Le café est plus vide que d'ordinaire. Dans ses souvenirs, il était bondé, il fallait attendre près de vingt minutes pour trouver une table, ou se résoudre à passer à Starbucks pour prendre des gobelets à emporter et aller s'installer sur un banc. Aujourd'hui, la plupart des tables sont vides, et à celle du fond, Carter l'attend, le regard plongé au fond de son thé à la menthe. Erin marque un arrêt devant la porte, parce que Carter ne l'a pas remarquée, et qu'elle peut encore faire demi-tour, attendre une heure, et lui envoyer un sms. Pardon, j'ai eu un empêchement. Mais malgré l'antipathie qu'elle éprouve pour Carter, malgré la façon dont son estomac se serre quand elle le voit, malgré la colère qui grimpe sans qu'il n'ait à faire un geste, elle ne se voit pas lui manquer de respect de cette manière. Elle s'avance, pose son sac à main sur le sol aux pieds de la chaise, et prend place dessus d'un mouvement souple. Carter lève les yeux, et pendant une seconde, ils se regardent sans un mot, le regard brun d'Erin plongé dans celui de la même couleur de Carter. « Je pensais que tu ne viendrais pas. » énonce-t-il d'une voix calme. Posée. Sa voix de politicien. Celle de son père, aussi, celle de sa mère lorsqu'elle travaille, celle qui ne contient aucune affection, aucune émotion, juste des faits, des faits, et aucune impression derrière. « Je suis venue. » répond-elle d'une voix sèche. Sa voix de fille du milieu. Teintée d'agacement, cherchant désespérément à masquer les émotions sous les mots, sans succès. Elle n'a jamais eu le talent de ses parents et de Carter. « J'espère que tu vas bien. » Vide, vide, vide, sa voix est tellement vide. Elle le déteste. Juste comme ça. Erin incline la tête. « Toi aussi ? » demande-t-elle. Il se fiche probablement de si elle va bien, mais elle n'arrive pas à se dire que c'est réciproque. Carter est son frère. Carter n'est rien pour elle. Carter est parfois l'un, parfois l'autre.

« J'ai entendu dire que tu avais quitté ton travail à l'association. » Il ignore sa question à elle, passe directement à ce qui l'intéresse. Erin prend le temps de commander un thé aux agrumes, et verse plusieurs cuillerées de sucre dans la tasse en haussant les épaules. « J'y ai travaillé depuis plus de dix ans. J'avais envie de changement. » Il sait très bien que c'est faux, et que l'association était un avenir tout tracé pour elle depuis ses seize ans, quand leur grand-mère l'avait fondée et avait choisi Erin pour être le visage qui les représenterait. A l'instant où ses études étaient terminées, son implication dans l'association avait été entière. Elle avait parlé, souri, pensé, aidé, travaillé autant que sa grand-mère pour l'association. Elle avait géré les comptes twitter et facebook depuis l'âge de dix-neuf ans. Elle avait voyagé deux ans à travers le monde, en organisant des évènements lié à l'association à travers le monde. Et elle avait tout quitté deux mois auparavant. « Nos parents auraient pu t'aider à trouver un travail important, si tu voulais du changement. » fait remarquer Carter. Afin d'être un autre pantin aveugle et fidèle, bien sûr. Erin ravale sa réflexion, parce qu'elle sait très bien ce qu'il implique. Carter a toujours été celui qui suivait son père partout où il allait. Carter l'enfant parfait, Carter le futur politicien, Carter qui marche dans les traces de son père, Carter qui mérite tout ce qu'on lui donne. Carter qui a probablement été briefé par leurs parents avant qu'il ne vienne l'attendre ici. Ca a toujours été comme ça. Carter avait toute l'attention, toute l'ambition, était tout ce dont rêvaient leurs parents. Melody est la cadette, celle qui peut faire ce qu'elle veut, qui poursuit ses rêves de journaliste sans qu'on ne lui fasse remarquer qu'un avenir meilleur pourrait l'attendre à rejoindre la cause de leurs parents. Celle à qui on ne dit jamais rien. Et entre les deux, Erin. Délaissée toute son enfance, monopolisée par sa grand-mère depuis l'adolescence, impliquée corps et âmes dans l'association qui est un peu la sienne aussi, au fond. Jusqu'au cou dans un avenir que ni son père, ni sa mère ne semblaient approuver, quoi qu'il arrive. Lorsqu'ils n'étaient pas indifférents, ils étaient désapprobateurs. Toute leur admiration revenait à Carter, après tout. Elle n'était que celle du milieu. Carter reprend avec un soupir et un sourire, s'adosse à sa chaise pour l'observer. « Mais je sais que tu as toujours chéri ton indépendance. » Il prononce ce dernier mot comme il parlerait du virus ebola. Erin se contente de lui adresser un demi-sourire. Supérieur. Sans vraiment le ressentir jusqu'au fond de son estomac, où des nœuds se sont formés et se resserrent peu à peu. C'était une erreur.  Elle n'aurait jamais dû venir. Ses mains se resserrent autour de sa tasse de thé, elle n'en a pas bu une gorgée.

« Tu as vu Melody, récemment ? » Carter semble avoir remarqué son malaise. Elle essaie de ne pas s'en formaliser, mais s'il l'a remarqué, il l'a noté, et s'il l'a noté, il l'utilisera contre elle. Un jour. Dans cinq minutes. Carter est comme ça. C'est pour ça qu'Erin ne l'a jamais supporté. « Elle recueillait des témoignages à propos des attaques. Elle voulait écrire un article sur les impressions, des semaines après. » La voix d'Erin est presque automatique, parce qu'elle aussi ne veut donner que des faits. Pas ses impressions. Elle supporte Melody bien plus qu'elle ne supporte Carter. Mais Erin est partie quand Melody avait besoin d'elle, quand elle avait l'âge d'être un peu perdue et de construire une vraie relation avec sa grande sœur. Alors elles ne l'ont jamais construite. Elles sont sœurs, mais distantes, comme des amies d'école. Elles échangent poliment, s'informent et s'intéressent, mais ne se confient pas. Elles mangent parfois ensemble. Melody est une bonne journaliste, Erin lui accorde au moins ça. « Mh. » répond seulement Carter. « Elle vient dîner à la maison à la fin de la semaine. Tu devrais te joindre à nous. » Erin plonge le nez dans sa tasse de thé. Elle ne viendra pas, et Carter le sait. Elle n'a même pas besoin de le lui dire. Ses parents lui accordent une attention à laquelle elle n'est pas habituée, son père semble vouloir anticiper ses besoins en lui offrant des cadeaux, des bijoux. Sa mère lui demande comment elle va, s'intéresse à sa vie amoureuse, à son travail. Ils n'ont jamais agi comme ça. C'est seulement depuis janvier, depuis qu'elle a été contaminée par la brume, et s'est révélée être inhumaine. C'est Carter qui l'a vu le premier. Quand c'est arrivé, Erin était à son appartement, et y est restée enfermée toute une semaine. Effrayée. Anxieuse. Incapable de contrôler son don. Les champs de force qu'elle créait détruisaient son appartement. Le livreur de pizza s'était retrouvé plaqué contre un mur. Lorsqu'elle était sortie au départ, personne ne pouvait la toucher, et le moindre sursaut envoyait ses interlocuteurs au sol. Carter l'a vu, et en bon fils parfait, a été le raconter. C'est là que ses parents ont changé. Pendant quelques semaines, Erin s'est laissée aller, enivrée par l'idée d'être quelqu'un pour sa famille. Fière d'avoir enfin l'attention dont elle avait longtemps rêvé. Ignorant les preuves évidentes qui lui montraient que sa famille n'était pas aussi nette et propre qu'elle en avait l'air. Jusqu'à ce que Daisy ne l'approche. « Je suis prise toute la semaine. » Carter arque un sourcil, de la même manière que leur mère. « Ton nouveau travail semble prenant. » Erin ne répond pas. Cela ne fait que deux mois qu'elle travaille au shield. Au départ, elle se méfiait. Le shield était pourri par hydra, normalement, n'est-ce pas ? Mais Daisy, cette fille rencontrée sur le pas de sa porte, au regard déterminé et à l'allure assurée, l'avait convaincue. Elles avaient parlé longtemps. Erin avait posé ses questions. Daisy y avait répondu. La situation semblait trop belle pour être réelle. Erin avait accepté de travailler pour le shield, et avait quitté son travail d'ambassadrice, après un discours pour sa grand-mère et les employés. Elle n'aurait jamais pu continuer. Pas sans contrôler son don. Pas en étant si différente. Elle était une inhumaine, une mutante, maintenant. Elle était de l'autre côté du miroir, à la place de ceux qu'elle avait plaint de tout cœur sans savoir comment aider.
C'est au shield qu'Erin avait recherché des informations sur sa famille. Leur base de donnée, leurs informations étaient trop belles pour ne pas être utilisées. C'est au shield qu'Erin avait finalement eu les preuves, noir sur blanc, que sa famille n'était pas juste influente et juste innocente. Sa famille était du côté d'hydra. Elle lève les yeux pour croiser le regard de Carter. Il semble à court de sujet de conversation. Elle ne l'aidera pas. S'il est venu pour essayer de semer le doute, de la convaincre de changer de voie, il se met le doigt dans l'oeil. Le shield lui apprend à contrôler ses pouvoirs – Daisy, surtout. Elle lui doit beaucoup. Presque tout, depuis son changement. Daisy, son boss, son OS, mais aussi celle qui lui a tendu la main quand c'était nécessaire, celle qui lui apprend à combattre, à contrôler son don difficile, qui lui a fait comprendre qu'elle n'était pas seule et qu'elle pouvait encore aider, juste différemment. Le shield lui offre l'indépendance qu'elle n'a jamais eu au sein de sa famille. Aucune chance que Carter la détourne de ça. « J'ai un rendez-vous. » dit finalement Carter, en se levant. « J'espère pouvoir te voir au dîner, samedi soir. » ajoute-t-il en inclinant la tête, comme pour la jauger. « Bonne soirée, Carter. » Erin lui sourit. Elle le déteste. Vraiment.