Rachel, que m'as-tu fait ? Une fois encore, je me lève avec un long tiraillement dans le dos, comme si chacun de mes os cherchait à s'extirper de mon corps. Je me rétends en serrant les dents. Depuis qu'elle a pris possession de mes ailes, il y a quelque chose qui ne va pas... J'en ai parlé, et « ils » ont vérifié, tout va bien. Du moins, c'est ce qu'ils ont dit. Je serre les poings et essaie de mettre ça de côté. Il y a de l'agitation ces derniers jours, j'ignore pourquoi et je ne demande pas à en savoir davantage. J'ai mal, tout dans mon corps est un ensemble de tiraillements, comme si des aiguilles venaient continuellement s'enfoncer à travers mes os. Les anciens, comme les nouveaux. Ceux qui manquent, ceux qui n'existaient pas. Mais qu'est-ce que tu m'as fait ?
Je m'assieds contre le rebord de la baignoire, regrettant de ne pouvoir m'exposer à l'extérieur. Quand je lève les yeux au-dessus de moi, je ne trouve pas le ciel qui s'ouvre à moi. Je ne trouve pas cette liberté infinie qui me hurle de la rejoindre sans attendre. Il n'y a que le plafond gris et le vide, comme le vide qui m'a gagné. Je me réfugie sous une douche, imaginant que le contact de l'eau est celui de la pluie. Quand j'en ai eu assez de tourner comme un lion dans ma cage, je m'accorde une escapade. Après avoir dit où j'allais, évidemment.
Je vole, aussi vite que je peux, aussi haut que je peux, pour me réfugier dans l'air glacé d'un ciel dans lequel on ne viendra pas me chercher. Et chaque fois que je bats des ailes, la douleur me rappelle qu'elle m'a brisée, Rachel, brisé une nouvelle fois. Si je l'ai oubliée, elle, je n'ai pas oublié ce jour. D'ailleurs, cette destruction de ce que j'ai été, je m'en souviens parfaitement bien. Chaque frisson que j'ai ressenti, il me glace le sang maintenant. Chaque craquement d'os, il m'empêche de dormir maintenant. Chaque giclure de sang, elle salit mes mains maintenant. Ce cri de douleur que j'ai poussé, je le pousse maintenant. Mais ce n'est que rage. J'ai été trahi, comme j'ai trahi les miens.
Ma loyauté à Cassandra a été prouvée dans ses limites. Que me reste-t-il à faire désormais ? Je suis au bon endroit. Je descends rapidement, pour passer inaperçu même si aucune lumière ne se reflétera sur mes plumes. Autour de moi, uniquement les arbres et les herbes hautes d'une propriété plus entretenue. L'école a fermé ses portes il y a longtemps. Je m'arrête sur le terrain de sport. Là aussi, il y a de l'herbe désormais. Les gradins s'effritent, victimes du temps et je m'envole pour les contempler. Hier encore, ils étaient parfaitement alignés. Et nous nous dissimulions des regards indiscrets. Je donne quelques coups d'ailes pour me donner un peu de vitesse. Je vole en rond, me rapproche pour simplement être plus proche. Je pourrais les toucher. Je pourrais si...
Mes ailes se bloquent. Je perds immédiatement l'écart entre moi et les dizaines de sièges qui se fracassent alors que mon corps les percute de plein fouet. J'ai à peine le temps de protéger mon visage de mes bras mais je sens des dizaines de coups me frapper de toutes parts. Elles s'ouvrent et se replient comme folles et je me retrouve couché au milieu des sièges, une ecchymose grandeur nature. Je respire fort, la bouche grande ouverte. J'attends que mes côtes cassées se disciplinent. Je me redresse péniblement, remets en place mon épaule déboîtée et lance un regard noir sur la rangée de sièges contre laquelle je me suis écrasé en premier. Je me remets debout. Les traces, les plaies se cicatrisent au fur et à mesure que je progresse. Je déploie mes ailes, les plumes abîmées se redressent d'elles-mêmes. Sauf trois d'entre elles. Je plie mon aile vers moi, et tends les doigts pour voir ce qui obstrue leur mouvement. Une plume blanche.