Il n’y a que tes mains qui tremblent, et ton regard horrifié qui contemple l’impensable.
Non. Souffles-tu.

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Les jambes dans le vide, tu balances tes pieds d’avant en arrière en écoutant d’une oreille distraite les recommandations de ton paternel. Sarah et toi connaissez déjà trop bien ce discours qu’il vous sert toujours avant de s’en aller. Ta mère t’embrasse sur le front et tu passes un revers de main à l’endroit où elle a déposé sa marque d’affection, comme pour lui montrer à ta manière de petit garçon bougon que tu n’en as rien à faire, de son bisou. Aussi si loin que tu t’en souviennes, ç’a toujours été Sarah et toi, ou Jeremiah et toi. Lewis n’est pas là. Lewis il est à l’autre bout du pays, ou bien à l’autre bout du monde, au fond tu t’en fiches, tout ce que tu sais c’est qu’il n’est pas là. Tu descends de ta chaise, filant à travers la maison dont tu connais tous les recoins, tous les secrets, pour te faufiler jusqu’à la chambre de Jeremiah. Elle n’est plus occupée depuis un moment mais ça n’a pas tant d’importance, tu t’installes en tailleur sur son lit et mets à l’épreuve tes premières leçons de lecture en essayant de déchiffrer quelque bouquin qu’il a laissé derrière lui. Ton doigt suit la ligne et les mots viennent s’épeler sur le bord de tes lèvres avant que leur mélodie n’en franchisse la barrière. Tu lèves le regard vers Sarah qui se tient sur le seuil de la porte et tu lui souris, fier de ton exploit. Tu as hâte de montrer à Jeremiah ce dont tu es capable du haut de tes cinq ans.

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Tu coupes la phrase de Lewis d’un violent claquement de portière, ne te retournant pas même pour lui accorder un regard. Tu ignores ses conseils, tu ne veux pas les entendre, tu refuses de l’écouter, ce grand frère sorti de nulle part, parce qu’il n’a jamais été qu’un visage sur un écran, sur quelques photos, un drôle de personnage qui prenait vie dans les récits de Sarah mais il n’a jamais été ton frère, jamais vraiment. Tu entres dans le bâtiment puis à la recherche de deux places libres, pour ta sœur et toi, tu adresses un sourire à Jer, qui vient t’accueillir, passant chaleureusement un bras sur tes épaules. Il passe quelques instants à discuter avec toi avant d’être accaparé par un autre membre des Watchers. Tu bois chacune de ses paroles sans te rendre compte de la gravité de certaines d’entre elles, de l’apologie de la violence qui résonne dans ses mots. Il t’a si souvent parlé des mutants en ces termes que ça te paraît normal qu’il faille les exterminer. Tu es jeune, malléable, il est encore temps pour toi ne pas te laisser aspirer par cette dangereuse spirale, à condition de bien vouloir entendre ceux qui veulent t’aider. – Il ne serait jamais parti s’il en avait quelque chose à faire de nous.  Lances-tu à ta sœur assise à côté de toi, ton amertume couverte par le brouhaha qui vous entoure. Tu ne comprendras que plus tard que la véritable preuve d’amour de ton frère a été de revenir. Pour te sortir de là, pour te faire comprendre que le monde n’est pas tout noir ou tout blanc comme Jeremiah te le fait croire depuis déjà trop longtemps.

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Tu ne sais pas ce qui claque le plus fort à ton oreille.  Le coup de feu ou le corps qui  s’écroule lourdement sur le sol humide. Dans cette ruelle bercée de ténèbres, le tableau est lugubre. Tu devrais être fier et pourtant lorsque ton regard croise celui, vide, du premier mutant que tu aies jamais tué tu es pris de nausées et seule la présence de Jeremiah t’empêche de te laisser aller. Il ne doit pas être beaucoup âgé que toi, ce cadavre.  Ton curé de grand frère te tape sur l’épaule pour te féliciter, tu as débarrassé le monde d’une autre calamité, tu as de quoi gonfler le torse, tu es un vrai Reagan maintenant, un digne membre des Watchers. Alors pourquoi tu ne parviens pas à t’en réjouir ? Tu tentes de sourire, peut-être qu’en mimant l’enthousiasme de Jeremiah tu parviendras à le ressentir aussi… mais rien, ça ne fonctionne pas, tes yeux ne quittent pas la forme sombre allongée à quelques mètres de toi. Il n’avait pas l’air méchant. Tu n’es même pas sûr de savoir quel était son don. Tu ne connais même pas son nom. Tu sais juste que c’était un mutant et pour cette raison, juste pour ça, il devait être tué. À peine t’es-tu échappé de la vigilance de Jer que tu pars retrouver Lewis, lui qui s’est tracé avec patience et détermination un chemin jusqu’à toi au cours de ces derniers mois, tu es prêt à les écouter, lui et Sarah. Peut-être qu’ils sauront te dire pourquoi tu as le cœur au bord des lèvres.

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Un hoquet t’échappe alors que tu ris de plus belle à une autre remarque adolescente ridicule, qu’importe si vos plaisanteries n’ont pas de sens, qu’importe si elles ne sont pas drôles, l’alcool que tu as ingurgité rendrait même un cours de ce bon vieux monsieur Russell hilarant. Adossé contre le torse de ton petit-ami, une bouteille à la main, tu célèbres d’une autre goulée cette année qui se termine, cette page qui se tourne et les lumières du lycée depuis des tribunes dans lesquelles vous vous êtes si mal abrités des regards te paraissent les constellations lointaines d’un autre univers. Adieu l’adolescence, adieu la carrière tant désirée par tes parents et le rôle de petit dernier exemplaire. Dans cette enclave à l’écart de la multitude tu te sens un peu comme le roi du monde, si heureux que tu as l’impression que rien ne pourrait mal se passer, si saoul aussi que tu ne réalises pas vraiment comment votre petit groupe s’est retrouvé dans la salle des sciences. Tu ne sais plus qui a eu cette idée géniale de mettre le feu aux cours qui ne vous serviront plus. C’était peut-être toi, c’était peut-être un autre. La sensation de chaleur qui semblait d’abord te caresser le visage commence à te brûler et alors que la panique s’empare peu à peu de chacun d’entre vous, toi, tu restes immobile, hébété, l’instinct shooté au mauvais whisky. Tu ne parviens qu’à fixer les flammes, ne souhaitant que leur extinction, tu veux juste qu’elles disparaissent, tu ne veux pas que ça tourne mal, tu veux juste que…  Puis soudain, sous tes pupilles ébahies, le feu se calme, diminue et disparait. Il ne reste de votre bêtise qu’une désagréable odeur de brûlé. Ton pouls résonne dans tes tempes comme un bruit de tempête, assourdissant. Tu es sous le choc. Tu as trop bu mais tu sais exactement ce qui vient de se passer. Et alors qu’on te tire par la manche pour te sortir de l’établissement avant que la police débarque, tes prières s’envolent vers un dieu en lequel tu ne crois plus.

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Des jours entiers que tu refuses de sortir de ta chambre. Des nuits à pleurer, à prier, à espérer que ce ne soit qu’un cauchemar.  Tu es pétrifié et malgré ton refus d’accepter la vérité, elle s’est présentée à toi, crue, violente, implacable. Tu es tout ce que Jeremiah déteste, ce que tu as été élevé à haïr. « Je suis un monstre. » Qu’importe les conseils et le véritable code des Reagan, qu’importe si Lew et Sarah t’ont enseigné une autre manière de voir le monde, tu ne peux empêcher cette phrase de tourner en boucle. « Je suis un monstre. » Recroquevillé sur toi-même, les jambes ramenées contre ton torse tu lèves des yeux rouges d’avoir trop pleurés vers la porte de derrière laquelle te parviennent les inquiétudes de tes aînés. Lentement, tu étends tes membres endoloris et descends de ton lit. Tu te diriges d’un pas incertain vers la porte. Tu restes un long moment la main sur poignée, hésitant. Tu as la peur au ventre et le visage strié de cernes mais tu finis par trouver le courage d’actionner l’ouverture et de te retrouver face à eux. Ta respiration s’est accélérée et ton regard est de nouveau rempli de larmes. Les mots restent coincés au fond de ta gorge alors que la phrase s’esquisse silencieusement sur tes lèvres humides. Il te faut de nombreux essais pour qu’enfin un son sorte de ta bouche et avec lui la terrible découverte. – Je.. je suis un mutant.

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