Je suis comme hypnotisé. Pourtant il n'est pas responsable de ça. Il n'est pas responsable de mon absence de réaction. Il en est seulement l'image. Parce que je met en relief ce que je viens de faire. Je revois ce qui vient de se passer comme un assaut brutal de ma propre culpabilité. Le conflit avec mon instinct de survie et la colère qu'il m'a fait enduré. La souffrance qu'il m'a forcé à subir. Le combattre est ce qu'il souhaite. La mort est ce qu'il désire. La souffrance et le sang est ce qu'il recherche. Puis-je me sauver ainsi? Puis-je le sauver par la violence?
Depuis quand est-ce une solution et non une facilité?
Immobile, je le laisse approcher. Je fixe son regard, chaque muscle crispé à son contact. - N'oublie jamais que tu es le seul responsable de ce qui va suivre. - Je sens sa main glisser jusqu'à ma nuque et sa tête se reposer contre mon épaule. Je sens le tissus contre ma peau et l'ombre de son aile qui vient nous isoler. Mes yeux s'agrandissent alors que ces quelques mots réveillent en moi des souvenirs refoulés. Refoulés par choix. Refoulés par peur de la souffrance. Refoulés pour éviter d'y repenser car le présent était assez dur pour ne pas s'encombrer du passé... Mais et maintenant? - Alors reste à mes côtés. - Je la ressens cette boule au ventre. Cette pression annonciatrice qui ne m'a jamais fais défaut. Il m'envahit ce sentiment de mort imminente. Lorsque mes bras l'enserrent, j'ai l'impression de brûler de l'intérieur car je sais ce qui va arriver. Je le vois très clairement. Lorsque ma tête s'appuie contre la sienne, lorsque ma main se place contre sa nuque là où la gourmette, la sienne, son cadeau. Elle qui pourrait être l'arme qui séparerait son crâne du reste de son corps. Je pourrais le détruire de plusieurs façons différentes comme il pourrait laisser le HPU tirer ou utiliser ses plumes de métal pour me transpercer encore... Je choisi une autre voie.
Je m'enfonce de ma propre mémoire, déterre les souvenirs sombres d'une journée tragique. Je me souviens de la peur, viscérale. Je me souviens de la souffrance et de la douleur. Je me souviens du son de sa voix et de la brûlure de ses larmes. La terreur et la torture. Lui allongé de force sur une table d'opération au fond d'une cave, moi volant jusqu'à lui, tout deux subissant le même destin comme si nous n'étions qu'un. Ces souvenirs que j'ai toujours refusé de lui révéler, je les partage avec lui. Je les insuffle dans son esprit comme on inspire passivement une fumée lorsqu'on est trop proche d'un feu. Je les lui confie, conscient de leur poids, et d'un baiser sur son front, je me retire de cette étreinte.
Son regard est vide. Il ne me retient pas. Devrais-je m'en inquiéter? Peut-être un peu, mais je ne suis pas totalement surpris. Je ne pleure pas pour autant. On s'y serait attendu, pourtant pas une larme ne coule cette fois. Cette fois je demeure impassible, visage fermé preuve de ma conscience tourmentée. Cette fois je tourne les talons, dessinant un voile autour de lui pour le protéger jusqu'à ce qu'il décide de s'envoler. Alan ira bien. Je peux endurer la douleur et la mort. Je refuse de le perdre malgré ce qu'il a fait car dans mon esprit, l'écho d'une voix me le dit: il n'est pas responsable.
Alors plutôt que de rester avec lui, plutôt qu'attendre qu'il réagisse, je me concentre sur plus pressant: les forces du HPU qui se sont décuplées, le groupe de mutants qui a diminué et mes alliés au prise avec une puissance de feu trop importante. - Aujourd'hui, personne d'autre ne disparaît. - D'une main, j'élimine la force de gravité de toute la place. De l'autre, je manipule l'électromagnétisme pour neutraliser toutes les armes. Douce, une douleur se réveiller dans mon crâne. Sans même le réaliser, je m'élève dans les airs et surplombe la scène, mes pupilles devenues parfaitement blanches. - That's enough... - Mes deux mains qui s'écartent l'une de l'autre, tel Moïse ouvrant les eaux, séparent les adversaires qu'ils le veuillent ou non et en quelques secondes seulement, un fossé de plusieurs mètres sépare les deux armées suspendues quelques centimètres au-dessus du sol. Un immense mur de lumière se dresse alors en plein milieu, épais comme un camion, haut comme les immeubles, et je relâche enfin les combattants qui retrouvent la stabilité du sol sous leurs pieds.
Je n'ai pas à le dire. Je n'ai aucun ordre à donner ni rien à ajouter. D'eux mêmes, ils battent en retraite. Ils soignent leurs blessés, emportent leurs morts. Ils quittent les lieux sans se retourner et même lorsque je m'envole à mon tour, la barrière infranchissable demeure assez longtemps pour que tout se déroule sans rechute. Je rejoins Alan, le trouve chez notre voisin du bas. Mes pupilles ont retrouvé leur teinte verte lorsque je l'embrasse et nous mettons les voiles avant que la police ne débarque. Je n'ai jamais voulu l'impliquer, pas plus que j'aurais voulu blesser Warren, mais parfois le choix nous est enlevé. Alors nous prenons la direction de la base. J'aurais voulu couvrir la fuite des autres, mais l'état d'Alan est trop pressant pour ne pas filer droit vers les secours.
Et Warren? Je ne peux qu'espérer. Mais n'est-ce pas tout ce qui me reste?
Je ferme les yeux, je me prépare. À quoi ? Peut-on vraiment être prêt ? Si je tombe, je veux juste avoir la satisfaction d'emmener Kayden avec moi. « N'oublie jamais que tu es le seul responsable de ce qui va suivre. » J'y ai beaucoup pensé. Au début, je me disais que ce n'était effectivement pas leur faute, je me souviens bien avoir pensé qu'ils n'y étaient pour rien parce qu'ils étaient ignorants. Un mal pour un bien. Tous ignorants, comme des enfants qui ont peur. Je me suis complu dans ce qui à mes yeux était une vérité indéniable. Et je l'avais dit à mes élèves, Charles leur avait dit aussi. Ce n'est pas leur faute, ils ne savent pas ce qu'ils font.
Ce n'est pas leur faute, ils ne savent pas ce qu'ils font. « Dayle, que se passe-t-il ? Dayle ? » Ça fait des lustres que je n'ai pas entendu ce nom. J'ouvre les yeux, m'attendant à voir ma mère non-loin de moi. Et pourtant, ce n'est pas elle qui peut interrompre ce qui est en train de se passer, elle ne peut rien arrêter. « Dayle ? » Je fronce les sourcils et les murs de ma chambre s'érigent autour de moi. Ma chambre, à l'école. Je serre la mâchoire, m'y amener ne changera rien. Je ne peux pas... « Dayle ? » Mon coeur s'emballe, en une seconde, les évidences me frappent. Le rendez-vous avec Maman, la crise d'angoisse, et maintenant... Elle a dit qu'elle n'était pas en ville. Je mets quelques secondes à réaliser que ce n'est même pas le fil de ma propre histoire que je suis allé remonter. Warren... Il est tombé dans un piège. Ces mains, ce ne sont pas les miennes. Ce cri déchirant, ce n'est pas le mien !
Soudain, je me retrouve projeté loin, tellement loin. Il a mal, tellement mal. Je ferme les yeux, comme si on lui arrachait le dos. Il tombe au sol, l'écho de la voix féminine s'est tue, celle d'Alec est venue s'y substituer et je le vois, je le sens ramper au sol. Mes bras tombent le long de mon corps. Mes poings restent serrés et je voudrais le soulager quand il pousse un second cri, je crois entendre l'abominable craquement de l'os et ça me pétrifie, ça me terrifie. Je me retourne, pensant voir la porte s'ouvrir. Je frotte mon visage sans y voir la moins trace de larmes, ce ne sont pas les miennes. Chaud. Froid. Mal. Peur. J'étais en colère. J'étais en rage. Je voulais tout casser, tout détruire, je voulais fuir, courir, partir, rester. Je voulais serrer quelqu'un dans mes bras. Je voulais briser quelqu'un entre mes bras. Je voulais... Et je m'envole, je le suis à travers les airs. J'écarte les bras et lève le nez. Mes ailes s'ouvrent et je m'envole alors que mon coeur manque un battement, comme pendant une chute, une longue chute qui ne trouve pas sa fin. Et plus je monte, plus je sens son corps s'écraser péniblement, blessé, encore blessé, encore blessé.
Je ne comprends pas comment cette douleur qui est mienne se trouve ici, sur lui... Quand il baisse les yeux sur la gourmette, c'est comme si mon esprit admettait seulement maintenant qui il est. Je m'envole, cherche à m'éloigner et porte les mains à ma tête. Qu'est-ce qu'il m'a fait, qu'est-ce qu'il a fait ? Encore une fois, encore d'autres fois, nous le ferions. Nous défierions les distances. Le ciel serait notre. Je le lui promettais dans le silence. La douleur, il a eu tellement mal. Je vole haut, aussi haut que je le peux. Je dois m'éloigner. Quand lui se rapprochait. Je dois m'éloigner. Quand lui cherchait. Je dois m'éloigner. Quand lui volait. Je dois m'éloigner !
Le vide. L'inconscience. Où était-il tout ce temps ? S'il n'était pas auprès de moi ? Je continue de monter, le froid se plaque à mon corps. Mes poumons usent de toute leur différence pour me maintenir vivant en dépit de l'altitude. « Ils sont... » Qui ? - « sains et saufs. » Pourquoi ? Il a ressenti le désespoir, j'étais si loin. « Je te souhaite une belle vie parmi les humains... Warren. » Cette voix, que Kayden a entendue... Pourquoi est-ce qu'il y a cette voix ? Pourquoi dans mon souvenir, elle n'existe pas ? Je ne regarde qu'en l'air. Je supportais les absences mais pourquoi... POURQUOI EST-CE QUE JE NE ME SOUVIENS PAS DE CETTE VOIX ? POURQUOI A-T-ELLE ÉTÉ REMPLACÉE PAR CELLE DE KAYDEN ? Mes coups d'ailes enragés ralentissent, comme de leur propre volonté. Quand j'ai pris assez d'altitude, je m'éloigne, je veux m'éloigner d'ici. J'ai besoin de... . « Je les trouverai. Tu m'entends, mon grand. Je les trouverai. Je trouverai cette salope. Je trouverais ses complices. Je les trouverais tous. Et je les ferais payer. ... Je les ferai souffrir. » « KAYDEN ! »