Il en fallait beaucoup à Qadir pour ne serait-ce que se mettre à la place de Jane, qui, pour le coup, devait tout apprendre, et assimiler les choses qu’il lui disait. Mais il était animé par le désir de retrouver sa femme, et c’était quelque chose dont il ne pouvait s’empêcher. Il l’aimait tellement, et l’avoir cru morte, fut une expérience qu’il ne voulait pas recommencer. Qadir avait perdu tellement de temps loin d’elle, qu’il voulait reprendre le cours de sa vie laissé sur pause pendant six ans. Acheter une maison, vivre avec elle, puis pourquoi pas fonder une famille, qui était, peut-être, le rêve ultime de l’égyptien, qui ne cessait d’y penser à l’époque. Mais voilà, il comprenait tout doucement ce qu’elle pouvait ressentir, ce qui était déjà une grosse étape pour le mutant.
Revoir son jugement sur elle, revoir sa façon de pensée, ses approches, lui laisser du temps. Des principes moraux qu’il se devait d’avoir, d’adopter pour l’apaiser, pour qu’elle soit en confiance totale à son égard. L’espace d’un instant, Qadir se demanda ce que cela pouvait bien faire que de se retrouver dans pareille situation. Se réveiller un jour, ne plus se souvenir de son passé, développer une identité au travers d’une vie qui n’était pas la sienne, puis apprendre ce qu’au final, inconsciemment, tu savais depuis toujours : Prendre conscience de ton ancienne vie.
Qadir trouvait cela déroutant, à mesure que le silence s’installait entre eux. Alors elle… Ce devait être effrayant, et lui, il ne cessait de l’harceler pour retrouver son Emma. Comme un enfant que l’on sermonne, Qadir baissa la tête, regardant ses lacets, avant de finalement prendre avec douceur la main de Jane. Il la serra délicatement, avant de murmurer tout bas : « Je crois que je commence à comprendre doucement… »
L’égyptien releva son visage pour plonger son regard noir plein de chaleur dans les yeux ni bleu ni gris de la belle blonde. Qadir finit par sourire, avant de lever son autre main pour lui frôler le bout du nez comme il aimait le faire à l’époque, d’un air taquin, avant de lui dire un peu plus fort : « On va prendre le temps alors… Enfin, je vais te laisser le temps, et t’aider du mieux que je peux… » Il inspira profondément, trahissant l’effort qu’il était entrain de faire, pour ajouter : « … Jane. »
Il lâcha la main de Jane, avant de finalement se relever pour retourner dans la boutique. Tout cela était assez dur pour lui aussi. Il lui fallait faire le deuil de son amour perdu… Car il ne savait pas s’il reviendrait. Peut-être devait-il apprendre à connaître Jane, et à l’aider à se retrouver, à construire un semblant de vie après tout ce qu’elle semblait avoir vécu ? Il n’en savait rien. Et pour tout vous dire, l’idée de devenir l’ami de la femme qu’il aime sous prétexte qu’elle ne se souvenait plus de lui, le dégoûter, le révulser, il ne pouvait l’imaginer.
Qadir comprenait alors pourquoi elle, elle flippait, mais il comprenait surtout pourquoi il avait été dans l’aveuglément le plus total. C’était tout aussi dur que de la voir revenir à la vie après toutes ces années. Il se frotta les yeux, avant de finalement s’asseoir sur la chaise qu’il avait précédemment quitter, le regard perdu quelque part dans la boutique, sans trop savoir où, mais surtout sans rien voir réellement. Sa tête était lourde de pensées, et son cœur saignait. Machinalement, il baissa la tête pour y voir un Tasbih sortir d’un livre probablement laissé là par Saad. Ses doigts vinrent caresser les perles, et un sourire vint se perdre sur ses lèvres.
Dans le silence qui s’installa entre eux, Jane pouvait sentir le vent tourner. Quelque chose dans l’attitude de Qadir semblait s’être résigné. Cela n’enlever rien au malaise entre eux, du moins, jusqu’à ce qu’il détourne le regard et ouvre la bouche. Il gardait sa main dans la sienne, sans qu’elle n’y oppose d’objection particulière. C’était comme se tenir à une ancre mais sans savoir qui de lui ou d’elle était le navire dans la tourmente et qui était le point d’attache stable. Peut-être étaient-ils un peu des deux l’un pour l’autre au final.
« On va prendre le temps alors… Enfin, je vais te laisser le temps, et t’aider du mieux que je peux… », cette phrase lui prodigua un profond sentiment de soulagement. Elle ne savait pas jusqu’à quel point ils pouvaient se comprendre l’un l’autre mais il y avait là la promesse d’au moins essayer. Du moins de la part de Qadir. « … Jane. » « Merci. », fit-elle avec un sourire plus doux, moins embarrassé que depuis le début, « Je ferais de mon mieux moi aussi. »
Ça ne valait pas un oui devant l’autel mais c’était une forme d’engagement réciproque aussi. Une promesse tacite qu’autant que possible, elle n’allait pas disparaître dans la nature et retourner à l’état d’épouse décédée. Du moins pour aussi longtemps que ses journées se suivaient de façon logique et ordonnée. Ça n’était pas grand-chose mais elle ne pouvait pas s’engager au-delà de ce dont elle avait la maîtrise.
Qadir se leva pour quitter la pièce. Jane resta seule un moment à fixer l’écran d’accueil du DVD puis elle le rejoignit. L’épaule appuyée contre l’encadrement de la porte, elle le regarda faire encore un petit moment.
« Je ferais peut-être mieux d’y aller… », suggéra-t-elle à mi-voix.
Ils s’étaient donné probablement plus de matière à méditer qu’ils n’en méritaient. La journée serait longue pour elle après cela mais elle ne pensait pas que rester là à torturer l’horloger – enfin Qadir – en lui mettant sous le nez la Emma qu’elle n’était pas. Il estimait que malgré tout, il allait lui falloir un peu de temps pour digérer la promesse qu’il lui avait faite. Du temps pour lui, pour repenser à Emma ou faire ce qu’il avait à faire. Son travail d’horloger par exemple. Elle, travaillait plutôt de nuit mais ça, il n’avait pas besoin de s’en formaliser.
« Est-ce que… Est-ce qu’il y a un moment où je peux repasser ? Je veux dire un moment mieux qu’un autre. »
Elle avait promis de faire de son mieux : autant commencer tout de suite. Elle n’allait pas prendre l’habitude de passer à toute heure du jour ou de la nuit quoiqu’elle ne doutait pas qu’il la laisse faire mais ça lui paraissait mieux de faire les choses correctement. Quelque part, ça lui ferait un prétexte, quelque chose à attendre dans la semaine et pour lui ce serait comme une façon de ne pas être tenté de forcer les choses. Il ne la verrait probablement jamais autrement que comme sa femme, mais il pourrait peut-être la regarder comme Jane, de temps en temps, comme il l’avait fait juste un peu avant.
Qadir semblait être un paradoxe à cet instant précis, alors qu’il s’activait dans la boutique, histoire de ne pas avoir totalement perdu sa journée à révasser dans des souvenirs, qui, visiblement, ne seront plus jamais que des souvenirs. Il était toujours aussi amoureux, et semblait être sur ce petit nuage très significatif. Mais en même temps, il était souffrant, le cœur lourd, préférant être à des milliers de kiloomètres, probablement sous la guerre, à écouter des ordres qui ne seraient pas les siens, dans une armée qui le dépasserait, sans trop savoir quoi faire, sinon se perdre un peu plus encore. Son visage trahissait ces deux émotions, et il ne savait les cacher tant son cœur demandait son dû. Il sourit lorsqu’elle passa près de lui, sans même lui décrocher un regard, pourtant. Sa présence était suffisante pour apaiser ses pensées sombres et parfois nébuleuses.
Elle lui annonçait qu’elle devait partir. Qadir ne dit rien, ce n’était que le découlement possible de tout cette scène qui venait de se dérouler par sa propre faute. Pourtant, il ne regrettait rien. Pourquoi regretterait-il quelque chose ? Pour cela, il devrait se sentir honteux. Il devrait probablement culpabiliser aussi. Mais non, rien de tout cela. Il était fier d’aimer Emma, il avait toujours et il le serait toujours. Elle était sa numéro un – Sa mère étant hors-classement, comme tout bon fils qui se respecte – et elle le serait à jamais. Devant Dieu, il avait lié son âme à la sienne. Sa croyance était telle qu’il savait encore qu’Emma gisait quelque part sous cette écrasante identité qu’elle portait désormais. Jane… Une création d’elle-même pour ne pas se laisser ensevelir par le poids de la dure vérité. Il en était persuadé à présent.
« Est-ce que… Est-ce qu’il y a un moment où je peux repasser ? Je veux dire un moment mieux qu’un autre. »
Il n’y à que là, que Qadir redressa son visage pour plonger ses yeux noirs torturés dans le regard d’Emma-Jane. Elle était toujours aussi belle, et il ne savait pas résister. La raison aurait mieux valu prendre le dessus en lui disant qu’il vaudrait mieux, pour lui, qu’ils ne voient plus, mais ce fut son cœur qui s’empara de sa bouche avec force et panache. Qadir ressentit soudain une nouvelle vague d’amour et de passion l’envahir, chassant les ténèbres qui s’étaient logés dans le noir de ses yeux. Il n’osa pas faire un pas vers elle, car tout son être souhaitait dès à présent l’embrasser, provoquant irrémédiablement le feu du désir en lui. Seul un sourire vint se loger sur ce physique oriental.
« Il n’y a pas, Jane. Tu peux venir quand tu veux, je serais présent pour toi, quand bien même je sois entrain de dormir, ou mourrant. Demande à Saad de te mener à moi, ou de te dire où je suis, et il le fera. » Qadir exagérait un peu, mais ce qu’il disait, il le disait avec passion. Elle s’en douterait, mais il s’en fichait. Jane pouvait venir à n’importe quelle moment, et lui, savait dès à présent où elle se trouverait. Il avait copié son téléphone pour en connaître l’emplacement, et réfléchissait déjà à un moyen beaucoup plus sûr pour la retrouver si jamais elle avait ces absences dont elle lui avait fait mention. Psychopathe ? Probablement. L’amour était une forme de pyschose quand il ne pouvait s’exprimer réellement. ET entre l’amour et la folie, il n’y avait qu’un pas. La passion consumait littéralement Qadir. Paradoxalement, c’était aussi, ce qui lui redonnait cette motivation qu’il avait perdu pour se battre, et pour avancer dans la vie.
Il semblait bien résolu à reprendre le cours normal de sa journée. C’était bien le moment de retourner d’où elle venait. Peut-être qu’au fond, tout ça c’était trop pour lui. Jane pouvait le comprendre. Elle se sentait un peu comme le scientifique sadique qui avait inventé le teste du marshmallow. Et il y avait peut-être un peu de ça dans leur histoire d’ailleurs. Si tu attends une heure de plus tu en auras deux… Jane n’était pas sûre que la promesse serait tenue à la fin mais Qadir semblait s’être résigné à tenir bon. Elle ne pouvait pas non plus prendre les décisions à sa place. Ils verraient bien ce qui ressortirait de tout ça le moment venu. Elle espérait juste qu’il n’y ait pas trop de dégâts.
Elle acquiesça sans plus un mot quand il lui fit comprendre qu’elle serait toujours plus ou moins sa priorité sur tout le reste et qu’elle ne tomberait jamais mal. Ça n’était pas la réponse qu’elle attendait mais c’était une réponse. Il avait cette passion désespérée dans sa façon de s’exprimer. Celle qui l’avait déjà mis mal à l’aise plus tôt mais elle n’allait pas lui en faire le reproche.
« Okay. A bientôt alors. », répondit-elle avant de passer le pas de la porte.
La foule l’emporta bien vite après ça. Elle marchait en autopilote en direction de chez elle, réfléchissant à tout ça sans faire attention au reste. C’est le vibreur de son téléphone qui la ramena à la banalité de son quotidien. Le Dr Hoppstadter. Que pouvait-il bien lui vouloir ? En règle générale ce n’était pas le psy qui revenait vers vous sauf à défaut de paiement. Jane sortit rapidement son téléphone de sa poche pour consulter le texto de son psy. Un bref message qui lui demandait si elle serait éventuellement intéressée de se rapprocher d’un de ses confrères, peut-être plus à même de l’aider sur ses problèmes de mémoire. Un spécialiste de Staten Island qui n’avait visiblement pas de nom. Jane se contenta de pianoter rapidement un okay avant de fourrer à nouveau le téléphone dans sa poche. Hoppstadter ne lui avait jamais fait très bonne impression mais pour le coup il se surpassait. Un instant elle se demanda ce que ça voulait dire que ces manières. Cherchait-il à se débarrasser d’une patiente dont il ne savait pas quoi faire ou avait-il senti qu’ils s’étaient tous les deux engagés sur une pente glissante faute d’atomes crochus ? Ça lui était égal dans le fond. Elle irait voir l’autre spécialiste à Staten Island, histoire de dire qu’elle avait fait les choses bien et elle aviserait ensuite. Ça dépendrait surtout du tarif de la séance pour être tout à fait honnête.
Elle releva le courrier de sa boîte. Des factures à son nom et à celui de l’ancien locataire. Délaissant celles qui ne la concernaient pas, Jane prit l’ascenseur pour rentrer chez elle. Là, elle retrouva son petit appartement de 20m² où tout était exactement là où elle l’avait laissé et conforme à ce qu’elle connaissait.
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Jeu 23 Juin - 13:22
