Haiko aurait probablement pu réagir autrement. Si elle avait été une gamine un poil normale, elle se serait réfugiée dans sa chambre et aurait pleuré un bon coup, ou bien aurait-elle pu coller une gifle à sa sœur adoptive, à la force de son petit poignet fragile. Comme Haiko n'avait rien de normal, elle décida de coller son poing dans les côtes d'Evelyn, avant de la pousser du pied dans les escaliers. La jeune fille poussa un cri et dévala les marches, dans un bruit sourd qui alerta, bien évidemment, le reste de la famille Bolton.
« Qu'est-ce que ... » commença la mère. Haiko releva la tête, dégageant les cheveux qui lui barraient le visage.
« Elle m'a traité de garce. » lança-t-elle, comme si cela expliquait tout. Elle venait de signer son expulsion, son retour au foyer d'accueil. Haiko le savait bien, mais ça ne l'importait guère. Elle n'avait pas plus trouvé sa place chez les Bolton qu'ailleurs. Depuis toute petite - quasiment depuis toujours, en fait - elle avait été ballottée de famille en famille. Les occidentaux raffolaient des asiatiques, et elle aurait pu être une enfant tellement mignonne. Pourtant, son visage était triste et ses yeux sans vie. Elle se rappelait quitter le foyer, la mort dans l'âme, pour emménager chez un nouveau couple qui finissait par la ramener quelques semaines, quelques mois plus tard. Elle était un produit qu'on retournait, lorsqu'on n'était pas satisfait. Haiko a très vite abandonné l'espoir de trouver une famille ; à quoi bon ? Elle avait seize ans désormais, et serait bientôt libre de faire ses propres choix. De vivre seule et en complète autonomie. Même si les Bolton n'étaient pas de mauvais parents, même si sa relation avec Heather avait le potentiel de devenir une belle amitié, Haiko finissait toujours par retrouver son éternel pessimisme, et par tout gâcher comme une grande, sans l'aide de personne, à la moindre opportunité qui se présentait. Aujourd'hui, c'était Evelyn, la grande sœur d'Heather, qui l'avait une nouvelle fois insultée.
« Traite-moi de garce encore une fois ... » avait-elle prévenu. Pour le défi, Evelyn avait lentement laissé le mot glisser hors de ses lèvres. Le coup de poing d'Haiko était venu la frapper immédiatement, suivi du pied contre le genou, qui avait mené à la chute. Evelyn gisait sur le palier, des bleus et éraflures sur tout le corps. La jeune orpheline la toisait du haut des marches, ni heureuse ni coupable. Juste lassée. Elle finit par se diriger vers sa chambre, et elle commença à faire son sac. Elle savait ce qui allait se passer : ça n'était pas la première fois qu'Haiko corrigeait quelqu'un. Elle faisait du taekwondo depuis des années, un des seuls loisirs qu'elle appréciait vraiment. L'administration du foyer avait été réticente, au début, mais en voyant la joie que pouvait lui procurer un combat, ils avaient cédés. La petite Haiko était réputée pour être bien difficile à satisfaire. Ils s'en mordaient sûrement les doigts, maintenant qu'elle utilisait ses connaissances pour se faire renvoyer de chaque famille d'accueil. Ils répétaient qu'un jour, c'est en prison qu'elle finirait - mais la vraie prison, pour Haiko, c'était sa vie. Et de celle-là, elle n'en sortirait pas de sitôt.
I walked on the banks of the tincan
banana dock and sat down under the huge shade
of a Southern Pacific locomotive to look for
the sunset over the box house hills and cry
Dix ans plus tôt, Haiko avait officiellement fait son entrée dans les rangs d'HYDRA. Elle était aujourd'hui l'une des meilleures ; ou du moins, c'était ce qui se racontait. Son incapacité à s'attacher aux autres, son constant désintérêt, faisait d'elle un atout majeur. Une vraie force brute, et son aspect si frêle, si peu menaçant, la rendait d'autant plus dangereuse. Haiko n'aurait jamais pensé faire partie d'une organisation comme celle-ci. Elle avait du mal avec les ordres, elle n'aimait pas qu'on la prive d'une partie de sa liberté. Mais ils étaient venus la chercher au foyer. Ils lui avaient fait une proposition qu'elle n'avait pas pu refuser : l'occasion de gagner assez d'argent pour vivre tranquillement, l'occasion aussi de trouver un endroit où elle pourrait être elle-même. On lui avait promis qu'elle n'aurait pas à se conformer aux règles de société : du moins, pas totalement. Elle aurait bien sûr des missions, des fausses identités, et il allait devoir mentir, agir comme si elle était normale. Passionnée, heureuse. Vivante. Elle resterait pourtant un esprit libre, et à tout moment, elle pouvait quitter l'organisation. C'est ce qu'ils lui avaient dit. Haiko savait que c'était faux. Qu'elle serait une déserteuse s'il lui prenait l'envie, un jour, de fausser compagnie à ses patrons. C'était donc une bonne chose qu'elle ne veuille pas quitter HYDRA. Elle s'y sentait bien - en famille. C'était sa maison, et ses collègues n'étaient pas parfaits, ils pouvaient se montrer violents, autoritaires, meurtriers. Elle non plus, n'était pas parfaite. Ils étaient, pour la plupart, ses pairs, et cette seule observation l'avait convaincue de rejoindre HYDRA, d'y rester, et d'y devenir une légende.
Hiroshima, celle qui avait fait exploser la majorité des enceintes du S.H.I.E.L.D. localisées au Japon. En dix ans, elle avait appris cinq langues, connaissait les bases de nombreuses autres, et s'était affirmée comme la meilleure combattante de taekwondo de l'organisation. Toujours désireuse d'apprendre, de devenir meilleure, elle s'était également mise au kickboxing depuis peu. Son entraîneur - et l'un de ses rares amis - était Grant Ward.
Elle l'appréciait parce qu'il n'était pas souvent là ; elle se serait probablement lassée si ç'avait été le contraire. Infiltré au sein du S.H.I.E.L.D. alors qu'il était encore un adolescent, il était un atout majeur pour HYDRA. Une taupe si haut placée qu'il avait atteint le niveau 7. Haiko avait beaucoup de respect pour lui, pour son histoire et pour cette longue plongée au sein des camps ennemis. Parfois, elle se demandait s'il était toujours loyal à HYDRA. Si on pouvait rester concentré sur une même cause, une même idéologie, alors qu'on faisait parti des rangs adverses aussi longtemps. Jouer sur deux tableaux n'avait jamais été un réel désir pour Haiko. Elle était mauvaise comédienne. Elle détestait prétendre être une femme qu'elle n'était pas ; elle l'avait fait trop longtemps, pendant son temps au foyer. Aussi, elle ne manquait pas de retrouver Grant dès qu'il réussissait à esquiver la surveillance du S.H.I.E.L.D. et venir dans l'enceinte new-yorkaise d'HYDRA, où elle était le plus souvent. Pour surveiller discrètement ses allégeances. Et, depuis peu, pour l'entrainement.
« Il va falloir te trouver un nouvel instructeur. » lui avait-il sorti ce jour-là, alors que l'un faisait face à l'autre, sautillant sur place, les poings levés à hauteur de visage. Haiko était en sueur, ses mèches corbeau plaquées sur le front ; ils y étaient depuis des heures, et elle commençait à fatiguer.
« Ils commencent à devenir suspicieux ? » demanda-t-elle avant d'asséner un overcut qu'il évita sans mal. Grant lâcha un sourire charmeur, de ceux dont il avait l'habitude.
« Tu doutes de mes talents d'acteur ? » Il laissa son poing dériver avant de frapper du revers du poing, mais Haiko contra.
« Non. Je sais juste à quel point les choses peuvent déraper sur de simples petits détails. » La jeune femme profita d'une légère faille dans la garde de Ward pour le heurter d'un kick au visage. Il fit quelques pas en arrière, avant de finalement baisser ses poings.
« Pas mal ! L'élève va bientôt dépasser le maître. » finit-il par lâcher en mimant une révérence typiquement asiatique. Elle lui lança un regard assassin.
« Je me demande parfois pourquoi je t'aime bien. » Haiko esquissa un petit sourire, le genre qu'elle ne réservait qu'à ses amis. Autant dire à peu de monde. Ward lui envoya une bouteille d'eau qu'elle attrapa au vol, et elle en but quelques lampées. Puis ils se remirent en position.
He sat beside me on a busted rusty iron pole,
companion, we thought the same thoughts of the soul,
bleak and blue and sad-eyed, surrounded by
the gnarled steel roots of trees of machinery
Haiko avait emmené Hund pour une balade. Il était encore tôt, et les rues de New-York étaient peu bondées. La jeune femme marcha une bonne demie-heure, laisse en main, avant de finalement passer le petit portail qui menait à un parc où les joggeurs matinaux croisaient les hommes d'affaires pressés, utilisant les sentiers sinueux comme raccourcis pour se rendre à la bouche de métro un peu plus haut dans la rue. Hund jappait joyeusement, trop heureux de cette petite escapade. Il n'était pas habitué - Haiko avait rarement le temps de l'emmener. Entre les missions, les entrainements aux aurores, elle avait dû confier son chien à une pension pour animaux, quelques années plus tôt. Ce qui lui brisait le cœur : si elle connaissait de grandes peines à se lier aux autres êtres humains, les animaux avaient toujours réussi à la conquérir. Notamment son chien, une bête loyale aux instincts primaires, des motivations qu'elle comprenait parfaitement. Les animaux avaient une logique de survie qui lui apparaissait comme une évidence, de fait elle avait bien plus de respect pour leur manière de faire, que pour les fioritures dramatiques dont l'homme se drapait sans cesse depuis qu'il avait
évolué. Elle aimait Hund. Aussi, lorsqu'elle avait reçu son ordre de mission, elle avait été enchantée. Bon, il s'agissait d'un ordre de recrutement, et ce n'était définitivement pas un domaine dans lequel elle excellait. Mais la cible était féru de chiens, et Hund s'avérait alors efficace pour la première approche ; et un lien de sympathie quasi-direct établi. Lewis Reagan. De la même famille que le leader des Watchers, Jeremiah. Un membre important de la famille de chasseurs de mutants, un ancien militaire, sans aucun doute un atout majeur pour l'HYDRA. Elle ne posait pas de questions, de toute manière ; pourquoi ses patrons le voulaient, ce n'était pas son affaire. Elle devait juste l'amener à rejoindre leurs rangs. Idéalement, de son propre chef.
Il avait une routine. Elle l'avait lu dans son dossier. Elle le reconnut rapidement, en train de courir à plusieurs centaines de mètres devant elle, dans le sens opposé. Il avait une barbe en bordel, le regard du mec qui a vu des choses moches. Il ressemblait à un ours, le genre de bête au pelage noir que vous pouvez trouver devant chez vous, à fouiller vos poubelles, pour peu que vous habitiez près d'une forêt un peu trop sauvage. Il ne semblait pas commode. Il en fallait plus à Haiko pour reculer ; elle avait de la bouteille, maintenant. La jeune femme s'accroupit auprès de Hund, et lui murmura un mot à l'oreille. Elle l'avait bien dressé, ce n'était pas dans ses habitudes de laisser les choses au hasard. Le Jindo s'excita et commença sa course, droit sur Lewis. Il aboyait avec passion et elle le suivit en trottinant, le visage inquiet.
« Hund ! Arrête-toi, tout de suite ! » Le chien se jeta sur Lewis, interrompant son jogging et manquant de le faire tomber. Haiko arriva à la hauteur de sa cible, faussement essoufflée. Elle reprit la laisse qui traînait au sol, tandis que Hound faisait sa fête à Lewis.
« Je suis désolée ! Il n'est pas comme ça d'habitude, je ne comprends pas ... » Merde. Mauvaise comédienne. Elle lâcha un rire gêné, et il s'accroupit pour caresser la bête.
« Y a pas de mal. Comment il s'appelle ? » demande-t-il en passant la main sur la tête du Jindo.
« Hund. » fait Haiko dans un soupir. Prétexter être à bout de souffle après trois minutes de course, c'est vraiment difficile. Elle a peur de surjouer. Mais finalement, à force de vivre cloisonnée à l'HYDRA, elle oublie comment agissent les gens normaux, ceux dont elle doit mimer les faits et gestes. Bon dieu, elle pourrait se foutre une claque tout de suite.
« Vous avez appelé votre chien chien, en allemand ? » Un sourire glissa sur ses lèvres. Il trouvait ça mignon. C'était toujours un point de gagné. Mais Reagan pouvait partir à tout moment. Haiko finit par s'accroupir à son tour, et se retrouva à la même hauteur que sa cible. Elle répondit au sourire du joggeur, et caressa son chien. Hund frémit en sentant l'insistance de la paume sur son pelage - il était vraiment bien dressé. Il commença à mordiller l'une des chaussures de Lewis, avant de finalement en arracher un bout complet.
« Mais ça suffit ! » finit-elle par dire avec autorité.
« Au pied, et pas bouger ! » Hund laissa échapper un jappement apeuré avant de retourner au pied d'Haiko.
« Je suis sincèrement désolée, je ne sais pas ce qui lui prend ... Est-ce que ... » Elle se mordit la lèvre. Elle était trop lente, elle le savait ; et il finirait probablement par s'énerver et partir. Merde, qu'elle était mauvaise menteuse.
« Un café ? Pour que Hund se fasse pardonner ? Enfin, que je vous pardonne ! Que vous ... » Elle soupira bruyamment. La carte de l'ingénue, un peu confuse, ferait parfaitement l'affaire. Un homme a toujours un égo à satisfaire, et savoir qu'il plait, qu'il rend les femmes un peu bègues, ça marche quasiment à tous les coups.
« Que vous me pardonniez. » termina-t-elle, soulagée.
« C'est la moindre des choses, en effet. » répondit-il, sourire aux lèvres.