien laisser le restaurant ouvert et laisser quelqu'un d'autre cuisiner pour elle. Mais il était hors de question qu'elle laisse tout le monde travailler sans elle. Elle a fermé le restaurant, annulé les réservations pour ce soir, et a appelé un taxi, le cœur battant. En quelques minutes, elle est arrivée à l'hôpital pour trouver le reste de sa famille déjà sur les lieux. Elle a sauté dans les bras de Scarlett, puis dans ceux de Maggie, avant de les interroger du regard. Les yeux de ses sœurs sont remplis de larmes.
« Personne ne sait ce qui s'est vraiment passé. Il paraît qu'un camion leur est rentré dedans, mais je n'ai pas d'autres informations pour l'instant » fait Maggie, la voix tremblante. Charles s'approche d'elle, la mine grave.
« Aedan et Eugene sont sortis du bloc il y a quelques minutes. Mais ils sont toujours inconscients. Les médecins nous ont dit qu'ils survivraient, mais qu'ils garderaient des séquelles à vie. » Azalea plonge son visage dans ses mains et tombe sur l'un des fauteuils de la salle d'attente.
« Ils sont réveillés ? » demande-t-elle dans un murmure.
« Non, ils sont encore plongés dans un coma artificiel, ils disent que ça vaut mieux. Mais ils ont été obligés de les laisser dans la même chambre. Je n'ai pas encore tous les détails. » Elle acquiesce, souffle un bon coup.
« Et Ethan ? » Scarlett pince les lèvres.
« Il est dans le coma. » Pas besoin d'en savoir plus. Elle a l'impression qu'elle va tourner de l’œil, qu'en un instant, sa vie parfaite est devenue un enfer. Tout a changé en l'espace d'une seconde. Comme pour sa mère. Elle ne peut pas croire que ça vient vraiment de se produire. Elle ne peut pas perdre ses frères, et Ethan non plus, il est aussi comme un petit frère pour elle. Elle priera tous les dieux même si elle ne croit en rien. Elle ne peut pas les perdre, elle ne peut pas.
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2016 Scarlett la prend par la main, et Azalea se laisse guider. Elle sait qu'elles entrent dans le salon du grand appartement familial, mais n'a aucune idée de ce qu'ils font tous là. Ses yeux sont bandés, et elle entend les jumeaux ricaner dans un coin. Bon, visiblement, toute la famille est là.
« Ok, t'es prête ? » fait sa sœur, avec un sourire dans la voix.
« Euh.. Oui. » Le foulard qui lui bande les yeux tombent et Azalea se retrouve face… à elle-même. À une énorme photo de son visage. Elle fait un pas en arrière, puis relève les yeux. Un énorme sourire habille son visage.
« Vous avez pas sérieusement fait ça ? Je vais devoir faire face à ça pour le reste de ma vie ? » se plaint-elle sans vraiment leur en vouloir. Ça lui fait plus chaud au cœur qu'autre chose.
« Ce n'est pas tous les jours qu'une de mes filles est en couverture du TIME ! » lance Charles, avant de lui déposer un baiser sur le front.
« Personnellement, j'aurais préféré le mettre dans les toilettes. » fait Eugene.
« Ou pas le mettre du tout. » renchérit Aedan. Puis il lui sourit malicieusement. Azalea secoue la tête en souriant. Depuis un an, les critiques s'enchaînent dans les magazines renommés. En l'espace de quelques mois, elle est devenue une vraie personnalité de la vie New-Yorkaise. Puis sa réputation s'est étendue aux États-Unis, et au monde. Elle a même du employer des serveurs qui parlent des langues étrangères. Elle a commencé à être invitée pour des interviews, des plateaux télés… Elle a dîné avec Barack Obama. Et aujourd'hui, elle est en couverture du TIME. Elle en a parcouru du chemin. Et elle a rencontré beaucoup d'obstacles. Mais il semblerait qu'aujourd'hui plus rien ne soit capable de l'arrêter dans son ascension. Elle a tout pour être heureuse, et pourtant. C'est comme s'il manquait un petit quelque chose. Oh, pendant un temps, elle a bien cru qu'elle avait atteint ce que certains appellent le bonheur. Vraiment. Mais au fil des mois, ça s'est un peu tari. L'éternelle insatisfaction de l'être humain, sans aucun doute. Beaucoup de questions ont commencé à naître dans son esprit. Et puis il y a eu la rupture douloureuse avec celle qu'elle s'apprêtait à demander en mariage. Mais ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Elle le sait, c'est littéralement la phrase de sa vie.
What doesn't kill you makes you stronger