Le vent dans mes cheveux, la fraîcheur de l'air saisissant ma peau. Les frissons qui courraient et parcouraient mon corps entier. C'était une sensation étrange. Étrange et totalement inédite. Impossible. Rares étaient ceux qui avaient pu l'expérimenter et j'étais maintenant l'un d'eux. La nommer? Impossible. J'en étais incapable car il n'y avait pas de mot pour la décrire. Un renouveau que je ne réalisais pas, aveugle à ce qui m'était arrivé jusqu'à sortir de la mer de nuage et voir le sol en contre-bas. Voir un village à proximité d'une forêt. Ressentir ce vertige, violent, qui saisissait mon cœur pour le serrer. Je me laissais tomber, loin d'en faire consciemment le choix. Je chutais, la peur grandissant en moi. Une terreur profonde dont l'origine m'était encore cachée. Je ne réalisais même pas la distance qui me séparait du sol, diminuant de seconde en seconde. Je ne voyais rien de plus qu'un point dans le noir, chutant à l'infini. Je ne criais même pas. Pourquoi faire? Ce n'est certainement pas Warren qui viendrait me sauver.
Je reprenais le contrôle au dernier moment et atterrissais lourdement sur mes pieds, encaissant le choc douloureux. Mes pieds nus enfoncés dans la terre humide et les vieilles feuilles mortes, je resserrais contre moi la blouse blanche volée et faisais quelques pas. J'avais la sensation d'avoir été immobile durant des jours, mon corps fatigué que j'allégeais d'une simple pensée pour mieux marcher. J'évoluais en pleine forêt, perdu, avançant à l'instinct. J'aurais bien pu m'enfoncer plus avant dans les bois, me perdre, mais au bout d'une vingtaine de minutes je percevais le bruit familier d'une voiture qui filait. Une route. Quelques minutes de plus et je la voyais. Quelques secondes encore et une voiture passait, rapide, et j'avais un mouvement de recul, me plaçant dans l'ombre d'un arbre. Peur. Encore. Mais peur de quoi? Je levais les yeux vers le ciel sans vraiment savoir pourquoi. Je n'y voyais rien de plus que ce ciel bleu, un peu grisonnant, et quelques nuages. Le passage d'une brise solitaire faisait se mouvoir les rayons solaires et je plissais les paupières sous leur assaut.
Un dentiste. Pas un bon. Il essayait, de tout son cœur, mais peinait à finir ses mois. Jamais marié, sa compagne l'avait abandonné pour un autre, laissant à sa charge deux enfants d'un peu moins de dix ans. Il leur offrait ce qu'il pouvait mais l'appartement qu'il ne parvenait plus à payer serait bientôt saisi. Il pleurait. Épuisé et désespéré. L'envie de se rater le prochain virage étreignant ses tripes alors que l'image de ses enfants venait l'en sauver. Il pleurait au volant de sa voiture, l'homme qui venait de passer. La voiture qui m'avait fait reculer. Peur. Encore. Peur de ça. Ces images dans ma tête, cette voix avec, ses émotions qui n'étaient pas miennes. Ces pensées d'un homme qui n'était pas moi. D'un homme que je ne connaissais pas.
Le visage de Warren se profilait immédiatement dans mon esprit, ses yeux bleus si familier, son sourire... Peut-être le seul visage m'ayant jamais réchauffé le cœur durant de longues années. Il s'effaçait pourtant, s'estompait au profit de la pénombre et du vide de mon esprit. Mon esprit. Aveugle et fermé... Je suivais la route, marchais dans son sens, sans m'en approcher. Je restais à l'abri des arbres, me figeais lorsqu'une voiture passait et repartais en silence, la blouse sans bouton toujours tenue fermée par mes bras. Mon corps secoué de frissons à cause de la fraîcheur ambiante. Mes pieds torturés par le sol et ses reliefs. Les muscles endoloris par l'effort et l'esprit usé par le temps. Les mains noircies par l'effort d'un labeur sans fin. Je ne sentais que la soif, la gorge sèche d'une journée trop longue et le contact rugueux du tissus contre ma peau.
Je sortais de l'ombre, m'avançais hors des bois sur le parking d'une station essence. Je m'avançais, hésitant et distant, croisais le regard de cet homme au visage durci par la vie, la barbe épaisse et brune, massif et solide. Je voyais ses mains couvertes de graisse de voiture qu'il n'avait surement pas réussi à laver correctement. Je m'approchais, silencieux. Titubant. - « Јеси ли добро? » - Du serbe. - « Твоје очи... » - Où me trouvais-je? - Жао ми је - Je ne levais même pas la main. Je n'avais même pas à me concentrer. Je ressentais son esprit, son existence... Et il s'effondrait. Cette homme de deux fois ma taille s'effondrait. Mort? Non. Inconscient seulement. Assez pour que je le dépouille de ses vêtements, les faisant miens, lui abandonnant la blouse blanche pour couvrir sa peau à nue et le slip noir que j'avais la présence d'esprit de lui laisser. Une vieille chemise bleu foncé en tissus épais, un jean usé, une paire de chaussure de sécurité. Je retroussais machinalement les manches de la chemise en marchant, me figeant face à une silhouette familière. Cet homme aux cheveux châtains, au teins pâle et aux yeux blancs. Mon visage. Mes yeux. Je sentais une migraine poindre à l'horizon de mes pensées. Une migraine bien plus importante qu'un simple mal de crâne.
Combattre le mal. Tuer le vilain robot. Parer un laser qui rebondit vers ce mur. Enfoncer mon bouclier dans les jonctions métalliques d'un de ces robots. Tomber. Rouler. Respirer fort pour simuler l'effort et lancer le bouclier. J'abandonnais mon propre reflet, mettais de côté la blancheur de mes yeux pour contourner le petit bâtiment. Il y avait moins d'une dizaine de personnes à l'intérieur. Deux employés, le reste de clients, aucun là pour prendre de l'essence mais tous avec une tasse de café plus ou moins entamée devant eux. Je longeais le mur, mes pieds menant la danse face à un esprit trop confus pour comprendre. Je tournais à l'angle et posais mon regard sur une petite silhouette, un rond de métal entre les mains. Un vieux couvercle de marmite de cinquante centimètre de diamètre, bosselé et abîmé.
Mon regard croisait celui du petit garçon qui s'arrêtais de jouer pour me fixer. Il ne savait pas s'il devait me voir comme une menace ou un allié aussi je levais les mains en signe de reddition. - Све је добро, je suis simplement perdu. - Je faisais quelques pas de plus, prudent, et sentais qu'il se détendait. - « Qu'est-ce qu'ils ont vos yeux? » - Un sourire déformait mes lèvres fatiguée. - Ils changent de couleur parfois, c'est rien de grave. Tu pourrais me dire où on est? - « Bah, en Sokovie. T'es vraiment perdu? » - Vraiment. C'est ton bouclier? - Disais-je en désignant le couvercle métallique qu'il tenait d'un mouvement de tête, me laissant tomber sur une caisse en plastique. - « Ouais! J'étais là quand les robots ont attaqué, c'est le Captain America qui nous a sauvé. Mon père il aime pas ces gens mais quand il est pas là... Bah il est pas là. » - Un sourire moins usé vrillait mes lèvres, amusé par la malice de ce petit. - Tu sais, je le connais, Captain America. C'est un ami. - « Ah oui?? » - J'acquiesçais. Fut un temps j'aurais menti en disant ça. Connaissance, collègue, patron... Si on m'avait dit un jour que je pourrais compter cet homme comme l'un de mes véritables amis, j'aurais surement bien ris.
« Pourquoi t'es ici alors? » - Je fixais le regard du jeune garçon, mon sourire se fanant doucement, et je haussais les épaules. - Je ne suis pas sûr. J'étais avec mon frère, je crois.. C'est flou. - « J'aimerais bien avoir un frère. » - Il jonglait avec son couvercle, pensif. - « Mais maman dit que c'est pas possible. » - J'ai grandis tout seul moi aussi. - « Mais t'as Captain America maintenant, c'est bien aussi! » - Un sourire pensif passait sur mes lèvres, mensonge de circonstance pour ne pas ensevelir une conscience innocente sous la tonne de douleur qui hantait mon esprit. Innocente, pas aveugle, et son regard en disait long. - J'ai pas l'impression d'avoir grand monde ces derniers temps... - « Mais si, y'a toujours quelqu'un. Moi j'ai ma maman. » - Moi j'avais pas la mienne. Perdue aux mains d'un ennemi que je croyais bien plus lointain. J'avais perdu mon frère. J'avais perdu une mère que je croyais morte depuis longtemps. J'avais perdu un père dans ma quête de survie. J'avais perdu un autre frère et une sœur face à la tyrannie d'une peur animale. Que me restait-il alors? Quelle famille avais-je encore à retrouver?
« Dis, il est comment en vrai? Captain America? » - Tiré de mes pensées, je lui souriais. - Impressionnant. Mais quand tu es avec lui, tu as l'impression d'être en sécurité. Tu te sens jamais laissé de côté. Il a toujours un regard ou un mot pour tout le monde. Par contre, ça, c'est pas bien du tout. - Disais-je en pointant son couvercle du doigt. - « Je l'ai trouvé dans la cuisine. Je vais le peindre ce soir. » - Tu peux pas peindre ça comme ça. Donnes. - Je tendais la main et il me donnait le couvercle. Je l'attrapais à deux mains et l'observer se mettre à doucement vibrer, un sourire sur les lèvres, mes yeux toujours aussi blancs, alors que le métal se mettait à bouger. Les bosses s’aplanissaient, le cercle s'étendait, la poignée changeait. La forme générale devenait plus arrondie et régulière et d'un vieux couvercle de marmite je lui tendais une copie conforme du bouclier de Steve. En relief se dessinait l'étoile emblématique au centre de la cible. D'abord surpris, je voyais finalement un immense sourire barrer le visage du garçon qui se saisissait du bouclier en bondissant partout. - Maintenant t'es un vrai Captain.
Il se mettait naturellement en mouvement, étrennant son nouvel accessoire plus proche du réel que du jouet, et je me levais, les bras croisés, mon regard l'observant quelques secondes avant de se détourner. - « Tu sais où aller? » - Je revenais à lui, m'accroupissant pour mieux faire face à son visage. - Je m'appelle Kayden. - « Moi c'est Yuri. » - Alors merci Yuri. Maintenant je sais où aller. - Je me redressais, ébouriffant ses cheveux dans le même mouvement, et m'éloignais de quelques pas. - « Tu reviendras? » - Promis. - Un dernier sourire sur son visage, un dernier sourire sur le mien et le regard confiant avant de décoller, façade, le souffle de l'impulsion repoussant Yuri de quelques pas en arrière alors qu'il disparaissait de mon champ de vision. Je regagnais le ciel, autrefois son domaine, et me dirigeais grâce au soleil sur le déclin, gagnant le nord-ouest. Une fille que j’appelais ma maison. Un appartement ou mon dernier fragment d'humanité résidait. L'homme qui d'un simple regard, enflammait mes pensées.