▬ Tu ne les as pas vus venir ? ▬ Chu-te. Ar... arrête ▬ Pourtant tu les as vus, n'est-ce pas ?
Je ne sais pas. J'étais assis contre la fenêtre, là où j'attendais papa chaque jour. Il avait pris son café, il avait pris ses clefs, il m'avait embrassé précautionneusement sur le front puis il était descendu. Je ne sais pas vraiment ce que j'ai vu, j'avais le regard vers la voiture mais voir quoi exactement ? Ces deux personnes à côté de la voiture. Un homme. Une femme. Lui, il regarde partout autour de lui, avec la main sous sa veste. Elle, elle est sous la voiture en train de cacher ce qu'elle avait en main. Lui, il regarde vers moi et glisse son index contre ses lèvres pour me montrer que je ne dois rien dire puis il me fait un signe, comme s'il voulait que je recule. Je recule. Elle, elle regarde vers ma fenêtre mais ne me voit pas. Je me rapproche quand ils sont partis. Parfois, j'aperçois des gens comme ça, ils ne me disent rien de spécial et ils repartent comme ils sont venus. C'est devenu habituel. Je serre au creux de ma main ma chaîne en argent. On y trouve mes nom et prénoms et ma date de naissance. Mme Utterson me demande de venir me laver. Un bruit. Je ne la regarde pas, une immense colonne obscure s'élance dans le ciel à peine éveillé. Et puis les sirènes, lointaines.J'ouvre les yeux, des voix retentissent. Un cauchemar. Je crois. Mais où suis-je ? Il y a du papier peint partout, avec des nuages dessus. Ils sont factices, je le sais. Je les touche souvent, ils sont factices. Une voix me paraît familière, l'assistante sociale. Elle se confond en excuses. Je suis toujours tout habillé de la veille, mes cheveux défaits pendent en partie sur mon visage. Ainsi dissimulé, ils ne peuvent pas me voir. Je me rapproche de la fenêtre sans parvenir à l'ouvrir alors je passe mes doigts dessus, comme si je pouvais y dessiner une fente, un petit passage. L'air doit être doux dehors, parce que le jour n'est pas encore levé, lui. Il se cache peut-être aussi. Je chuchote pour moi-même « Je me 'pelle Ster-ing. » J'ai le sentiment que tout va basculer, ça m'angoisse. Les faux nuages se moquent de moi, j'en arrache un nerveusement puis les pas sur le plancher approchent. Mon cœur bat si fort, si fort qu'il va peut-être sortir. Je ferme les yeux pour ne pas imaginer, ne rien provoquer qui me fasse peur. Des pas si nombreux. Le sac avec mes affaires et celles de mon père est toujours fermé, posé dans un coin. Personne ne l'a ouvert, pas même moi. Il me disait que s'il lui arrivait quelque chose, je devrais le prendre. Il est là, personne ne l'a ouvert. La porte s'ouvre. Prudemment Melle Jeffersen me demande : ▬ Sterling tu es éveillé ? ▬ Euh je... je do... ▬ Oui peu importe, coupe-t-elle.
Je pince les lèvres, brisé dans mon élan. Et je regarde leurs pieds. Ceux de M. Pettigrow sont très grands, comme lui. C'est la première chose que j'ai remarqué quand je suis arrivé ici. Ça et que sa femme fumait beaucoup, l'odeur m'a incommodé. Il y a quatre autres garçons ici, dont trois ne partiront sans doute pas avant leur majorité. Je lève la main et remue doucement les doigts dans le vide. J'aime cette sensation. Les pieds de Melle Jeffersen ont habillés de ces talons rouges qui brillent, et brillent. Et il y a les autres pieds. Six autres pieds. Des pantalons clairs. Deux blouses blanches. Un uniforme. Melle Jeffersen reprend la parole : ▬ Est-ce que tu as fait croire à Madame Pettigrow qu'elle avait... comment dire ? La gorge ouverte ? Pourquoi tu as fait ça ? Tu ne penses pas que c'est mal de faire croire aux gens qu'ils sont blessés ? Comment peut-on trouver un foyer à un garçon comme toi ? Et si on trouve un tuteur, tu penses qu'il te prendra si tu crées des... choses comme ça ?
L'illusionniste, c'est comme ça que Jérémiah m'a appelé la première fois. Il trouvait ça beau, un petit cerisier japonais qui grandissait dans ma main, comme s'il n'appartenait qu'à nous pour l'éternité. Mais elle m'a posé trop de questions. Je recule d'un pas. Une main contre mon épaule. Je me dégage. Je regarde à nouveau leurs chaussures et je tends les bras dans leur direction, à la fois pour leur dire de ne pas approcher et en signe de réédition. Si je pouvais, je ferais un nuage de fumée bleue que tous verraient, et je me glisserais vers la sortie. Ils seraient dévorés. Une main sur mon poignet. Le contact me brûle, je pousse un gémissement qu'ils ne comprennent pas. Faites attention se disent-ils. Ils parlent de la Confrérie. Comme eux. Moi comme eux. J'essaie de me débattre, me sentant une énergie nouvelle. Deux bras s'enroulent autour de moi. Sérieusement Ironman, où es-tu ? Je n'arrive pas à le faire apparaître, il n'y a que la brûlure sur mes bras. Je fais ce que je peux, je mouline avec mes jambes, je me secoue et finalement, je mords aussi fort que je peux. Je sens que la pression se relâche sur moi mais je ne lâche pas. La pression se ressert, et une toute petite douleur dans mon bras. Je regarde vers la fenêtre. « Sortir. »
Je suis énorme. Mon poids écrase mes genoux qui se plient. Une énorme masse sur mes épaules, ce doit être la gravité qui me piétine. Mercure. Venus. Terre. Mars. Jupiter. Saturne. Uranus. Neptune. Des bourdonnements dans mes oreilles. L'obscurité de la pièce qui s'intensifient. J'aperçois la main qui quitte mon bras, ah non. Je n'aime pas les piqûres. Mes paupières baissent le rideau. Terminé. Quand j'ouvre à nouveau les yeux, le vide. Quatre murs blanches. Le vide. Une fenêtre avec des barreaux. Le vide. Des toilettes dans un coin. Le vide. Une porte ouverte. Le vide. Mon dos à plat sur une table. Le vide. Mes poignets sanglés. Le vide. Premier jour blanc.
Dix-huitième jour blanc. Je reste près de la fenêtre. Il fait nuit, j'aperçois la lune. J'ai du mal à réfléchir. J'attends que mes parents viennent me chercher. De l'autre côté de la fenêtre, je fais briller une lumière, sans savoir si je suis le seul à la voir. Elle a la forme d'une main, et elle se meut doucement, en même temps que la mienne. Je m'endors par intermittence, ou je fais semblant de dormir quand ils passent. Le traitement fait effet, je suis terriblement lourd. J'aimerais que mes illusions soient réelles. Je me mords le bout du doigt nerveusement. Devant la porte, le médecin consulte mon dossier.
▬ Encore beaucoup d'images incontrôlées qui... sortent de sa tête ? ▬ Pas depuis le début de la semaine, docteur. ▬ C'est comme ça que tout le monde est plus en sécurité. C'est mieux pour eux, et c'est mieux pour nous. Vous imaginez ce qu'il ferait aux autres patients ? Finalement, on ne sait jamais vraiment de quoi ils sont capables ces gens-là. Venez, continuons les visites.
❝Los elefantes ne saben que son rosos❞ Sterling — Victor
La lumière irradie les lieux. Le feu. Une voiture qui explose.
Espionner et ensuite ? C’est bien les rares choses que Victor était en droit de faire, car les six têtes ne voulaient pas qu’il en soit autrement. Qui le voudrait en soi ? Beaucoup se posaient des questions à son sujet. Sur sa présence plus que discutable au sein de l’organisation. Néanmoins, il était bon de rappeler que la plupart n’étaient pas sensés savoir qu’il avait été des premières recrues de leur tant apprécié groupuscule. Bien que n’ayant jamais vraiment adhéré à leurs idéaux - il n’avait jamais cédé, ça, non. Entre mystère, fascination et rouage lugubre, trop imprévisible pour être formaté. Qu’il ne soit pas toujours dans le rang est certainement une bonne chose pour eux, bien que majoritairement ignorants sur la question. Victor embrassait la liberté dont il ne pourrait ô grand jamais se défaire. Dès qu’il se sentait entravé, que l’on empiétait sur cette dernière, quelque chose implosait. Se fissurait de nouveau. Un monstre sur un tableau de maître.
C’est ça qu’il a entendu au quartier général de Long Island. Un des agents d’HYDRA avait été tué dans une explosion. Une voiture qui explose ? C’est trop rare, pour sûr. C’était prémédité. Mais peu importe. Désireux de ressentir la même chose en tant que spectateur, il s’était rejoué la scène dans sa tête, encore et encore; jusqu’à ce que cela ne suffise plus.
Il y a pourtant une mission qui s’y rattache, et elle lui est attribuée. Sauf qu’il ne voit pas ça immédiatement. Ce qu’il veut, c’est cette explosion. La vivre. Alors il s’était mit en tête d’en provoquer une, par tous les moyens nécessaires. Ça n’avait pas été fort difficile d’y parvenir parce qu’il l’avait déjà fait, là-bas, au Nicaragua. Il travaillait actuellement comme pompiste dans une station-service et n’était pas né de la dernière pluie. Incognito dans une autre station quelconque, il avait piégé à sa manière le véhicule. Lorsqu’on avait rallumé le contact et parcouru moins d’un quart de miles, la curiosité de Victor avait été rassasiée - les yeux pétillant et le sourire aux lèvres, pour sûr. Sa mission allait enfin pouvoir commencer. Après tout, tout ça l’avait motivé.
D’abord il était retourné sur les lieux de l’explosion-mère, celle de « leur » agent. L’esprit du défunt n’avait pas été simple à trouver car il s’était terré dans un coin. La honte et la solitude combinées faisaient des ravages chez les nouveaux voyageurs de l’invisible. Ceci étant, le tatoué était resté deux jours et deux nuits entières à attendre qu’il daigne sortir de sa cachette. Malgré tout, Victor avait du respect pour eux et une mort aussi récente n’était pas à négliger. Il fallait que son Dieu l’apaise, or cela passait aussi par le silence. L’élu ne voulait pas le précipiter - quant bien même il aurait dû être déjà en train de surveiller sa descendance, récemment placé au Queens Hospital Center. Il avait fini par recueillir quelques informations, au moins des paroles de sa part. Puis il était parti consulter celui qu’il avait baptisé Sterling.
C’était il y a cinq jours de ça. Aujourd’hui il était là pour autre chose.
Le gamin.
La nuit était tombée et ce fut le moment opportun pour se rapprocher du bâtiment, une nouvelle fois. L’enfant n’était pas au quatrième et c’était tant mieux - non, au lieu de ça, il était au rez-de-chaussée, chose préférable au vu de sa mobilité. Victor cru percevoir une lumière provenant de la fenêtre, sa fenêtre, alors qu’il était en approche. Capuche sur la tête, mains dans ses poches, il était finalement arrivé près de la fenêtre, d’où il voyait l’adolescent. La lumière provenant de sa main n’en était que plus forte à cette distance-ci. Sans crier gare, l’homme s’approcha, toquant à la fenêtre. Il lui fit signe d’ouvrir un peu cette dernière - en espérant qu’il puisse au moins tourner la poignée pour déverrouiller le mécanisme. Victor avait un sourire aux lèvres et avait vérifié que personne ne rôdait pour le moment. Il voulait lui parler. Absolument.
Même si ses intentions n'étaient pas tout à fait de cet ordre.
Une seconde, deux secondes, trois secondes, trois secondes, trois. « Trois, trois, trois, trois, trois, trois... » Je me sens un peu mieux, je remets le bout de mon index dans ma bouche. Je les écoute parler, comme si j'étais absent de mon corps, comme s'il contemplait un cadavre assis dans le coin d'une pièce, qui n'attend plus rien. Je me mords le doigt plus nerveusement, la main de lumière commence à perdre de son intensité, je me demande si elle existe, cette main. J'écarquille les yeux, je repense à Jérémiah, il leur aurait dit que je suis là. Il y a comme une odeur de mort ici. Je sens le maillot blanc dont ils m'ont affublé ce matin. Ils m'ont habillé, manipulé, touché. Je sors mon index de ma bouche, le contemple quelques instants puis recommence mon œuvre. Puis du bruit à l'extérieur. La lumière disparaît soudain. Derrière ? Derrière ?
Je marche à quatre pattes pour m'éloigner de la fenêtre d'un mètre ou deux. Dehors, c'est le noir. Ici, c'est la lumière, je fronce les sourcils pour essayer de distinguer cette silhouette. Je fais pour me mettre debout mais trébuche une première fois. Je remets mon doigt dans ma bouche. Je me mets finalement debout. Comme sur le ton de la confidence, comme si je délivrais à la silhouette le plus grand des secrets, je lui chuchote « Trois, trois, trois »
Je regarde sa main. Hm... Je sens bien qu'il veut me montrer quelque chose. J'imite son geste. J'aime bien sa main, elle bouge devant moi. Je n'aime pas les yeux des gens, je n'y vois jamais rien, une main dit tout. Finalement j'approche ma main de la sienne, pose mon index rouge sur la vitre. Cadeau. Et mes doigts rencontrent ce petit objet long qui n'a rien de commun avec les poignées de ma fenêtre à moi, chez moi. Finalement j'aggripe la poignée et ouvre mais la fenêtre se bloque à à peine trois centimètres. Je sens un courant d'air, un frisson qui me donne le sourire. Puis j'essaie d'ouvrir la fenêtre davantage sans y parvenir. Je suis contrarié, je ferme les yeux une seconde, inspire, recommence sans plus de résultats. Je retire ma main, mon regard rencontre une partie de son visage... cette partie qui n'est pas croquée par les ténèbres. J'écarquille les yeux, ne m'attendant pas vraiment à apercevoir des dents sur ses joues. Ce n'est pas normal, ce n'est pas habituel.
Je réalise alors qu'il est dans ma tête. Comme les autres qui parfois me posent des questions, parfois me regardent sans rien dire, parfois parlent aux autres. Il est dans ma tête, la créature de la fenêtre n'existe que dans un moment d'égarement, sans doute parce que je pensais à cette odeur de mort qu'il y a dans l'hôpital. Il est dans ma tête, parce que je ne parviens pas à savoir s'ils viennent d'un rêve, d'un cauchemar ou s'ils marchent sur la tête. Il est dans ma tête, parce qu'il a des dents sur les joues. Parce qu'il n'a pas de nez. Parce que... « Trois. Tumamal... as mal ? »
Je prends une profonde inspiration. Il me faut du temps, et j'y arriverai. Je porte mon doigt à ma bouche et parcours chaque parcelle de son visage de mon regard à demi-absent, à demi-captivé. Pourquoi est-ce qu'il me répondrait ? Oui, pourquoi il te répondrait ? Il n'est pas comme nous, tu le vois bien ! Non, je ne vois pas... Tu vois bien qu'il vient de ma tête, regarde ses dents partout sur ses joues. Je me souviens des visages, quand je vois des visages. En général, je vois surtout des pieds, je me demande comment les siens sont. Je passe mes doigts sur le point d'entrée de l'aiguille dans mon bras gauche, je sais que je n'aime pas dormir comme ça. Je dors très peu d'ordinaire, je ne compte pas les heures à rester là, à simplement m'entraîner à parler, seul. Mais ici, il y a une sorte de vénération du sommeil prolongé. Trois. Trois. Puis finalement, je me mets à ricaner. Ses yeux brillent, comme deux diamants dans une mine. Je voudrais qu'il vienne à côté de moi, pour le voir de plus près avant qu'il ne disparaisse dans un nuage de fumée... « Vi... vi..iens... » lui dis-je en lui faisant un signe de la tête. Je ne le regarde plus. Mon attention se porte sur... le vide... Je m'attends à ce qu'il apparaisse ici... Viens...
❝Los elefantes ne saben que son rosos❞ Sterling — Victor
En lui désignant la poignée, le rouquin avait fini par comprendre quelle était la teneur de sa demande. Il s’y risqua. Difficilement mais sûrement, l’adolescent avait fini par accéder à sa requête - et ce malgré la faiblesse de ses membres. C’était des choses qui se voyaient. Se sentaient. Victor n’était pas dans la réflexion pure, il l’était rarement. Et pour cause, certains détails lui échappaient - des détails auxquels n’importe qui aurait songé mais qui n’avaient pas son importance pour lui. Ceux qui engageaient sa survie n’étaient guère concernés par ces pseudo-oublis. Enfin, toujours est-il qu’il parvint à l’ouvrir. La surprise fut la même que Sterling lorsqu’il se rendit compte que seulement trois misérables centimètres le séparait de la liberté. Le petit était en train de s’acharner un peu trop dessus, aussi le tatoué déposa sa main sur l’embrasure qui s’était formée. Ses yeux verts filèrent sur cette dernière alors que de pénibles pensées traversaient l’esprit du bicentenaire.
Un oiseau privé de liberté. Ça le ramenait des années en arrière. Encore aujourd’hui, on s’évertuait à faire croire à certains « patients » qu’ils étaient en sécurité, qu’on allait les soigner - alors que toute cette mascarade était là pour les priver du principal. De leur souffle primaire, celui qui les poussait à faire tomber les murs pour s’échapper. Quelque chose se froisse en lui. Ses sourcils se froncent légèrement. Sterling s’adresse à lui à ce moment-là alors qu’il n’a pas bougé d’un iota. Il lui demande s’il n’a pas mal. Victor n’a jamais mal. Ce sont les autres qui doivent souffrir, si tel est leur destin. Victor aide les esprits errants et marche sur le sentier qu’on a battu pour lui. Il hoche négativement la tête, doucement, avant de poser son index valide sur ses propres lèvres. Ça allait le surprendre, pour sûr : mais il ne fallait pas qu’il fasse plus de bruit qu’il n’allait en faire. D’un coup sec, il brise la sécurité interne de la fenêtre. Il avait tiré dans le même sens que le gamin une à deux minutes plus tôt…néanmoins, la force de pression n’était pas comparable.
La voie s’ouvre. La fenêtre coulisse, bien qu’un morceau de la vitre s’est fêlé sans se briser totalement. Avec le bruit de la ville, c’était passé inaperçu. Ils sont à New York et la ville ne dort pas encore - elle ne dort tout simplement jamais.
Il ne bouge pas, bien qu’une de ses mains soit restée sur l’embrasure horizontale. « Toi…tu as mal ? », c’est un renvoi qu’il mesure, la question, elle est plus sincère que n’importe quel médecin qui viendrait visiter le rouquin. De toute façon, il est clair qu’il n’allait pas le laisser ici…pas toute la nuit du moins. Le tatoué écoute ce qu’il a à dire. Il est patient. Il se tait lorsqu’il sent qu’il veut parler. Pendant ces laps de temps, son regard brasse la pièce aseptisée. Il semble à la fois inquiet et en colère. Il ne supportait pas qu’un gosse soit enfermé ainsi. Alors, lorsqu’il lui intime de venir, il se trouve que la chose est plus ardue que prévu. Rentrer complètement là-dedans, ce n’est pas possible. À défaut l’agent d’HYDRA se hisse sur le rebord de cette fenêtre où il reste un instant, coinçant une de ses jambes sous l’articulation de sa voisine. Ses mouvements sont fluides et reptiliens, c’en est toujours aussi étonnant à chaque fois. Pas de peur mais de l’assurance. Et ce malgré les lieux et ce que ça lui renvoie. « J’aime pas cet endroit. », qu’il dit à mi-voix, restant là où il est, quelque peu perché. Une sincérité débordante. De nouveau, ses prunelles retrouvent la silhouette de Sterling alors qu’elles l’avait quitté un peu plus tôt. « Sortir ? » Il a reprit instinctivement les mots qu’il avait prononcé l’autre jour, comme beaucoup d’autres fois. Sa tête se penche alors légèrement, attendant une réponse de sa part. Il voulait qu’il exprime sa volonté de goûter à la liberté qui lui revenait de droit.
Personne pour le juger. Simplement un ciel étoilé et des bras pour le porter.
Plusieurs sons qui lui ressemblent, comme l'assaut violent d'une averse contre une vitre, éternel, avec ce je ne sais quoi de magique, cette violente poésie et cette poétique violence. Comme les gouttes s'éclatent sur le verre dans la plus grande indifférence, cet éternel recommencement. Ses doigts sont clairs, comme vierges, à la différence du reste de son visage. Je me demande s'il a déjà existé. Il a quelque chose de mystique, de prenant. Il est un tableau dont chacun essaie de deviner le sens, inaccessible, derrière le cadre de la fenêtre. Il ne souffre pas. Il me le dit dans son exemplaire silence, conservant l'aura de mystère qui l'entoure présentement. Pourtant il y a tellement de dents incrustées dans la chair. Mais il n'a pas mal, ou alors il n'a plus mal.
Je ressens la douleur, sans parvenir à la comprendre parfois. Mon corps est une énigme par moments parce que je n'accorde pas l'importance aux douleurs qui devraient m'alerter, aux signes qui devraient m'inquiéter. Saigner, est-ce vraiment grave ? Le sang, est-ce vraiment sale ? Mais parfois, quand leurs doigts s'enfoncent dans ma chair, je me sens brûlé au fur rouge. Comme s'ils pénétraient la chair et s'y enfonçaient tellement qu'ils ne pourront jamais en sortir. C'est une torture qui me prend entier, qui libère ce je-ne-sais-quoi en moi, qui fait que plus rien ne va. Quand ils décident pour moi, c'est comme si mon esprit décidait d'aller dans le même sens qu'eux. Vous voulez tous les pouvoirs ? Vous voulez Sterling ? Vous le voulez ? Alors prenez-le, je ne réponds plus de rien. Et plus rien ne va, tout s'écroule, c'est impossible à supporter. Je m'imagine tomber, tomber sans cesse sans pouvoir me rattraper à quoi que ce soit, et c'est effrayant.
Je le regarde poser son index sur ses lèvres. Lorsque maman lisait une histoire, elle avait ce geste. Les instituteurs avaient ce geste. L'homme près de la voiture avait ce geste. Je le connais, le reconnais. C'est visuellement simple, et je le connais. En confiance, je l'imite d'un geste lent, rentrant mes épaules en même temps. Et en même temps, je suis attiré par ce fil transparent sur la vitre. Je mets mon index contre ma lèvre inférieure, et le frotte doucement comme s'il pouvait arrêter de me lancer subitement. Si moi j'ai mal ? Oui... Non... Pas vraiment... C'est comme ça que tout le monde est plus en sécurité. C'est mieux pour eux, et c'est mieux pour nous. Vous imaginez ce qu'il ferait aux autres patients ? Finalement, on ne sait jamais vraiment de quoi ils sont capables ces gens-là. Venez, continuons les visites. Il pourrait se faire mal. Mal. Alors je préfère ne pas avoir mal. Je secoue à mon tour la tête, imitant parfaitement son mouvement à lui.
J'aime pas cet endroit, qu'il dit. Moi non-plus. Je regarde sous la fenêtre. J'observe mon ombre qui se meut au gré de mes mouvements à moi. Je n'aime pas, on dit. J'aime pas me laver, entendez-vous ce garçon parler ? J'aime pas, qu'il dit. Il dit ce qu'il veut, j'aime ça. J'esquisse un nouveau sourire et je me dis que rien n'est arrivé, pas de voix stridente qui le reprend pour qu'il dise je N'aime pas. « J'aime pas » je lui chuchote à mon tour, lentement, en laissant son temps à chaque phonème, en appuyant l'occlusive comme une ultime moquerie.
Je regarde ses lèvres, j'ai envie de toucher ses yeux qui brillent. J'ai envie de savoir s'il va disparaître. Mais maintenant que c'est ouvert, je me sens déjà ailleurs. Je ferme les yeux et je hoche simplement de la tête à sa question. Je fais un pas en avant, parce que derrière nous, c'est la porte. C'est le blanc. C'est le vide. C'est le sommeil. C'est la force. C'est le vide. C'est le vide. Ce sont mes mots renfoncés au fond de ma gorge, ces mots comme des pillules qui me donneraient envie de vomir. Le vide angoissant où plus rien n'existe. Je regarde finalement le coin de la pièce, ultime refuge dans le vide, avant de tomber. Ma tête s'agite à droite, à gauche, quand je pense aux événements des derniers jours. Je ne conçois pas qu'il ne reviendra pas, il reviendra un jour. Comme elle, elle reviendra un jour. Ils seront là, comme sur les photos qui prenaient la poussière sur la cheminée. Ils reviendront et ils se figeront dans le temps à tout jamais. Je tends le bras vers lui. Je fixe le coin de la pièce, écarquille les yeux. Je dois faire vite, pour ne pas vouloir y retourner. C'est le confort là-bas, tu le vois ? Comme ça, il ne fait rien aux autres patients. Mais qu'est-ce que j'ai fait. Je vois plusieurs silhouettes qui s'hurlent silencieusement les unes sur les autres. Dites-moi ce que je dois faire. Elles ne mentent pas, elles ne me mentent jamais. Dans ma tête, elles peuvent se tromper, pas me mentir. Elles sont toutes des morphologies différentes. Bientôt la pièce se remplit, ils sont tous derrière moi. Ils sont entre moi et la porte. Ils sont si nombreux. Ici plus rien n'existe que le silence. Je caresse mon bras, je ne veux pas qu'on m'impose le silence. Je tends la main et agrippe furieusement celle de l'homme à la fenêtre. Je sens sa peau froide, froide comme la nuit, vêtue de superbes rayons lunaires. Sa peau claire et froide, comme la nuit. Sa peau claire et froide, réelle et rassurante, comme la nuit. « Oui » Je le serre pour qu'il soit ce dernier rempart, pour que son contact ne me dégoûte pas. Mais c'est froid, agréablement froid. Je ferme les yeux. Ils sont derrière moi, tous. Ils parlent sans prononcer de mots, alors je décide de les laisser là et de partir...
❝Los elefantes ne saben que son rosos❞ Sterling — Victor
L’air s’engouffre davantage dans la pièce mais c’est aussi aux parfums hospitaliers de lui arracher une petite moue. Non seulement il n’appréciait pas mais il n’était pas si rassuré. Comme s’il savait ce qu’il allait faire s’il se laissait trop envahir par ça. Il vrillerait, pour sûr. Il vrillerait et se ficherait bien de savoir qui pouvait se dresser devant lui : il faucherait, c’était son dû. Ses yeux se baladaient dans la pièce mais, de temps à autre, il regardait en coin vers l’extérieur. Ici c’est une prison où les barreaux sont des poteaux à blouses blanches. Ils vous barrent la route. Si ceux-là disent non, alors c’est non. Si Victor avait subi ceux-là de manière bien plus agressive c’était parce que l’époque s’y prêtait. Aujourd’hui on sauve les apparences et les verrous cèdent plus facilement - c’en est la preuve. Mais aujourd’hui encore, Victor avait changé. Des nuances de rouge et d’argent. Un peu d’or aussi, il aime beaucoup l’or, ça lui rappelle un soleil d’Été à Mexico. On ne pouvait plus le priver de rien, pas même d’extirper cet oiseau flamboyant de sa cage. Lui qui aurait certainement apprécié qu’on lui tende la main ainsi - chose à laquelle il ne songeait pas à cet instant, mais réflexion à soulever. Ce n’était plus l’heure ni le siècle pour ça. Soit. Les séquelles étaient bien présentes. Aussi indélébiles et incrustées que ces stigmates corporelles. Oh, non, il n’avait plus mal; il ne s’en donnait plus le droit. Ni l’occasion.
L’espace d’un instant c’est sa réponse qui lui arrive. Dans un hochement de tête, fidèlement imité, il lui fait l’intime promesse qu’il n’a pas mal. Victor ne cherche pas à déceler le mensonge - il attend de l’autre la sincérité, celle dont lui-même fait preuve. Mais s’il le décèle…là, s’en est fini pour vous. C’est un axe unique que vous empruntez et les échos de vos erreurs passées vous reviendront (certes). Pas longtemps néanmoins…pas suffisamment pour que vous puissiez regretter. Le souffle du vent, il ne le ressent même pas contre son corps. Sa silhouette, il n’en a conscience que par ses yeux ou ceux des autres. D’aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais pu profiter réellement de ces sensations qui, pour lui, n’étaient que de pures chimères. Ça ne l’empêchait pas d’essayer de les retrouver dans les yeux des autres. Victor observait davantage et c’est aussi pour ça : étant dénué de sensations tactiles; il se reportait sur autre chose. Le wagon d’à côté, bien plus apprêté. Et alors, sans appréhender, il imaginait ce que ça pouvait provoquer en lui.
Le néant.
Le rouquin confirma ce dont Victor se doutait déjà. Ça ne lui plaisait pas non plus. La logique voudrait que la réponse à sa dernière question soit positive. Lorsqu’il l’avait énoncée, il n’avait pas cillé. Il avait gardé le silence, surveillant Sterling. Une fois, il pencha encore un peu la tête, attentif à ses gestes et autres mimiques. Pas une seule fois il s’était mit à songer cela, alors que… Continuez. Il ne vous entend pas. Le son de l’eau qui le submerge dans son cercueil en bois, du métal qui crisse, des lanières de cuir qui s’effritent et leurs boucles qui tintent. Et pourtant, il les entendait - lorsqu’il ne les voyait pas en contre-plongée, en pleine séance de saignée. Le seul mot qui tournait toujours, l’enserrant comme ces ronces auxquelles il ne voulait plus succomber. Continuez. L’oisillon, sa mission, acquiesce. Les yeux du tatoué clignent alors que le vide gloutonneux s’évapore.
Pourtant, même si le gamin vient vers lui, il voit des personnes qui apparaissent brusquement derrière lui. Victor croit ce qu’il voit. Il ne songe pas un seul instant que cela puisse être le flux de ce dernier, pourtant, il sait - HYDRA a suffisamment de têtes pour s’en assurer - qu’il est capable de tours de magie de cet acabit. Sauf qu’il ne savait pas autant qu’il aurait dû savoir, il s’était arrêté plus tôt, son esprit malade n’avait pas intégré véritablement cette information. Du moins, il ne lui avait pas donné l’importance qu’elle aurait dû avoir en temps normal. Son pied se décroche de dessous l’articulation de son genou, laissant ce dernier reposer sur le sol. L’intérieur. La semelle de ses rangers crisse un instant alors qu’il tend son bras, le gamin comprend, il lui ôte son cathéter et le soulève. Il le maintient contre lui, contre ce corps froid dans lequel aucun cœur ne bat. Victor pivote et s’extrait de l’encadrement de la fenêtre.
Quatre pieds dehors, deux corps, un seul cœur qui pompait allègrement. Pas de cris, pas de plaintes, les silhouettes étaient visiblement muettes. Le tatoué n’y pense déjà plus car ils sont sortis. Chevauchée éphémère au pays de la liberté.
Victor se faisait violence à accepter ce contact. Lui aussi. Pourtant il ne sentait pas la chaleur de son corps frêle et las. Bombardé de médicaments. Weiter so ! Cette voix rauque vrombit dans sa tête alors qu’il lâche une quinte de toux par après. Le sang coule. C’est le sien, alors c’est beau…mais il ne l’avait pas vu cette fois-ci. Il avance, il descend la 164ème rue et traverse la voie à plusieurs voies (la Grand Central Parkway) pour continuer son chemin. Ne sachant pas ce que le froid fait réellement, il ne s’était pas réellement préoccupé des sensations de Sterling à proprement parler. En moins de dix minutes de marche il serait là où il voulait l’emmener. Le froid vint cependant se faire plus carnassier lorsqu’ils traversèrent cette voie, via l’accès réservé aux piétons. Quelque chose attire alors l’attention de Victor. Encore. L’oiseau goûtait à la liberté, à l’évasion, plus concrète que jamais…cette inconnue.
Mais l’oiseau frémissait. L’oiseau voulait quelque chose - et Victor n’en avait jamais réellement eu besoin sur ses épaules.
Parfois, leur présence est oppressante. Plus ils sont flous, plus ils peuvent être nombreux. Ce soir, ils sont nombreux, obscure, comme pour une économie de vie. Comme si tu étais dans une salle d'attente, sans pouvoir passer dans la pièce d'à côté, avec des tas de personnes serrées contre toi sans te laisser reprendre ton souffle. Et il en rentre plus et plus. Mes idées sont comme ça, elles s'entassent n'importe comment. Je ne suis pas certain que je pourrais mentir instantanément. Inventer, c'est quelque chose de spontané mais travestir, ça prend du temps, de l'énergie, ça vous arrache des gouttes de sueur et ça met un coup de pression sur le cœur.
De quoi ai-je envie maintenant ? J'ai envie de caresser cette ombre qui entoure l'un de ses yeux. Bien sur, je sais ce qu'est de l'encre mais ils ne dégagent pas ça. Un dauphin sur une poitrine plantureuse peu dissimulée, est-ce que ça se compare vraiment à celui qui ouvre la fenêtre bloquée d'un simple mouvement de la main. Je regarde ma main d'ailleurs, je m'interroge. Je bouge les doigts, que se passe-t-il dedans maintenant ? Je reste cependant accroché au visiteur comme l'ancre qui me permettra de ne pas quitter le port, de ne pas me perdre. Sa froideur me gagne, me fait du bien. Je n'imagine pas sa peau brûler la mienne. Je ferme les yeux, je penche ma tête vers l'avant. J'imagine le liquide entrer dans ma veine, se déverser comme un poison. Dépossédé de ses pensées, aussi infimes soient-elles... c'est guérir. Ils disent. Quelque part dans le couloir, quelque part au second étage, quelque part derrière un bureau, un sac. Avec des vêtements. Avec une arme. Avec ma carte. Je saisis mon médaillon que j'ai dû cacher tour à tour dans mes cheveux, tour à tour dans ma bouche pour pouvoir le garder.
Parfois, les yeux du visiteur cessent de briller et il se noie. Je ne suis pas attentif aux battements de cœur, je n'ai jamais pris le temps d'écouter les miens d'ailleurs. Comment supporter un bruit qu'on ne peut arrêter ? Je serre les dents. Tic tac tic tac, bim bam bim boum. Le visiteur se noie et lance un regard au-dessus de moi, comme s'il apercevait la foule des anonymes fantomatiques qui nous observent. Est-ce qu'il les voit à cet instant ? C'est dans ta tête, arrête ! Ce n'est pas dans ta tête, arrête ! Est-ce qu'on peut leur interdire de se manifester, ces parcelles de ça, de moi et de surmoi ?
Le voici parmi nous. Bienvenue ! Comme si tu étais une seconde dans un bout de ma tête, celui qui n'en fait qu'à sa tête, qui perd la tête et qui s'entête. Mais je sais qui je suis, je ne me confonds pas avec les chimères, ce sont elles qui insistent parfois. Elles sont le plus souvent visuelles, et je me rends aveugle au monde, en plu d'y être bien souvent sourd. Je m'accroche au regard du visiteur. Et il retire le sparadrap, le plastique, le fer de mon bras. Je gratte nerveusement à cet emplacement. Je ne sais pas pourquoi, il n'y a sans doute pas de raison cohérence. Je me réapproprie juste mon bras, j'enfonce mes ongles aussi loin qu'ils peuvent aller. Ça me fait du bien, je soupire de soulagement. Bientôt, il sera enflé et je pourrai le caresser, et je me soignerai seul. Un peu de contrôle.
Pas de battement nerveux, je poserais bien ma main à plat contre lui. Lui toucherait aussi le cou du bout de l'index. Je pourrais caresser le dessus de son œil et voir s'il reste aussi brillant. Je pourrais explorer comme sur une toile, balader mon doigt sans toucher, pour savoir. Enfin l'extérieur. J'inspire à fond, gonfle mes poumons à les faire exploser. Je sors peu la nuit, je n'en ai pas vraiment le droit et mes expériences by night en extérieur se sont soldées par des retours à la case prison. Lors de ma dernière escapade, j'ai cherché Jeremiah sans parvenir à le trouver. Un frisson me parcourt, je ferme les yeux pour le sentir caresser mes paupières. Comme si le temps s'était arrêté une seconde, une petite seconde uniquement pour le visiteur, pour moi, pour tous. Un arrêt sous la lune, un arrêt avec la fraîcheur du soir, un arrêt dans la course des aiguilles.
Je me rappelle alors que le visiteur est humain. Ou plutôt... je le réalise vraiment maintenant. Ses poumons à lui, que font-ils dans ce corps filiforme ? Ils essaient de s'ouvrir mais se heurtent à quoi ? La brutalité des pots d'échappement, l'air infect de l'hôpital, l'odeur de la mort ? Je ne pense pas avoir d'odeur moi, mes chimères n'en ont pas non-plus. Nous sommes aseptisés. Horreur. J'affiche une mine de dégoût à cette simple idée puis observe l'homme en évitant son regard monochrome. Les frissons se multiplient. Ils me lèchent les bras et les jambes, semblent se moquer de mon sentiment de liberté au contact du vent. Je ramène mes cheveux contre mon cou, tire sur une mèche. Trois trois trois trois.
Trois. Visiteur. Visiteur. Visiteur. Comment puis-je l'appeler autrement ? Mon poids faisant, je commence à sentir les frictions de nos peaux. Je pense aux lèvres de Jeremiah sur les miennes. Non, ce n'est pas la même chose. C'est entre ça et les doigts qui font fondre ma peau. J'ai besoin d'initier mon propre contact. Je regarde vers le ciel, tends le doigt dans la direction de l'étoile que je trouve la plus brillante. Comme si je m'adressais à elle, je dis après m'être une fois encore fait une overdose d'air frais : « Aaaaaah... »
Je m'écoute, je m'amuse. « Maaa... maaa... » J'aime qu'il me laisse le temps une seconde. « Ah.... le vi... visi-visiteur... merci... » Je laisse disparaître la dernière syllabe puis quitte mon étoile, pour l'instant. Il porte une capuche qui m'empêche de voir ses cheveux. On devrait te les couper, soupirait papa en me les brossant. Je répondais que je les aime. Je me mords la lèvre. Je pose le bout de mes doigts sur une bonne partie de son visage. Il ne disparaît pas, et son nez non-plus. Pourtant, dans la nuit, il se paraît à une créature d'outretombe. Je garde ma main sur lui, ignorant encore la réaction qu'il pourrait avoir. En fait je n'envisage pas qu'il puisse en avoir une. Bah laissez-le faire, que disait parfois mon père. Fermant les yeux, il m'arrivait d'explorer des visages du doigt des doigts, comme si je me rendais vraiment aveugle pour mieux les découvrir. Je craignais de croiser leur regard, je n'aimais pas y voir mon reflet, cette créature déformée dont ils ne cernaient pas vraiment les contours. Alors oui, j'ai même posé la seconde main sur son visage. En une seconde, comme ça...
L’oiseau s’extasie à sa façon, cible une étoile dans le ciel et même dans sa marche, le tatoué lève un peu le nez à son tour pour suivre le prolongement de son geste. Sa cadence ralentit un peu mais il continue alors que sa tête retrouve son juste alignement. Le ciel ne bouge pas, contrairement à eux. Il aurait tout le loisir de disséquer le tableau stellaire lorsqu’ils arriveront là-bas. C’était même quelque chose dont il ne pourrait pas s’empêcher, tant la contemplation de cette fraction de l’univers lui était plaisante. Une satisfaction simple, muette de discours. Une éternelle fascination pour lui car à chaque fois, il se redécouvrait de nouvelles émotions. Ça picotait un peu à l’intérieur, du moins c’était ainsi qu’il le percevait : ce n’était pas de ces ronces vipérines. Un léger engourdissement de ses sens, l’illusion d’un frisson qui le saisi, comme les prémices de quelque chose qu’il ne connaissait pas encore - et auquel il n’aurait certainement jamais accès. C’est un peu cette émotion qui le consume lorsqu’il sent cette main hésiter puis chercher à l’atteindre. Il ne lui faut pas plus de quelques centimètres, la tension de quelques uns de ses muscles pour qu’il puisse y parvenir. Victor est prit dans sa marche et sa destination, le jardinet public au bout du chemin. Alors il ne sent pas tout de suite venir la chose, c’est comme si le vent ne voulait pas lui souffler l’imminence du danger. Ce n’est pas dans son habitude, il sifflait toujours là où péril il y avait. Seule la voix de l’enfant caressa sa coquille abîmée, il l’appelle visiteur, mais il voudrait être plus qu’une apparition sauvage. Autre chose qu’une chimère, ce qu’il a toujours été après avoir quitté l’Allemagne. Ce n’est là qu’une pseudo-volonté volatile, non assumée, invisible à sa conscience. Tout ce qu’il recherche avait un nom, la reconnaissance. Si quelqu’un le respecte et tente de le comprendre, c’est que ce quelqu’un est différent. Digne.
Le tatoué ignore toujours que le garçon à la crinière de feu est un homo superior, quant bien même ce détail avait été mentionné sur le rapport. Lire, il aimait ça, moyennant que ce soit la passion qui coulât sur les lignes. S’abreuver d’une encre de nuit qui n’était pas la sienne. Alors non, ces caractères-là, déposés sauvagement sur ces trames blêmes, il ne les supportait pas vraiment. Son esprit avait refusé d’accepter ces informations, préférant altérer par la suite. L’esprit lui avait simplement dit qu’il était particulier. C’est mieux ainsi - il a du mal avec eux, c’est évident, ils sont contre-nature. Le divin les dépasse. Il ne supporte pas ceux qui crachent ou ferment les yeux sur le Très-Haut, peu importe quel nom il emprunte et quels qu’ils soient.
Malgré tout, sa réaction se fait vive. Il chassa sa main comme si une arme affûtée avait été prête à lui limer l’épiderme. Non, même une lame quelconque ne l’aurait pas fait réagir ainsi. Le contact est déjà difficile à supporter, le simple fait de le soulever au dessus du sol et d’être son véhicule dans ces champs de la liberté. Pourtant, oui, il ne sent pas à proprement parler ce contact. La proximité le dérange. Ça lui fait mal. Il le déposa par terre sans réel empressement comparable à celui d’une personne en colère, le toise un instant avec distance. « Plus. Jamais. » L’émeraude n’est pas plus fêlée que d’habitude, elle insuffle simplement quelque chose de profond et de sincère, de différent et qui perce. Un dard sans poison qui venait de percuter l’adolescent, qui prenait maintenant le froid et la crasse sous ses pieds dénudés. C’est un mur glacé auquel il s’est heurté. Narciso ne rajoute rien, il ne bouge pas. Puis son regard se dirige vers le sentier à emprunter, la direction à suivre. Dans la fraîcheur nocturne, son souffle mimé ne fait pas de buée. Il est une apparition figée dans une réalité distordue. En complet décalage, éternel qui plus est.
Sans réelle raison, cet événement lui chamboule les pensées. Le remerciement prononcé plus tôt par Sterling et supposé avoir été volontairement négligé s’immisça de nouveau en lui. Merci, merci, merci…non, il n’aime pas ça non plus. Merci pour tout, merci pour rien. Merci mais jamais sans en souffrir. Personne ne le remercie. Il ne le remerciera pas non plus de lui avoir fait mal.
Il a l’impression de l’avoir vu grelotter un peu. Victor ne sait pas s’il doit faire ou ne pas faire. Alors il repousse ce choix aux minutes qui suivront. Il semble ignorer, fléchit les genoux suffisamment pour qu’il puisse grimper sur son dos. « Viens, » lui intima t-il d’une voix aussi faible que doucereuse. Il ne veut pas faire la même erreur. Ou alors il préfère la faire différemment, si s’en était vraiment une (Santa Muerte, qu’en penses-tu ?). Le gamin finit par s’exécuter et il le fit s’envoler une nouvelle fois, poursuivit sa route sans un mot. Les bras de l’oisillon sont autour de son cou, il lui semble être plus aisé de poursuivre sans avoir à supporter son regard sur lui. Le poids, qu’il ne jauge pas, lui suffit. Moins de cinq minutes plus tard, ils sont arrivés. L’aire de jeu pour enfants, bordée de verdure. C’est sur une parcelle de plancher végétal qu’il le laissa redescendre de son perchoir. Là, le visiteur s’écroule volontairement par terre, fesses en première ligne, jambes un peu écartées et étendues. Il orienta son visage vers celui du rouquin, encore debout. Un nouveau flux de pensées ruminatoires. Victor baisse de nouveau la tête lorsque lui revient ce fameux dilemme. Il hésite encore à agir. Ça le rend nerveux. Un peu.
Puisqu’il ne parvient à dire, il finit par céder à son élan de ce que beaucoup appelleraient générosité. Regard fuyant. Cela dure quelques secondes avant qu’il ne daigne ôter son manteau et le lui tendre prestement, l’air un peu gauche. Il croise ses perles brièvement avant qu’elles ne prennent de nouveau la fuite. Ce dernier, ouvert pour qu’il puisse reposer sur ses épaules s’il en avait envie. Lui porte toujours le sweat dont la capuche lui recouvre encore la tête. Cet atour qu’il lui offrait, il n’en avait pas vraiment besoin. Moins que lui…assurément. De nouveau, il fuit. Son regard mais aussi son esprit tout entier. Il croit entendre les battements d’ailes d’un oiseau, sa tête bascule en arrière alors qu’il cherche sans cultiver d’espoir. Le monceau de tissu noir qui lui servait de couvre-chef s’échoue à son tour derrière sa nuque, alors qu’il tenait encore le manteau du bout de ses bras. Du moins il croyait.
Ma main est comme séparée de mon corps, elle cherche. Elle cherche quelque chose sur le visage de celui qui n'a pas de cœur, ou sur le cœur de celui qui n'a pas vraiment de visage. Elle cherche une solution à une question qui n'a pas encore de mots. Le visiteur a des traits dévorés par la pénombre, comme si les ombres habillaient constamment son visage. Ses longs doigts et son corps filiforme me font penser à un personnage de fiction. Mes doigts sentent sa peau, il est consistant, il est vrai. Il existe.
J'ai comme... l'impression... de rentrer en contact avec l'une de mes illusions. Ça a quelque chose de surnaturel, de fantastique, de merveilleux. Ma seconde main vient accompagner la première. Je ne le regarde pas, je n'ai pas envie de croiser son regard inquisiteur. Je veux juste le voir du bout des doigt, je veux comprendre comment il est fait, je veux comprendre les conteurs de son visage, je veux le lire du bout des doigts, sa peau glacée contre mes mains qui tremblent. C'est une rencontre avec une part de moi-même encore inconnue, qui me joue souvent des tours. Un sourire étire un bout de mon visage, cette perspective ne me laisse pas indifférent. Parce que les monstres ne ressemblent parfois pas à des monstres et pourquoi faudrait-il que ceux qui y ressemblent en soient ?
Ils ne savent pas eux-mêmes... du moins, ils ne semblent pas se rendre compte de leur état. Parfois, j'ai peur de ne pas exister vraiment non-plus. Je me sens épuisé, ces derniers temps, j'ai cru que le cours de ma vie avait été arrêté par un barrage de réalité. Le songe de mon existence aurait pris fin avec le réveil. Soudain, il dégage ma main. Quoi ? Il ne peut pas, il n'en a pas le droit ! J'écarquille les yeux, pris d'une détresse soudaine. Il me chasse comme je chasse ceux qui ne sont pas vraiment là. Mon visage se tord dans une moue de mécontentement. Personne n'est près de nous pour lui dire « Laissez-le faire ». Je ne peux pas jouir de mes avantages, je ne peux pas lui posséder... seulement quelques instants de plus ! J'attéris sur mes jambes, chancelle une seconde et me mets à fixer la silhouette avec mécontentement. Mes doigts se tendent, se plient, se tendent, dans le vide. J'aurais envie... j'ai besoin de...
« Plus. Jamais. » Je secoue la tête. J'essaie de chasser ces mots qui veulent faire irruption dans ma tête. Il ne me fait pas peur, il me fait mal. Parce qu'il n'est pas comme tous les autres. Il a quelque chose d'impressionnant par son inhumanité, il a ce je ne sais quoi de vide et de profond à la fois, comme une énigme qui me supplie de me pencher au-dessus d'elle. Je fronce les sourcils, passe la paume de ma main contre mon front. Plus jamais. Jamais. C'est si loin jamais, il ne faudra plus jamais faire ça. Il ne faudra plus jamais aller là. Il ne faudra plus jamais dire ça. Jamais ! Jamais ! Je laisse basculer mon visage vers l'avant. Jamais, jamais, tu entends ? Oui j'entends, et alors ? Jamais jamais !
Mes lèvres se desserrent mais pas mes dents. Les sons sifflent entre ces dents comme un frisson dû au froid « Jaaa... Jaaa... » Mon regard se perd sur nulle part. C'est mon endroit préféré. Le monde du rien, tous ces points invisibles. Mes doigts gesticulent à nouveau dans tous les sens. Jamais. Jamais. « Jaaa... » Je regarde dans sa direction, mes yeux coulent le long de ses traits imparfaits, s'enfoncent dans les ténèbres de sa capuche. Les rayons de la lune le cherchent péniblement. Jamais. Jamais!La buée s'échappe de mes lèvres et je tends à nouveau la main dans sa direction, sans cependant le toucher cette fois.
Je cherche la chaleur de son corps qui s'échappe. Il ne se passe rien. C'est merveilleux, il ne se passe rien. Il est suspendu dans le temps, suspendu dans l'espace, suspendu dans la réalité. Je pivote sur le côté, baisse le regard sur mes pieds sur le béton froid. Je pose un genou sur le sol et y pose ma main à plat. Comme une feuille de papier grainée, ce qui est lisse ne l'est pas. J'ouvre grand les yeux, admire les perlettes d'une pluie passer couvrir par endroits le béton. Les meurtrissures de la ville se voient facilement, même si on ne parle pas des extraterrestres ou des impacts de balles. Même mes pieds sont un viol pour la ville qui essaie de reprendre son souffle pendant la nuit. Mais New York ne dort jamais, alors elle s'épuise. Et c'est alors qu'elle offre ce qu'elle a de pire au creux de l'estomac, elle vomit sa fatigue et son amertume sur ses habitants. Elle vomit la crainte et le danger sur tous ses enfants. Je caresse les grains figés du bout de l'auriculaire, lève les yeux vers le visiteur comme pour lui faire partager tout ça. Jamais. Jamais. Mais tu vois tout ça toi aussi, n'est-ce pas ? Dis-le, comme ce monde te semble aussi immense, immense de détails que tu as besoin de connaître. Londres n'est pas pareille, elle est plus clémente. Elle respire mieux, elle ne cherche pas à ce que les yeux se posent sur elle, elle veut juste vivre. Loin de sa petite sœur brillante, éclatante... qui ne dort jamais.
Je l'observe avec curiosité quand il se penche, m'invitant à me caler dans son dos. Je pose les mains à plat sur le sol, pensant naïvement que ça lui fera du bien de ne pas sentir la chaleur de mes mains, la chaleur de ma vie. Je pique du nez, frotte mon visage et me redresse. Plus jamais. « Jaaa... J... ja ja... mais ? » Je fais un pas en arrière. Je l'observe, prenant mon temps puis finis ma caler mes mains et mes jambes contre lui. Je noue mes bras autour de son cou. Mes yeux se ferment par intermittences mais le souffle discret de la nuit me pousse à ne pas sombrer dans un sommeil sans rêve. J'ai dormi, trop dormi là-bas. Je ne dors pas plus de trois heures par nuit habituellement. C'est un rythme normal pour moi, je ne suis pas insomniaque. Mais quand les cycles de sommeil que j'ai adoptés depuis petit ont été jugés incompatibles avec une vie saine... pourquoi faut-il rester abruti dix heures pour être jugé sain ? Dis-le moi ?
Je balade mon regard autour de moi pendant ce trajet. Je garde mon visage loin de son dos et profite finalement de son vêtement pour y poser la joue comme sur un simple chiffon, un tissu quelconque. Finalement, j'accentue ma prise avec mon bras droit et dégage le gauche. Je pourrais parcourir son cou, sa joue mais je ne le fais pas. Cet autre moi, lui, le visiteur, il n'aime pas ça. Je comprends... pas du tout. Qu'est-ce que ça lui fait à lui ? Je veux le sentir, qu'il me dise. Je veux comprendre... Mes pieds rejoignent le sol. Je demeure dans la même position pendant plusieurs secondes, les genoux légèrement fléchis, regardant autour de moi. Je n'ai pas le droit de sortir, normalement. Je regarde du coin de l’œil le Visiteur qui tombe au sol. Aucun réflexe ne me pousse à essayer d'empêcher cette chute volontaire. Je reste parfaitement immobile. Mes yeux roulent dans leurs orbites. « C'est lui ? C'est lui ? » Un chuchotis dans la nuit. Je ne sais même pas si je suis le seul de nous à l'avoir entendu. Je pivote brutalement sur le côté. « C'est lui ? C'est lui ? » Je n'en sais rien, qui il peut être. Ce que je sais, c'est ce qu'il n'est pas. Son cœur ne bat plus. Peut-être ne suis-je qu'au cœur d'un rêve clandestin, qui essaie de traverser la mer médicamenteuse vers l'Eldorado : la conscience. Les illusions aiment bien ça... se joindre au réel. Et elles ne préviennent pas, elles se camouflent.
Une forme sombre apparaît dans mon champ de vision, il a retiré son manteau. Qu'il me tend. La chair de poule couvre mes bras. Je regarde vers lui, crois croiser son regard et je tourne brutalement la tête. Je ne veux pas voir ce qu'il y a là-dedans. Ça me fait trop mal de voir ce qui se passe là-dedans... Je fronce les sourcils, il lève les yeux au ciel, laisse tomber cette capuche qui lui couvrait les cheveux. Du moins le crus-je à un moment donné. Je bascule sur mon pied gauche. Je tends la main vers lui, la rapatrie vers moi. Je me mords la lèvre inférieure. Fais un nouveau pas sur le côté jusqu'à me retrouver derrière lui. Je pose les mains sur ma bouche, comme pour masquer une surprise que... de toutes façons... je ne pourrais pas cacher. Finalement le seul son que je peux produire est un « oooow... » admiratif. Je finis mon tour. Tends le bras dans le vide. Une créature apparaît. Sans bras. Sans peau, juste composée d'ombres et de quelques rayons de la lune qui laissent apercevoir des yeux bleus et une chevalière sur l'annulaire droit. Je ne sais pas pourquoi. Il sourit au Visiteur, et il lui demande sans plus de cérémonie : « D'où est-ce que tu viens ? » Je finis mon tour, comme laissant deux inconnus mener leur conversation et finalement, je prends le manteau en prenant garde de ne pas toucher ses doigts. Je m'assieds à même le sol et m'en entoure. Je les regarde comme s'ils allaient mener une véritable conversation. J'aimerais bien que la créature ressemble au visiteur mais ce n'est pas possible pour l'instant. Mon esprit divague vers des idées, tellement d'autres idées. Ma tête bascule vers l'avant. J'ai la nausée, je passe mes mains au-dessus de l'herbe fraîche et caresse mon visage, mes yeux surtout. Je les relève vers eux. Je cale mon index sur ma tempe, avec un sourire en coin, comme pour répondre à la question de ma propre créature. Elle s'en rend compte et se tourne vers moi. C'est lui, c'est lui.
❝Los elefantes ne saben que son rosos❞ Sterling — Victor
Des murmures dans la nuit. N’est-ce pas ce qu’ils sont, au final ?
Il délaisse l’oisillon de cette attention qu’il s’évertuait à maintenir, semble être plutôt happé par ces manifestations extraordinaires qui ne portent ni visage, ni jugement. Victor cherche des yeux l’origine, ne la trouve pas. Cela fait déjà quelques secondes et aucune inquiétude ne semble vouloir germer dans ce cœur menacé par les ronces - en était-il seulement capable ? Le rouquin glisse derrière son dos alors qu’il n’a toujours pas attrapé ce manteau qu’il lui tend, chose qui semble perturber l’enfant fou qui, lui, commence à incliner ces mains occupées vers le sol. Là, pourtant, c’est la voix de l’autre, celui qui a les traits clairs et la chevelure enflammée, qui s’élève derrière lui. Figé dans l’instant, l’allemand laisse seulement ses perles glisser vers la créature, muet. Cette dernière lui pose une question à laquelle il ne semble pas vraiment réfléchir : le pauvre garçon est déjà à se demander comment une telle apparition pouvait subsister et ainsi s’adresser à lui. L’oisillon à la coquille brisée s’empare de son dû alors que la brise légère file à nouveau entre les doigts de son légitime propriétaire. Ces mains qui s’inclinent peu à peu avant de se poser telles des feuilles mortes sur leur tapis de verdure.
Ce n’est pas un être de l’au-delà. Ce n’est pas quelque chose de matériel. Pourtant…c’est là, devant toi.
Cette impression qu’il a n’est pas prête de s’évanouir. Excluant naturellement l’hypothèse que ce soit le pur produit d’un mutant, que l’oiseau de feu en soit un, les lèvres glacées s’animent par une question. « C’est de la magie ? » Elle est dédiée à qui voudrait l’entendre et surtout, y répondre. Il ne saisit pas ce qui se passe sous ses yeux. L’invisible ne ressemble pas à ça. Était-ce un étranger ? L’œil affûté de l’élu descend vers ce doigt duquel brille une bague. Lorsque ça brille autant, Victor est hypnotisé. L’éclat argent reflète les rayons lunaires, provoque en lui quelque chose. Il la veut.
Pourtant il ne se lève pas immédiatement puisque ce qui semble constituer la tête de la créature s’incline vers le garçon qui est assit à ses côtés. Par mimétisme, ce geste est reproduit par le Visiteur. L’écho de la créature l’amène à penser qu’elle a voulu se jouer de Sterling, de lui aussi. Mais surtout de ce qu’il considérait comme un enfant, plus que sa mission. Victor se redresse un peu, ne quitte pas des yeux le seul vivant qui l’entoure… un sourire ? Il a comprit.
« Il n’a pas le droit de parler à ta place. », dit-il sur un ton à nuance revendicative, « Ce n’est pas toi. » Le premier degré. Croire ce que l’on voit…bel enfant.
Mais… Sa langue se délie.
L’imposteur n’avait pas besoin de parler à sa place. Si l’oisillon voulait s’exprimer, il fallait qu’il le fasse de vive voix. Lui aussi il parlait mais pas sans difficultés. Il ‘vivait’ avec la menace perpétuelle, celle des ronces, du Mal qui voulait lui grignoter l’âme à tout instant. « Lui, je ne sais pas d’où il vient. », avoua t-il, ce qui lui donnait certainement une bonne raison de ne pas répondre à la question posée. Il n’y a pas d’échange équivalent. Même les spectres avaient plus de valeur à ses yeux, moyennant qu’ils soient porteur d’une essence spirituelle quelconque. Cette créature qui leur faisait face n’avait rien de tout cela. Ce n’était qu’une ombre…une ombre qui avait une chevalière qui…
Il s’est déjà relevé pour aller toucher la créature au niveau de sa main qui brille toujours. Une main cadavérique fauche l’air. Le vide ectoplasmique se résout à cracher une fumée noirâtre entre ses doigts, dissipant l’illusion. « Il a menti. » Ça ne lui fait pas mal de le savoir. Il est presque satisfait - parce qu’il n’est plus là. « Pourquoi tu le laisses mentir ? », qu’il demande aussitôt en pivotant dans sa direction, si bien qu’il serait capable d’interpréter ces mots comme un reproche. La curiosité est le véritable maître mot, celui qui court sur ces mortelles lacunes. L’élu se rappelle alors du père de l’adolescent, de cette âme qu’il a veillé avant qu’elle ne daigne venir à lui. Comment vivait-il la mort ? Une autre question qui ne s’échappe pas encore de ses lèvres, scellées dans un mutisme quasi-religieux. Qui pourtant parcourait son psyché malade à vouloir en rappeler l’âme du défunt à ses côtés.
Des murmures dans la nuit. N’est-ce pas ce qu’ils sont, au final ?
De la magie... Je n'ai jamais vraiment cru en la magie, je ne sais pas bien pourquoi. Sans doute parce qu'elle s'endort dans des draps de mystères et qu'il y a trop de choses qui m'échappent pour que je m'intéresse à un art qui s'exécute dans l'inattention de l'autre. N'est-ce pas que cela, la magie ? On m'a toujours dit qu'il y avait un « truc » dans la magie. Et si vraiment il n'y en a pas, s'ils se sont trompés, s'ils se sont répétés ce mensonge pour se rassurer, alors je ne connais pas la magie. Ces gens, ces créatures, ces sons, ces parfums, ces idées... elles ne sont que des idées justement. Des idées que je partage parfois. Et souvent, elles ne sont que pour moi. Elles sont là, ignorant comme moi pourquoi exactement.
Souvent, elles sont une extension de mes pensées, une partie de ma raison endormie, de mon bon sens, et d'autres fois, elles ne sont qu'un mélange de souvenirs, d'imaginaire, d'un je-ne-sais-quoi supplémentaire... Cet homme-là, je ne peux pas encore lui créer un véritable corps mais il a ce qui compte le plus, il a une voix et des mots, comme le Visiteur. Il a les mots et rien qu'avec ça, il peut exister. Alors, même si ce n'est qu'à mes yeux, même si ce n'est qu'à ceux du Visiteur, il existe. Peut-être est-il magique, je ne saurais pas vraiment répondre à cette question... Je ne veux pas essayer d'y répondre, finalement. Ma créature se tourne vers moi quand mon index percute ma tempe, je lève à nouveau les yeux sur eux. Je fronce les sourcils aux mots du Visiteur.
Mon regard fouille le vide un instant avant de se reposer sur lui. Il l'est. Ils le seront toujours davantage que je ne le suis moi-même. Ils sont tous moi, non ? C'est bien pour ça que je ne me formalise pas de leur présence, de leurs absences, et parfois de leurs attaques. J'entrouvre les lèvres pour lui répondre et ouvre finalement les mains paumes en l'air, en signe d'incompréhension. Que veut-il me dire exactement ? « Il... il... » J'agite ma main droite, dessinant de petits cercles dans le vide pour trouver la formulation que je cherche puis abandonne pour simplement lui dire : « Il l'est, s... si. »
Je me remets debout en tachant de garder le manteau autour de mes épaules. J'ouvre grand la bouche et expire fort, laissant un fin filet de chaleur quittant mes lèvres dans le froid avoisinant. Je glisse ma main dessous et viens en mettre une autre au-dessus, comme pour protéger le secret du regard du Visiteur. J'esquisse un sourire et baisse le regard, gardant les mains bien fermées l'une au-dessus de l'autre. Je m'approche de lui, le regarde lever la main, garde une distance de 10-15 centimètres entre ses doigts et mon regard alors qu'il traverse la bague. Que vraiment de membres, que des ombres, que des lumières, pourquoi vouloir attraper ça ? Je regarde la bague à mon tour et ferme les yeux. « Il a menti. » Non, ils ne mentent pas, ils ne mentiront jamais !
Je secoue la tête, ouvre les yeux sur le Visiteur. « Ils ne... ne... ne... ils ne m... mentent j... ja... jamais. » lui dis-je, sans comprendre comment il peut oser dire ça d'eux. L'illusion disparaît et j'ouvre enfin les mains. Je laisse apparaître une craie blanche, factice, que je fais semblant de saisir entre mes doigts. Je joue quelques instants avec puis lève les yeux sur le Visiteur. « Tu... tu... » Je me retourne, lui tourne maintenant le dos. Je dessine dans le vide, colorie sans que quoique ce soit apparaît sous le trait. « … es … » Je m'applique et laisse tomber la craie dans la pénombre. Je me retourne vers Victor, pose les yeux sur son corps, ce corps privé d'un cœur qui bat. « réel ? » Je tends la main dans sa direction. L'éléphant que j'ai dessiné se trouve derrière lui et le traverse, je fais quelques pas, il vient s'installer entre nous. N'est-il pas qu'un rêve ?
Des murmures dans la nuit. N’est-ce pas ce que nous, nous sommes, Visiteur ?
❝Los elefantes ne saben que son rosos❞ Sterling — Victor
C’est une réponse que l’enfant malade veut, même si les faits ont prouvé qu’il s’agissait d’un doux mensonge. Et pour cause, sa réalité s’était évanouie entre ses doigts à l’instant, lui rappelant - sans pour autant que ce soit intégré - que les choses qui se voient ne sont pas toujours à portée. Victor est particulièrement frustré de savoir qu’il n’aura jamais cette bague à son doigt, comme il ne semble pas accepter les arguments de l’orphelin à la crinière de feu. Il y a une réponse qui ne vient pas, celle qui est en lien avec la magie. Est-ce qu’il sait et ne veut pas le dire ? Ou l’ignore t-il lui-même ? Allez savoir. Victor demande à ce garçon quelque chose à laquelle il ne saurait pas répondre si la question lui était renvoyée. À ses yeux, ce n’était que la marque du divin, il était l’élu. Il n’y avait pas plus. Il n’y avait pas moins. Le squelette bicolore est guidé et ne se pose pas plus de questions. Il y croit… c’est sa foi, celle que personne n’a le droit de discuter, pas même lui. Le visage du Visiteur s’incline vers Sterling, qui cherche naturellement ses mots. De ses perles émeraude, il le fixe, coi de toute revendication supplémentaire. Pour le moment. Il sait écouter pour ceux qui le méritent. Après tout… l’oisillon avait été enfermé dans ces locaux, il a le droit d’avoir son attention, et ceci dépassait le cadre de la mission qu’on lui avait confiée. Encore une fois, personne n’était habilité à lui donner des ordres. Il les suivait uniquement s’il le souhaitait, en trouvait l’intérêt. La seule mission qui lui était confiée était divine.
L’air frais caresse sa peau mais il ne le sent pas. Ses lèvres glacées s’entrouvrent à la réponse de l’adolescent. Si l’Ombre était l’Enfant… pourquoi une telle ombre vivrait-elle donc en lui ? Et cette chevalière en argent… si elle n’était pas réelle, elle l’était peut-être quelque part… ailleurs ? Narciso fronce un peu les sourcils, son regard scellé au sien cherchant toutes ces réponses auxquelles il n’avait pas accès. Il cligne deux fois des yeux, laisse son regard se perdre dans la pelouse. « Pourquoi il est toi ? », se risque t-il à demander, ne comprenant pas pourquoi une pareille ombre pouvait faire partie du gamin qu’il avait tiré de son lit d’hôpital. « C’est peut-être lui qui est toi… », souffle t-il un peu plus bas, l’air absent. Il touche ses doigts, là où la bague lui a échappé, l’œil captivé par son ouvrage. L’Ombre n’existe plus lorsqu’il lève le nez.
Ils ne mentent jamais. Si seulement…
Le tatoué s’avance un peu, fait dos à l’illusion. Peu après, il tire son menton vers le ciel, qui le rappelle à sa contemplation. Les bijoux qui ornent son visage brillent eu aussi, son nez et ses oreilles sont marquées par une lueur d’argent. Et ses yeux. Toujours. La question n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. La question n’est pas prise à la légère. Il ne se contenterait pas d’un simple « oui », comme le commun des mortels. Pour Victor, c’est une question difficile… et qu’il s’est parfois posée, et à juste titre.
Toujours dans la même position, il lui répond. « Je sais pas. Creo que sí. » Il replace correctement sa tête et esquisse un franc sourire lorsqu’il voit un éléphant, rose qui plus est, se placer entre leur silhouettes respectives. Victor fait un pas et se laisse tomber à genoux par terre, épiant tel un enfant l’essence de Sterling - car pour lui, ce n’était pas une création proprement dite, non : c’était lui ! Le rouquin ne mentait pas, lui non plus, si on suivait son raisonnement. Alors il y croyait. Victor n’aime pas les menteurs, ils le rendent différent, plus… méchant. Mais le bicentenaire apprécie la présence de l’oisillon aux ailes blessées. Il ne s’en rend pas encore bien compte, c’est une façon pour lui de se protéger. Lorsqu’il aime, il détruit. Alors laissons-le loin de ces pensées qui questionneraient la nature de la relation ou la qualité de certaines émotions. Des émotions qu’il ne semble pas avoir. Sensations que son psyché effacent au plus vite, de peur de le revoir basculer. Protégeons l’élu, c’est tout ce qui importe.
L’homme tire sa main vers l’éléphant, prêt à le toucher. Il s’arrête cependant dans son geste, se rappelant de la façon dont la main de l’Ombre avait fini. Aimer… détruire… il ne voulait pas détruire ça. Victor la ramène à lui, ses épaules sont affaissées et sa tête est penchée sur le côté, les yeux toujours rivés sur l’éléphant. « Tu es beau. » La faible aura rosâtre s’épanche dans l’obscurité. L’enfant fou ne sait pas pourquoi, mais il veut savoir maintenant. Ça sort, il faut que ça sorte, et il ne regrette pas. « Est-ce que tu es triste ? » Il ne regrette jamais. S’il te plaît… ne me mens pas…
Je ne mens pas, je les ai vus. Ils ne mentent pas, ils me voient. Parfois ils semblent ressentir les émotions comme moi, plus fort que moi même. Ils laissent leur visage se tordre sous les expressions que je n'identifie pas, ils sonnent faux mais ils ressentent aussi fort qu'ils le peuvent. Ils poussent des cris, comme les gens, ils pleurent parfois, comme les gens, ils sourient à pleines dents, comme les gens, ils ont peur, comme les gens.
Est-ce parce que leurs larmes ne trempent pas leurs doigts qu'ils n'ont pas de la peine ? Je les vois, je les vois souvent, et rien de ce qu'ils expriment ne me semble factice. Pourquoi seraient-ils plus faux que le Visiteur ? Parce qu'ils n'ouvrent pas les fenêtres ? Parce qu'ils n'auront jamais froid ? Mais ils ne feront pas semblant de frissonner, ils ne simuleront pas le bleu de leurs lèvres. Ils n'existent pas mais dans leur inexistence, ils ne peuvent pas mentir. Pourquoi le feraient-ils ?
J'essaie de lui dire, je le lui dis même. Je lui dis avec des balbutiements, avec des inexactitudes, avec des hésitations, avec des phonèmes maladroitement multiples. Mais je. Je le lui dis. Je le lui fais savoir, c'est ce qui compte le plus. Tout ce monde intangible, il existe vraiment. Cette fantaisie n'est pas qu'un rêve lointain, elle ne demande qu'à vivre. Il veut naître, il veut exister, ce monde que tu connais. Quand tes paupières pâles s'abattent sur ces yeux sinistres et sans fond, n'entrouvres-tu par les portes de cet antre ? Pourquoi refuser ce que tu ne peux pas voir ? Tu es un Visiteur, tu es un autre fantomatique. Et ton cœur ne bat pas, ou ne bat plus. Je ne m'inquiète pas de ton corps mort, il m'émerveille. Est-ce que je devrais avoir peur de toi, de ta déception ou de ta colère ? Je n'en sais rien, est-ce que je devrais ? Il faut, il faut... Il faut tellement de choses, pas vrai ? Ne pouvons-pas nous contenter d'exister pour nous-mêmes quelques secondes ? Juste quelques secondes de liberté ? Je lève les yeux au ciel. Une seconde entre la vie et la mort, une seconde sans être soumis aux lois du monde. Une seconde avant que le feu n'emporte tout. Une seconde hors du temps. Juste une seconde, pour prendre le temps de réaliser ce qu'on a à perdre.
Pourquoi ? Mais nous ne sommes pas... Il est une extension d'une pensée, d'un sentiment ou d'un souvenir. Mais je crois parfois qu'il est aussi des résidus, des traces de ce que les autres ont pu laisser sur moi, ce qui m'a changé trop sensiblement pour que je m'en rende compte, ce qui trotte dans un coin de ma tête sans que je sache organiser ces pensées, ces réactions. Ils n'ont pas toutes ces barrières, tu vois ? Ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Ils peuvent dire ce qu'ils veulent. C'est moi leur chimère. « C’est peut-être lui qui est toi… » J'approche mes doigts de ceux du Visiteur sans les toucher. Peut-être a-t-il raison ? Est-ce vraiment important alors que nous sommes tous ici ? Je hausse des épaules, je ne sais pas. Et je ne voudrais jamais le savoir.
Je me mets à le regarder, à le détailler avec intérêt alors qu'il lève le nez vers le ciel. Alors que le froid semble s'arrêter sur sa peau lisse. Il semble incertain lui aussi. Les chimères savent-elles qu'elles le sont, après tout ? Parfois, j'ai l'impression de les sentir, de les toucher comme je les entends. Depuis que nous marchons dans la même direction, ils ne sont plus violents. Pas avec moi. Ils ont tellement essayé d'attirer l'attention, tellement. Le Visiteur est peut-être faux. Mais le faux ne me dérange pas. Je manipule la silhouette rose, la fais se mouvoir avec lenteur. Il avance sa main et la retire. Vas-y, touche-le, il ne disparaîtra pas, ce ne sera que comme passer sa main que de l'air, dans la brume. Il n'a pas mal, vas-y, ose. J'esquisse un sourire au moment où il lui parle. C'est vrai qu'il l'est, j'apprécie sa présence. Je le fais gagner en volume, peut-être sera-t-il celui qui touchera le visiteur et non l'inverse ? Je fronce les sourcils quand il demande alors « Est-ce que tu es triste ? »
Je pince les lèvres, le temps de réfléchir un petit moment. Moi ? Pourquoi je le serais ? Est-ce que je devrais être triste ? J'écarquille les yeux une seconde avant de les fermer. Je me suis trompé, une fois encore. Dans ces us et coutumes, dans ces règles. Mais est-ce qu'on peut apprendre à être triste ? Je rouvre les yeux sur le Visiteur. Ma voix parle sans moi, pour lui. « Non, pas du tout. Je dois être triste ? » Je me repose sur le silence qui suit, une seconde. Entre la vie, et la mort. Mentir. Mentir. Mentir. Je ne te mentirai jamais.