10:43PM. À pied, j’avais remonté la 3ème depuis le dépôt du taxi, marchant tel un automate. J’étais à peine certain de ma destination finale et, de toute évidence, j’étais suivi. Une plus-value dont j’aurais été ravi d’être amputé. Mais c’était le prix à payer pour espérer retrouver une vie normale, parait-il…du moins, c’était ce qu’ils m’avaient certifié. Puisqu’ils savaient, que c’était eux qui m’avaient protégé jusqu’ici - pour des raisons encore nébuleuses selon moi, je ne voyais pas pourquoi j’aurais à m’en faire davantage. À vrai dire, même si cette situation me déplaisait sur bien des points, je n’aurais pu me résoudre à refuser indéfiniment. J’étais conscient du danger que je représentais, ce n’était qu’une question de semaines et alors, je me demandais encore comment ils pouvaient être aussi sûrs d’eux. Aussi sûrs de ma stabilité. De mes compétences. Si j’avais acquiescé, j’étais encore à douter. Ce doute qui me rongerait toujours, j’en étais persuadé. La clope au bec, c’était la deuxième que j’étais en train de me griller sur le même trajet - et ça n’allait pas être la dernière de la soirée, pour sûr. Ça me permettait de brouiller ces odeurs qui me paraissaient toujours plus fortes, plus agressives. Oublier celle qui me suivait partout, bien qu’elle ait tendance à changer…mais ils tournaient. Et éventuellement jouer le rôle de coupe-faim. Je ne prenais pas des masses malgré ce que j’ingurgitai, là n’était pas le problème. L’impression d’être quelqu’un d’autre se faisait d’autant plus sentir…c’est tout.
Malgré ces chastes pensées, j’avais sérieusement la dalle. Le sandwich que j’avais pu manger à ma pause de sept heures n’avait pas suffi, aussi avais-je pris deux burgers à emporter. Burgers que je me bouffai en moins de deux, c’était le cas de le dire, assit devant l’église Sainte Agnès, dans la 43ème rue. J’osais espérer que les piétons à cette heure-ci n’étaient pas des férus de religion, et pourtant, certains ne purent s’empêcher de me dévisager alors que j’étais assis, dos contre l’un des murs porteurs de la bâtisse. Ce qui me gonflait dans cette histoire, c’est qu’on pourrait me vouloir autant de bien que de mal, je réagirais comme un vieux con. C’était plus fort que moi. Comme mon instinct pouvait me crier de sortir les crocs si on m’approchait de trop près. Le choix de l’expression utilisée ne me plaisait pas autant que ça, c'est sûr…
Mes journées me paraissaient d’autant plus éprouvantes qu’elles ne m’apportaient rien d’autre qu’un salaire. Je crois que j’étais lassé de survivre. Lassé qu’on me colle au cul pour soi-disant surveiller les éventuelles sautes d’humeurs de l’Autre. Qu’on se le dise, les miennes et les siennes étaient reliées plus que jamais. Je n’en savais pas plus qu’il y a un mois, mais j’étais sûr d’une chose maintenant : nous n’étions pas tout à fait dissociés. Ce n’était tout simplement pas envisageable. Enfin, j’avais préféré rester ici à flâner un instant, après avoir fini mon « complément-repas », cédant une nouvelle fois à l’appel de la nicotine. Je m’étais impatienté assez vite, pas étonnant; et n’avais aucune envie de rentrer chez moi pour l’instant. J’étais nerveux et ne voulais pas retourner entre quatre murs, presque persuadé que l’Autre allait en profiter pour se faire la malle. Au lieu de ça, j’étais retourné sur la 3ème, et avait rejoint le pub irlandais que j’avais vu en passant tout à l’heure.
Le Muldoon’s. Je crois que je n’y ai jamais mis les pieds. Et pourtant, je suis un habitué des pubs, croyez-moi. C’est la musique qui y vibrait qui m’incitai à rejoindre les lieux. Une musique live qui n’avait strictement rien à voir avec celle que j’avais pu connaître par le passé, ni celle à laquelle j’avais pu participer, mais…c’était mieux que rien. Tant qu’ils me filaient de quoi boire, je continuerai à dire que le groupe qui joue est bon. J’entrai sans réel engouement, je n’étais même pas soigné au point de tenir la porte avant qu’elle se referme d’elle-même, non. Je m’étais frayé un chemin jusqu’au comptoir, la plupart des clients étant en train de finir leur repas ou trinquant leurs premières bières de la nuitée pour d’autres. Sur mon manteau en cuir, j’avais transporté cette odeur de tabac mélangé à la fraîcheur extérieure. Ma peau elle, comme l’ensemble de mon corps, étaient anormalement chauds - c’était le cas depuis quelques années déjà, vous vous doutez aussi du pourquoi. Pinte à la main, j’avais écouté la fin du live concert. J’étais arrivé un peu trop tard visiblement, car ils étaient sur le point de terminer. Les irlandais d’ici n’étaient vraiment pas responsables.
En descendant ma pinte - qui était plus symbolique qu’autre chose - et écoutant le live, je n’avais pas pu m’imaginer autrement que de ce côté-là. Dans un coin de la salle, loin de la scène qui plus est. Pourtant, tout ça me manquait. J’étais loin de chez moi désormais et n’était plus celui que j’avais connu, alors…non, attraper le fiddle du voisin et jouer à sa place pour faire un boeuf avec d’autres, ce n’était plus tellement au goût du jour. Après trois quart d’heure à flâner, me demandant une autre pinte au passage, j’étais finalement revenu me poser au comptoir. Pas trop proche de l’entrée et encore moins des tireuses à bière. J’étais assez sensible de l’ouïe comme ça, pas la peine de s’exposer davantage. Il est minuit passé désormais et plus personne ne bouffe, ça trinque et ça parle. Nous sommes en semaine, ce n’est pas la période de pointe, mais l’établissement est quand même fréquenté. L’alcool me permet d’oublier, de brouiller un tant soit peu mes perceptions exacerbées. Le genre de chose dont j’avais besoin et ce de plus en plus. La porte s’ouvre une nouvelle fois en laissant s’engouffrer un air frais caractéristique. Une nouvelle odeur me parvint, celle-là se déplaça jusqu’à se placer au comptoir. Lorsqu’il prit place, je me rendis compte que mon verre était vide. J’interpellai le barman à qui je demandai, mon accent écossais à couper au couteau. « Un Laphroaig. La glace à côté. » Un whisky qui n’est pas irlandais. Nous sommes dans un pub irlandais. Le malaise. « 10 ans. », ajoutai-je, renforçant le fait que je ne plaisantais pas. Ça aurait pu être prit pour une provoque si je n’avais pas vu ladite bouteille tout à l’heure, sur le présentoir. L’homme s’exécute alors que je détournai les yeux pour les replonger au fond de ma pinte vide. Je tenais trop l’alcool et ça m’en désolait. Surtout aujourd’hui.
Il connaissait les bars de New-York comme personne. Au début de sa carrière, Clyde les avait fréquentés, plus pour le social que pour l'alcool. Le milieu journalistique avait toujours été une question de contacts, avant tout. Il avait écumé les lounges, écouté des histoires barbantes de vieux pontes des grands journaux, des grandes chaînes de télévision, pour leur graisser la patte et se faire une petite place auprès d'eux. D'abord comme laquais, comme apprenti, le mec qui va chercher les cafés et pond un article ou deux dans la rubrique des chiens écrasés. Puis il a rencontré Ella, et elle l'a aidé à propulser sa carrière. Elle lui a fourni l'argent, le carnet d'adresses. Son talent d'écrivain a fait le reste. Il avait un style bien à lui, une violence et une insolence dans le langage, qui auraient pu choquer. A cela, s'accompagnait un sens critique presque trop bon, qui finirent par lui donner une excellente réputation.
Il continuait de monter, monter – et il ne fréquentait plus les bars, il n'en avait plus besoin. Tout au plus, se rendait-il à des soirées mondaines, plus pour Ella que pour lui. Cette vie de faux bourgeois le fatiguait. Il voulait de l'action, il voulait du spectaculaire. Il voulait viser plus haut encore. Alors il a décidé d'écrire un reportage de guerre. De suivre, pendant plusieurs années, des troupes militaires, et de rapporter son expérience sur papier. Il a été bien idiot. Parce qu'à son retour, les bars l'ont accueilli à bras ouverts. C'était au fond des verres qu'il trouvait le réconfort qu'Ella ne pouvait plus lui donner. Il la haïssait, à mesure qu'il buvait de plus en plus. Jusqu'à ce qu'elle le quitte ; mais le bourbon ne le quittera jamais, pas vrai ? Il aura toujours ses bières du matin et le vin à chaque repas, les digestifs toute la nuit, la gerbe rassurante quand tout dans sa tête est un gros bordel. Dans ces moments-là, la guerre le quitte et les images, les images qu'il a cru pouvoir encaisser, elles disparaissent pour laisser place à la brume. Ces vapeurs d'alcool, il les accueille avec le sourire.
Ce soir n'est pas différent des autres soirs. Il a bu tôt et il a à peine manger. Il s'est fait jeté d'un pub où il connaît bien le patron – un mec qui était son ami, avant. Qui déteste le voir saoul aussi souvent. Il est parti en claquant la porte, en jetant ses insultes sur le perron. Il a déambulé sans trop de but, bravant le regard des passants qui le fixaient quand il marmonnait tout seul. Il leur a jeté des regards noirs, ri au nez, il leur aurait craché au visage s'il n'avait pas craint que la salive reste accrochée à ses lèvres. Il aurait eu l'air bien con, avec son mollard pendant sur son menton. Fatigué, mais incapable de rentrer chez lui, et énervé autant qu'euphorique, il avait poussé les portes du Muldoon's. Il ne venait presque jamais ici. Trop de musique, trop de bruit. Ça lui tapait sur les oreilles. Seulement, le bar suivant était trop loin, et il fallait qu'il aille pisser. Il bouscula un couple, s'excusa à peine, et commanda au bar. La fille qui se trouvait derrière le comptoir jeta un œil à son collègue, occupé à servir un autre type. Puis elle acquiesça, et prépara ma pinte. « Garde ça de ton côté, ma jolie. Faut que j'aille me soulager avant. » Elle fit un sourire forcé. Il ne releva même pas, et se fraya un chemin jusqu'aux toilettes. A deux reprises, il manqua s'endormir à l'urinoir. Finalement, il termina sa petite affaire et passa ses mains sous l'eau – il en profita pour s'hydrater le visage. Dans le miroir, y avait un fantôme qui le regardait. Avec ses yeux vides et son air benêt, presque trop ivre pour sourire.
De retour au comptoir, il attrapa sa pinte, et l'attaqua en douceur. Il ne fallait pas trop en demander au petit foie. Puis il jeta un œil dans l'assistance : pas de musique, juste de nombreuses conversations, qui se mêlaient en une cacophonie presque rassurante. Ses yeux se posèrent sur un grand type, accoudé quelques mètres plus loin. Il avait l'air familier. Vaguement. Clyde ne se rappelait plus très bien. Il poussa une jeune femme, prit place à côté de l'inconnu. « On se s'rait pas déjà vu quelque part ? » lança-t-il en bafouillant. Sa voix ne trompait personne sur son état d'ébriété. Il se reprit, fixant la bière dans son verre. « On dirait que j'te drague. J'te drague pas. J'suis pas pédé. Mais j'te connais, non ? » Et là, ça le frappe. Du sable et du sang. Il y a des coups de feu plus loin, comme s'ils provenaient de derrière la montagne. C'est un scorpion qui court sur le bois du comptoir. Laisse-le, on peut plus rien pour lui mais il gémit encore, il est encore en vie, et ils vont le laisser crever dans la poussière, s'étouffer dans son sang ? « Bordel de merde... Blackwood.. » fait-il, tremblant. Clyde s'ébroue. C'est pas possible. Il est mort. On lui a annoncé qu'il était mort. Il boit encore une gorgée, une longue, puis il le fixe encore. « J'hallucine. C'est ça, j'hallucine. Alistair Blackwood ! T'es mort. C'ton fantôme, c'est ça ? T'es venu me hanter comme les blessés et les crevés de là-bas, pas vrai ? » Sa voix a grimpé d'un octave. Il boit encore, il boit plus fort. « J'Y CROIS PAS ! » finit-il par beugler. Il est vraiment trop beurré.
Le barman me sert, faisant claquer le verre de whisky sur le comptoir après avoir tiré le bras pour le faire. La glace arrive aussitôt après, je le remercie en vitesse, sans réel engouement ni chaleur dans la voix mais plutôt comme une corvée. La voix du nouvel arrivant est déjà haute, il n’a pas l’air sobre, c’est une évidence. C’est au tour de la barmaid d’attirer brièvement mon attention, car son expression était piquée par la présence du gaillard. Qui venait de passer derrière moi pour suivre le chemin des toilettes - afin d’aller se soulager, plaidait-il. Qu’il aille jouer à la marelle dans les chiottes ce n’était pas vraiment dans les habitudes du quartier. Il porte sur lui une forte odeur d’alcool, ce qui me conforte dans le fait qu’il n’est pas sous drogue mais uniquement sous ce psychotrope naturel. Je portai mon verre à mes lèvres, prenant une seule gorgée de la liqueur. J’observai discrètement la demoiselle. Quelque chose me disait qu’elle ne le connaissait pas. C’est aussi le cas du barman. Le Muldoon’s n’est pas son QG visiblement, il a donc du soucis à se faire, d’autant qu’ils ne semblent pas apprécier les trouble faits. Ça fait fuir les clients…c’est bien connu.
J’ajoutai un glaçon, le faisant tourner dans mon verre. Je me rendis compte que je n’avais même pas regardé la personne qui revenait alors jusqu’au comptoir, presque trois minutes après avoir disparu. De là transparaissait mon manque flagrant d’intérêt pour l’autre. Ou une lassitude, une indifférence à l’allure de coquille protectrice. Ça marchait de moins en moins, mais elle était, dirait-on, indéfrisable; peu importe le nombre de fois où elle s’effritait. Il repassait finalement pour se mettre à quelques mètres plus loin, toujours au comptoir, là où on lui avait servi sa pinte. Je bu presque d’une traite mon whisky, en commandant un autre. Je n’étais pas assez sonné pour oublier. J’avais malheureusement tendance à oublier que j’avais l’alcool mauvais. Mais ils étaient là pour me protéger en cas de besoin, non ? Qu’ils tiennent parole dans ce cas.
La femme qui était postée à ma gauche est poussée par la force instable du personnage ivre, qu’elle rembarrait distinctement malgré son déplacement fortuit. L’homme est proche, trop proche à mon goût. Je réceptionne mon second whisky et le porte automatiquement à mes lèvres, sans prendre le temps d’y rajouter un glaçon. Je sens venir la chose. Mais je ne parviens pas à reconnaître son odeur, comme je ne saurais pas reconnaître celle de mon propre père. Après tout, toutes ces sensations dataient d’avant la chute. « On se s’rait pas déjà vu quelque part ? », entendis-je perceptiblement. Mes doutes se concrétisent, mais ce mec ne me dit toujours rien. Je ne l’ai toujours pas regardé, c’est peut-être pour ça. Je crois que je n’ai pas envie de le faire. Il pourrait être un beurré comme tant d’autres qui croit reconnaître un vieil ami, à défaut de ne pas en avoir de vrais. Mais sa voix résonne de nouveau, elle est plus proche et plus perceptible, je parviens à l’analyser. Elle fait ressurgir en moi des choses volontairement enfouies. « Bordel de merde… Blackwood… », et c’est à ce moment-là que j’ai compris. Je me fige. Mes yeux vont à la rencontre de ses prunelles vitreuses, et il me semble le redécouvrir sous un autre jour. Ce n’est pas lui. Ce n’est pas Clyde.
Mon second whisky commence à faire de l’effet, étant ajouté à deux bonnes pintes derrière lui et un repas peu copieux. Je ne parviens pas à me défaire de ses yeux alors que je tente de trouver des réponses. Je n’y trouve que le silence de mon âme meurtrie et des baragouinages à peine compréhensibles de sa part. On me regarde alors différemment. Désormais, je suis dans le lot. « Ferme-la… », répétai-je à son encontre, le ton empreint d’agressivité canalisée. Il s’époumona brièvement, et je parti au quart de tour. « Ta gueule, Flanagan ! », lui crachai-je au nez alors que je prenais un peu plus de distance. Les conversations se taisent autour de nous, voire, certaines dans la salle ont juste baissé de volume, interloqués. Laisse-moi le temps de digérer tout ça, Flanagan, tu ne sais pas à quel point ça fait mal de te revoir.
Si j’avais su ce qu’il était devenu, je…non. Justement. Si j’avais coupé tous les liens, c’était pour éviter de supporter tout ça. Parce que si je réagissais aussi violemment, c’était parce que je ne supportais pas de le voir ainsi. Aussi bas que terre, encore plus encrassé que je ne pouvais l’être. C’était de ce genre de choses dont j’avais voulu me protéger, vainement. D’un coup, dans ce moment où je suppliais l’oubli de m’engloutir, je venais d’être rappelé par de vieux souvenirs. 2007. J’entends encore les coups de feux, les cris, les pleurs des civils fraichement endeuillés, et surtout…je voyais toutes ces horreurs qui me restaient encore gravées là-haut. Un an avant…avant quoi, au juste ? Ma disparition ? Ma mort ? Le néant ? Je ne voulais pas y repenser. Mais la présence de Clyde me ramenait à cette période-ci, sans que je puisse y faire quoi que ce soit.
Tout à coup, je songeai à ces odeurs qui me surveillaient en permanence, à leur agressivité contenue dans le cadre de leur mission première. Et là, mon instinct, plus fort que jamais, m’hurle quelque chose que je parvins à comprendre aussitôt. J’avais peur pour Clyde. Peur qu’ils ne l’assimilent pas comme un simple mec torché…mais comme une entrave. Quelqu’un qui serait susceptible de me mettre en danger, me rendre instable. Quelqu’un de gênant. Cette sensation est exacerbée lorsque je me rappelle qu’il m’a nommé quelques secondes plus tôt - et j’ai l’impression que c’est déjà trop.
Je jetai un coup d’oeil au barman et lui disais, donnant un coup bref sur le comptoir du plat de ma main. « Un autre… » Sans attendre l’aval du concerné, je pris Clyde par la nuque pour le guider jusqu’aux chiottes, emprise difficilement contestable. Non, j’étais pas pédé non plus, si ça pouvait le rassurer; mais l’ambiguité pourrait aussi bien lui sauver la mise sur ce coup-ci. J’étais bousculé. Une fois arrivés à l’intérieur - où il n’y avait personne à part nous, je le lâchai. Sans parvenir à dire quoi que ce soit. J’avais même baissé les yeux, tentant de retrouver le fil de mes pensées. Je ne voulais même pas lui expliquer pour l’instant. Je voulais savoir pourquoi il était dans cet état. Pourquoi il se laissait crever sans autre forme de procès.
Il faisait nuit et leurs pas étaient étouffés par le sable. Ils se déplaçaient en formation, entraînés pour ce genre d'opération. Seul Clyde sortait un peu du lot – il n'avait pas encore la technique irréprochable, seulement les bases inculquées par les militaires durant le briefing. C'était la première fois qu'il sortait sur le terrain de la sorte, accompagnant l'équipe militaire qu'il devait suivre une année durant. Il portait une caméra sur son casque, et un dictaphone dans la main, serré un peu trop fort entre ses doigts. Il avait la frousse. « Tout va bien se passer, tout va bien se passer, tout va bien se passer... » murmurait-il sans cesse. Juste devant lui, poussant un soupir, Alistair se retourna. « Ta gueule, Flanagan ! » Il le fixa quelques secondes, leva les yeux au ciel et reprit sa marche, en marmonnant. « A se demander ce qu'un civil fout ici. » Mais Clyde avait été ragaillardi. L'intonation accusatrice du militaire lui avait remis les idées en place : il était là pour une raison. Il avait un reportage à monter, des informations à apporter à son peuple. Il allait dévoiler au monde les secrets, les dessous d'une opération militaire de telle envergure, dans des pays aussi endommagés que ceux du Moyen-Orient. Il allait être un journaliste de guerre, un héros. Il allait rendre Ella heureuse, il allait vivre quelque chose d'extraordinaire. Envahi par cette nouvelle vague de confiance en soi et d'assurance, Clyde se redressa légèrement, et poursuivit la manœuvre. C'est à ce moment-là que la première salve les frappa.
Le brouhaha du bar lui revint aux oreilles comme une soudaine agression, et il laissa une grimace lui tordre le visage. « Ta gueule, Flanagan ! » lança Blackwood, l'air mauvais. L'ancien reporter haussa les épaules et sirota son verre, ajoutant un peu d'alcool dans son sang. Il veut noyer les souvenirs qu'il a, la solitude qui lui pèse, mais toutes savent nager depuis longtemps. Clyde finit sa pinte sans que son ex-compagnon n'ait fait un geste. Il pose le verre sur le comptoir, et une main lui attrape la nuque, l'attire aux toilettes. Trop saoul pour se débattre, il se laisse faire ; se retourne brusquement lorsque la porte des chiottes se ferme derrière lui. Blackwood lui fait face. Il a le même côté bourru, sur les nerfs, qu'il avait là-bas. Il est plus effrayant, ceci dit. Quelque chose d'animal dans sa façon de bouger, de le regarder, comme un prédateur observe sa proie. Clyde tousse, gêné. « J'suppose que c'est bien toi, hein ? » Il a un faux rire, le genre de nervosité qu'il adopte quand il a trop bu. Il recule de quelques pas, et se tourne brièvement vers le miroir. Ses joues sont creusés, son front suinte. Ses cheveux, plaqués et trempés, jurent avec le rouge de ses joues. Même son sourire est cassé. A nouveau, il regarde Alistair. « Alors, mort ou pas mort ? » Il était convaincu qu'il avait affaire à un fantôme, à un esprit de quelque sorte. Mais une manifestation de la sorte n'aurait pas pu lui attraper la nuque, le traîner aux toilettes, ni même communiquer avec la barmaid. Blackwood était vivant. On lui avait donc menti, pour une raison qui lui échappait encore. Malgré l'alcool, fort et bien présent, les instincts de journaliste firent leur apparition. Il pourrait y avoir une histoire là-dessous. « T'étais où, pendant tout ce temps ? On m'a dit que t'étais crevé... » Sa voix veut grimper, sauf qu'elle se brise. « J'aurais pu avoir besoin de toi. » Clyde aurait pu utiliser l'aide d'Alistair, l'aide d'un militaire, pour ne pas sombrer dans cette dépression douce-amère. Il se racla la gorge, secoua la tête, pour y chasser les brumes alcooliques autant que pour ne pas étaler ses sentiments sur la place publique – ou, ici, dans les chiottes publiques. « Qu'est-ce qui t'est arrivé, Alistair ? » Il essaie d'avoir le ton plus doux, plus avenant, pour soutirer des informations concrètes. Pour regagner la confiance d'Alistair. Mais trop d'eau a coulé sous les ponts. Ils ne se connaissent plus. « Pourquoi on m'a menti ? Pourquoi t'es encore en vie ? » Il lève la main, fait non de la tête. « Nan, comment ? Comment t'es encore en vie, serait plus exact. » Il n'a ni papier, ni dictaphone, et ne peut pas vraiment faire confiance à sa mémoire à court-terme. Il serre les dents et se concentre, pourtant. Cette histoire – oui, il y a bien une histoire – pourrait lui apporter gros. Par delà cette ambition, sans aucun doute résiduelle de son mariage avec Ella, il veut des réponses. Il veut retrouver un camarade d'armes, quelqu'un qui sait ce qu'ils ont vécu. Quelqu'un qui pourra l'aider à sortir de la bouteille dans laquelle il est plongé désormais, noyé sous le whisky.
Ce fut sans grande difficulté que je l’avais tiré jusque là-bas, et au vu de son état, le contraire m’aurait fort étonné. Colère. Crainte. Un véritable melting-pot émotionnel était en train de me faire tourner la tête, le whisky devait aussi y être pour quelque chose mais au moins, ça, je l’avais voulu. Il était arrivé au mauvais moment. Il n’aurait pas dû. Désormais, nous n’avions que cet espace presque privilégié pour…parler. Parler, bon sang, c’est là le genre de choses dont j’aimerais être exempté. Le strict minimum et que les portes se referment. Sauf que là, il était en train de taper dedans avec un bélier, et j’avais beau être costaud…j’arriverais pas à tenir aussi longtemps que je le souhaiterais. Et s’ils le tuaient ? En étaient-ils seulement capables ? S’ils estimaient qu’il était un danger pour moi, alors oui, ce serait dans une benne qu’il finirait ou fini à l’acide. J’avais beau avoir rejoint ces gens, je m’y raccrochai comme je pouvais car c’était pour moi le seul moyen pour m’en sortir. Leurs méthodes en soi…je m’en foutais. Sauf que là, ça touchait pas n’importe qui. Ça touchait quelqu’un que j’avais connu, que j’avais apprécié malgré tout. Malgré moi, je voulais protéger cet homme à la piètre allure. Cet homme que j’avais connu sous un autre jour - et la réciproque était presque juste. Presque, oui.
La porte est close et c’est lui qui se met à parler en premier, alors que je tentais de remettre de l’ordre là-haut. Peine perdue. À chaque mot, chaque intonation, chaque battement de son coeur, j’étais là à le traduire…en long et en large. J’étais pas saoul et pas sobre non plus. Mes réactions, si on en oubliait le climat actuel où j’étais particulièrement tendu, étaient fracassantes. Une question rhétorique qu’il me pose-là. Or, je ne peux m’empêcher de relever automatiquement le nez et planter mon regard dans le sien - et son rire empreint de nervosité ne vient pas embellir le tableau. Il rajoute ensuite quelque chose qui menace de me faire sortir de mes gonds. « Besoin d’une droite pour te réveiller, princesse ? », lançai-je, répondant à sa question qui n’avait plus lieu d’être. Il était torché mais pas assez pour me confondre indéfiniment avec un fantôme…du moins, je ne l’espérais pas. Dans l’état dans lequel j’étais, ces poings étaient prêts à oeuvrer, vieille connaissance ou non. Sait-on jamais, ses idées auraient pu se remettre en place plus facilement ainsi.
Ça s’enfile, ou plutôt, ça s’empile comme de vieux souvenirs débridés. Tu sais qu’ils sont là, mais t’as aucune envie d’y remettre le nez. Pas même poser le regard une seule fois dessus. Sauf que Clyde m’y renvoie. Il insiste. J’en suis à me demander si je ne suis pas pris dans un interrogatoire, le genre d’interrogatoire dont j’ai eu l’habitude par le passé et qui me laissaient un goût amer en bouche - celui du sang. Le genre d’interrogatoire que, de toute évidence, je n’appréciais guère. Je n’avais de comptes à rendre à personne. La culpabilité déjà naissante s’intensifie lorsqu’il me dit, à juste titre, qu’il aurait pu avoir eu besoin de moi. L’espace d’un instant, l’éclat de mon regard se voile. Ça fait encore plus mal quand l’alcool vous berce. Moi aussi j’aurais bien eu besoin de toi, Clyde…, pensais-je en détournant le regard. Tant d’autres étaient dans son cas…je ne pouvais m’empêcher de songer à toutes ces vies que j’aurais pu aider, soutenir…sauver. Comme la sienne. Je m’étais renfermé égoïstement, car j’avais surtout peur de les détruire…. Certains diront que je ne m’en suis pas si mal sorti. Ceux-là ne savent pas. N’imaginent pas. Eux comme lui n’ont encore rien vu. Et c’est ça qui me foutait le plus les boules.
J’étais pas responsable de ce traître mensonge. On m’avait fait comprendre que ce n’était pas une bonne chose d’en parler, de « tout ça ». Ce qui était arrivé. Non - ce qui m’était arrivé. Encore moins à une personne dont le métier est d’informer la population. Je ne voulais pas qu’on me voie ainsi. Je n’ai pas réfléchi outre mesure. Pas d’explications, simplement continuer de vivre malgré tout ce qui s’était passé. Je voulais être libre, dépendre de personne, protéger ceux pour qui j’avais un tant soit peu d’estime. Ça passait par le silence radio. Ma mort sur leur conscience. Qu’elle soit officielle ou non.
Je ne réponds pas à ses questions, j’y arrive tout simplement pas. « Qu’est-ce qui t’est arrivé, Alistair ? » Je ne le regarde toujours pas, tête basse. Je recule de quelques pas pour laisser mon dos s’échouer contre le mur. Flanagan était plus petit que moi (et l'avait toujours été), il ne lui faudrait pas grand-chose pour capter mon regard morne. Je cachai quelque chose, c’était peu de le dire. Comment pourrais-je faire autrement ? Je ne lui devais aucune explication et quant bien même ça aurait pu être le cas, je n’aurais pas parlé. C’était au dessus de mes forces. L’alcool délie les langues ? Pas la mienne. L’alcool me rend violent. L’alcool me rend plus sauvage et instable que je ne le suis déjà. Il me renvoie simplement à mon état naturel, dirons-nous; celui où le moins de barrières possibles sont posées. « Je n’sais pas pourquoi on t’a menti. », lui dis-je simplement, sans étoffer davantage.
La façon dont il s’adresse à moi est de plus en plus intrusive. Je fronce les sourcils puis incline lentement mon visage vers le sien, sans le quitter des yeux. « T’as l’air fin heureux de me revoir en tous cas. », avais-je balancé un peu plus bas et le plus franchement du monde. Au moins aussi heureux l’un que l’autre. C’est l’impression que ça donnait, oui. De n’être qu’un fantôme. Un fugitif. Un mystère qu’il fallait résoudre. Ou un souvenir à effacer, j’en savais trop rien. Tout se mélangeait. La lumière blafarde issue des néons me firent fermer les yeux, forçant dessus. Mes sens s’aiguisaient davantage quand j’étais dans de tels états. Une véritable tare. Je presse ma paume contre mon front, grimaçant un instant. Je relâche finalement en soupirant. J’essaie de me calmer, sauf que les nerfs sont encore bien à vif. « De toute façon qu’est-ce que ça peut foutre…je suis là… », une réalité éprouvante à admettre, tant elle m’était insupportable par moments. « Putain, mais regarde-toi… », murmurai-je autant pour moi-même que pour la personne qui me faisait face. Encore plus bas, mais distinctement, je laissai sortir un fragment de ma pensée profonde. « Si j’avais su… »
La lumière est forte – les néons, agressifs. La musique et l'agitation du bar résonnent comme un fond sonore désagréable, alors qu'ils sont dans les toilettes, face à face, et le carrelage autrefois blanc est taché par les empreintes de pas boueuses de tous les habitués. Les murs sont troubles, les frontières et les limites sont tout aussi confuses. Clyde a le cœur au bord des lèvres, plus il essaie de se concentrer et plus il sent qu'il n'est pas bien. Ce n'est pourtant pas son premier rodéo. Il tourne le dos à Alistair, qui reste muet de toute manière. Il s'asperge le visage d'eau, en boit une petite gorgée. Il n'aime pas le plat et l'absence de goût, pourtant il déglutit, il a besoin de s'hydrater. A nouveau, il fait face à Blackwood. Quelque part, il est rassuré que l'homme n'ait pas disparu pendant qu'il se rafraîchissait. Ce n'est pas un fantôme, ce n'est pas un fantôme.
Dans un bruit sourd, son dos embrasse le mur. Il toise Clyde, une lueur violente dans les yeux. Qu'est-ce que le journaliste sait de l'homme qui lui fait face ? Il le connaissait, il y a bien longtemps, mais tant de choses ont pu se produire depuis. Alistair était un homme entraîné à se battre, entraîné à soigner mais prêt à tuer s'il le fallait. La guerre, c'est comme ça que ça marche. Il avait l'air aussi cassé que Clyde, probablement l'était-il plus, mais Clyde n'avait pas la force de caractère qu'avait pu posséder le Blackwood d'avant. Flanagan était faible, l'avait toujours été, et maintenant qu'il buvait trop tous les jours de l'année, il pouvait sans aucun doute affirmer qu'il le serait pour le reste de sa vie. « Je n'sais pas pourquoi on t'a menti. » lâche Alistair. Il ne s'attarde pas. Tant mieux. Clyde a l'estomac en miettes, et il fait des efforts surhumains pour ne pas gerber sur le carrelage comme un pochard de bas étage.
Le visage de l'ancien infirmier entre dans le champ de vision de Flanagan. Il évite son regard, il évite de bouger la tête ou les nausées vont reprendre. « T'as l'air fin heureux de me revoir en tout cas. » Comme pour se défendre, le journaliste se redresse et son visage s'essaie à une moue choquée. Il finit simplement par grimacer comme un mec atteint de Tourette. Alistair ne le voit pas, pourtant. Il a les paupières closes, serrées. Il a une sale gueule aussi. Il expire avec force et parle avec sa gorge, caverneux. « De toute façon, qu'est-ce que ça peut foutre... je suis là... » Il respire fort, ses inspirations sont irrégulières. Clyde pourrait s'inquiéter pour lui, si déjà il ne sentait pas les relents un peu sales lui chatouiller le gosier. « Putain, mais regarde-toi... » Est-ce qu'il doit le prendre pour lui ? Ou bien c'est un constat qu'Alistair adresse à son reflet dans le miroir ? Clyde essaie de s'essuyer le front, en sueur. Il tousse un peu. Eh merde. « Si j'avais su... » murmure Alistair. Le journaliste le pousse avec la violence de l'urgence, et vomit ses tripes dans l'évier. Il crache et pleure et tousse, bordel ça pue mais ça le vide complètement. Il laisse couler l'eau. Il soupire, exténué. Encore une fois, il n'a pas tenu la route. Il a pensé que sa peine disparaîtrait sous l'alcool, mais depuis le temps elle a appris à nager. Il s'essuie la bouche, le nez, il se réhydrate la gueule. Au moins, ça l'a un peu purgé. Il voit plus clair, il réfléchit mieux. Il se sent prêt à marcher sans risquer de glisser à chaque pas. C'est une amélioration. « Désolé. Tu disais ? » Ce sale goût dans la bouche. Il crache un mollard dans l'évier, reporte son attention sur Alistair. « Bien sûr que je suis content de te voir. On m'a dit que t'étais mort, alors c'est une surprise, c'est tout... » Il s'éloigne un peu de l'évier. Quelqu'un essaie d'entrer dans les toilettes, mais Alistair lui referme la porte au nez. Il tourne le verrou. Clyde le voit faire, et ne peut s'empêcher d'être inquiet. Il essaie de ne pas le montrer – sans trop y arriver. « Je laisse ma veste de journaliste au placard. Vu mon état, je ne peux pas vraiment me faire confiance, de toute manière, pour faire le job comme il faut. » Il tente un sourire. Ça ne prend qu'à moitié. « Mais on était amis, avant, nan ? J'ai toujours pensé que c'est ce qu'on était, là-bas. » Il est incapable de développer, incapable d'en parler plus. S'il le fait, il a des images qui lui reviennent, et alors ce n'est plus d'eau dont il a besoin, mais d'absinthe. Tout pour décaper les souvenirs. « J'veux juste savoir si mon ami va bien. » dit-il avec une voix qui ne lui ressemble pas, presque trop innocente pour un alcoolique qui vient de gerber ses entrailles dans l'évier. « T'es pas mort, c'est déjà signe de bonne santé. »
Il avait l’oeil aussi vitreux qu’un boeuf prêt pour l’abattage. Peut-être que c’était ça qu’il attendait en fin de compte, un peu à l’image de ma propre existence : on attendait le coup de grâce. Sauf que j’étais pas là pour faire retomber cette épée de Damoclès sur sa nuque. J’avais d’autres choses à faire que de piétiner la vie des gens; surtout ceux que j’avais pu estimer un tant soit peu. Flanagan avait beau avoir été une plaie au départ, il avait su se faire à mon caractère de merde. Je ne sais pas trop comment il avait survécu à ça d’ailleurs, d’autant qu’aujourd’hui ce n’était plus du tout du même éclat que je brillais. Alors oui, j’étais peut-être irrité, sur les nerfs, mais ce type était dans la merde. Ce type allait aussi finir par me gerber sur les pompes s’il se décidait pas à pivoter et lâcher son paquet surprise à temps. Avoir les yeux fermés pendant quelques instants ne m’avais certainement pas entravé les autres sens. Je crois que j’aurais apprécié. Parce que lorsqu’il se dirige vers moi, je le sens, mon instinct me l’a soufflé et me décale un peu - il me pousse un peu quand même, geste que je réprime malgré moi. Peu après, je grimaçai, le regardant du coin de l’oeil. J’arrive même pas à être vexé. Pourquoi je le serais ? C’était pas plus mal qu’il n’ait pas entendu cette bonne grosse connerie à l’eau de rose. « Rien, » que je lui répondais alors, sèchement, presque comme un gosse qui ravalait mille et une reproches qu’il aurait voulu balancer à son tyran de père.
Toujours sur le qui-vive malgré l’alcool qui subsistait dans mon sang, le mouvement derrière la porte me pressa jusqu’à cette dernière. Je coinçai mon pied puis mon épaule contre elle. « Occupé… », lâchai-je d’un ton las. Ça pourrait être l’un d’eux. Il ne fallait pas qu’ils entendent. Qu’ils sachent. Je ne connaissais pas Clyde, ce mec n’était qu’un fantôme. Il fallait qu’il le reste…juste pour quelques heures. Le mec derrière répond. « C’est privatisé ou quoi ? » Au taquet, je lui avais balancé, un peu plus amer. « Va dans le bar d’à côté si t’arrives pas à ravaler ta pisse pendant cinq minutes. » Le mec s’en va - Dieu merci, ça de moins à régler - alors que le journaliste parle. Du moins, ce qu’il en reste. Je verrouillai la porte puis restai appuyé contre la surface plane. J’ai l’impression qu’il essaie de gratter plus en profondeur, je n’arrive pas à prendre ses mots de manière impartiale. En soi je ne l’étais jamais, mes émotions étaient toujours omniprésentes. Elles me gouvernaient. Et là, j’étais pas aussi calme que j’aurais voulu l’être dans une pareille situation. Mon sang-froid s’était évaporé.
« Je sais plus ce qu’on est, Clyde. », lui avouais-je dans un soupir à peine contenu. Je crois que c’était une sincérité voilée de peur, d’inquiétude. Alors ça sonnait comme quelque chose de plutôt vexant. J’avais jamais été doué pour parler de mes émotions, encore moins dans des situations extrêmes. Et avec un mec, en plus ? Laissez tomber. « Je sais plus… », dis-je un peu plus bas, sourcils froncés et regard incrusté dans un coin de la pièce. Perdu dans mes pensées. L’alcool qui monte à la tête. Je me frotte la nuque nerveusement. Puis il le pose la question fatidique. Je laisse retomber ma main lourdement le long de mon corps alors que ma tête est contre la porte.
« J’aurais préféré l’être, tu vois. » Qu’est-ce que je racontais au juste ? Je ne réalise qu’après coup l’immensité de mon erreur - j’avais osé dire quelque chose que j’avais vraiment eu sur le cœur, que j’avais encore. L’espace d’un instant, ça retombe. La tension. Et puis ça revient aussitôt à la charge. J’inspirai, donnant volontairement un coup dans la porte alors que je me redressai. Cette dernière vibra dans un son caractéristique, vif et imprévu. Je m’approche de Flanagan sans crier gare, nouant mon regard au sien. Stoppé à une distance raisonnable, les mâchoires serrées, j’avais fini par lui dire. « T’es pas crevé…mais t’as pas l’air bon portant. » Fallait qu’il me parle. Je voulais savoir si j’étais responsable. Que je sache si je pouvais rattraper ce temps perdu que j’aurais pu lui offrir pour l’aider. Juste un peu. Avant de disparaître à nouveau.
Clyde considère qu'il y a deux états de fin alcoolique : celui, malheureux, où on roule par terre et peu importe tout ce que nos tripes lâchent, on finit par souhaiter mourir sur le plancher tant rien ne semble arranger votre état ; ou celui qu'un gros vomi peut libérer de ses peines et nausées. Pour le peu de chance qu'il avait, Clyde était dans la seconde catégorie ce soir. Après avoir dégueulassé l'évier, il allait mieux. Il ne pourrait certainement pas courir un marathon – non pas qu'il y arrive dans ses meilleurs jours de toute manière – mais il retrouvait une vue peu brouillée, un sens de la perspective, il comprenait ce que Alistair lui disait, et une sorte de fatigue commençait à l'engourdir. Signe qu'il allait rentrer bientôt pour s'écrouler sur son lit.
La porte close, Alistair a des yeux aussi fous que tristes. « J'aurais préféré l'être, tu vois. » Il inspire, expire, marche un peu comme s'il ne pouvait tenir en place. D'abord loin, il finit par s'approcher de Clyde, par verrouiller leurs regards. Cette intensité dérange le journaliste, l'incommode, mais il ne dit rien. « T'es pas crevé... mais t'as pas l'air bien portant. » Ils sont des fantômes, tous les deux. Les échos de ceux qu'ils avaient été. Cela paraissait si loin maintenant. Que pouvait-il dire ? Que pouvait-il faire ? Il aurait aimé aider Alistair, il fallait être un idiot pour ne pas voir le combat intérieur dans lequel était engagé l'ancien infirmier. Égoïstement, il aurait aussi aimé que Blackwood lui donne un coup de main. Après tout, ils étaient partis à la guerre ensemble. L'autre savait bien comme c'était dur, de revenir inchangé après toutes les horreurs qu'on y voyait. C'était bien ça qui l'avait mis dans cet état, Alistair, non ? Ou bien c'était le reste, c'était sa fausse mort et tout ce qu'il s'était passé depuis ? Clyde pose les mains sur ses poches, il tâte et cherche ce qu'il est supposé toujours transporter : un carnet, et un crayon. Dans la poche intérieure de sa veste, il trouve ce qu'il faut. Il arrache une feuille de papier, note son prénom et un numéro de téléphone, qu'il tend à Alistair. « On devrait se revoir. Discuter de tout ça, quand l'alcool sera estompé. Je sais pas toi, mais moi j'en ai besoin. » Son vis-à-vis ne bouge pas. Clyde agite la main et le papier. « S'il te plaît. T'en es peut-être plus certain, mais t'es mon ami, et t'es le seul qui comprenne comment c'était là-bas. » Il grimace. Alistair finit par prendre le papier, le fourrer dans sa poche. Il n'appellera sûrement pas. Clyde essaie de faire la paix avec cette idée. Il contourne l'ancien militaire, hésite à poser une main sur son épaule, comme une marque de respect et d'affection entre vieux camarades. Il finit par reprendra sa main avant qu'elle ne touche l'épaule d'Alistair. Il déverrouille la porte et ouvre le battant, faisant face à plusieurs clients dont la vessie va éclater. Clyde se perd dans la foule. Il ne pense plus qu'à son matelas, à sa couette, à son appartement sale et réconfortant. Cette soirée a déjà le goût d'un mauvais rêve.