« Redressez-vous. » Dans les pénombres du sous-sol de la demeure Thompson, l'ordre est clair, net et précis. Caitlyn ne se fait pas prier. Elle a les jambes qui tremblent, les genoux en compote et l'impression d'avoir un noeud dans l'épaule, mais tant pis. Ses doigts se referment et forment deux petits poings qu'elle brandit devant elle, le regard fixé sur Courtney, toujours agenouillée au sol. « Debout. » Elle frémit, a presque envie de tendre une main pour venir en aide à sa jumelle. Presque. Elles n'ont que huit ans, mais elles ont déjà compris depuis longtemps qu'une fois dans cette pièce, la fraternité n'existe plus. La leçon a été assimilée, enregistrée. Dehors, leur adversaire ne sera pas là pour les aider à se relever, si jamais elles chutent. Courtney finit par opérer, mais elle a le regard ailleurs. Elle déteste déjà les ordres, si petite soit-elle. Elle est plus endurante que Caitlyn, mais moins rapide. Le combat reprend aussitôt. Courtney porte le premier coup qu'elle évite de peu. Elle en profite pour lui attraper le poignet, pivote et passe derrière elle et lui fait une clé de bras. Elle gesticule, puis se débat farouchement. Caitlyn a peur de lui briser le bras. Pourtant, le regard de son grand-père lui ordonne silencieusement de maintenir la pression. D'un geste bref, Courtney se baisse légèrement et la fait passer au-dessus d'elle. La petite fille atterrit sur son derrière. Elle ressent le choc dans tout son corps, en passant par ses pieds jusqu'à son cerveau. Du moins, c'est l'impression qu'elle a. Alors, elle éclate en sanglots. Son grand-père redresse le menton, s'avance dans sa direction en boitant légèrement. Une fois à sa hauteur, il parvient à s'accroupir juste en face d'elle, tandis qu'une grimace de douleur déforme les traits de son visage ridé. « Tu as encore mal ? » Il passe un doigt sous le menton de sa petite fille pour qu'elle le regarde dans les yeux. Ses épaules sont encore victimes de petits soubresauts, mais les larmes arrêtent petit à petit de couler sur ses joues. « Oui, terriblement, ment-elle alors qu'il lui tend la main pour l'aider à se relever. Je crois que si je pouvais avoir une glace à la framboise, j'irais beaucoup mieux. » Derrière leur grand-père, elle aperçoit Courtney couvrir sa bouche de ses mains pour masquer un rire. Le vieil homme fait la navette du regard entre ses deux petites filles. « Une glace, huh ? glisse-t-il d'un ton innocent, enfouissant les mains dans les poches de son tailleur. Il a l'air de réfléchir quelques instants, mais les filles savent déjà que sa réponse est toute décidée. Je crois que ça peut se faire les p'tites citrouilles. »

Caitlyn attend Jean au coin de la rue. Il a débarqué au lycée quelques semaines plus tôt, en plein milieu de l'année scolaire. Inhabituel. De quoi attirer son attention. Elle s'est portée volontaire pour lui servir de repère les premiers jours. Premiers jours qui, par extension, sont devenus plusieurs semaines. Elle est dans l'un des quartiers huppés de New-York, dans l'arrondissement de son école. Elle observe les personnes défiler sous ses yeux, reconnaît les vêtements griffés que les grandes dames portent, les montres en or que les hommes arborent fièrement à leur poignet. Son regard s'attarde sur un homme d'affaire qui relève la manche de son costume fait sur mesure pour s'inquiéter de l'heure. Il porte la même rolex qu'elle a offert à son père pour son anniversaire en début d'année. Soudainement, une ombre se dessine devant elle, puis elle ne voit plus rien. Elle sent la panique qui la gagne, son coeur tambourine dans sa poitrine l'espace d'un instant. « Devine qui c'est ? » Jean. Elle reconnaît sa voix, les effluves de son parfum et son accent français qu'il ne parvient pas à masquer. « Jean, murmure-t-elle du bout des lèvres qui s'étirent en un sourire. Tu m'as presque faire peur, poursuit-elle dans un français qu'elle ne maîtrise pas encore réellement. Presque. » Il ôte ses mains de ses yeux. Elle insiste sur le mot presque. Plus pour se rassurer elle-même qu'autre chose. Parce qu'elle a honte de ne pas avoir réagi plus vite, de ne pas avoir anticipé. Ce n'était que Jean, mais si ça avait été quelqu'un d'autre ? Elle se rend compte qu'elle devient parano, laisse échapper un soupire à peine audible. Elle ne peut pas tout contrôler, il faut qu'elle s'y fasse. « Tu m'as presque fait peur, corrige-t-il en français, avant de rajouter. C'est dingue quand même, rappelle-moi combien de langues tu parles ? » Ils se mettent à marcher, elle hausse doucement les épaules. « Quelle importance ? » Elle lie ses mains derrières son dos pour les empêcher de trembler. Jean lui fait cet effet-là. Et ça l'agace. Il l'agace. Question de contrôle, encore et toujours. Elle a des réactions en sa présence qu'elle n'a pas avec autrui. « Caitlyn Thompson, tu es une personne passionnante, le sais-tu ? » Elle rougit.

Le film se termine. Caitlyn attrape la télécommande, presse le gros bouton rouge, l'écran devient tout noir et lui renvoie son reflet comme un miroir. Elle reste silencieuse, légèrement perplexe. « Ils sont irrévocablement laids, finit par s'exclamer Courtney en se tournant dans sa direction, tandis que Caitlyn hoche la tête par la positive. Et stupides. » Terriblement stupides. L'espace d'un instant, elle est vexée. Elle croise les bras, se contente d'observer le soleil décliner à l'horizon en silence. Elle ne parvient pas à cerner ce qui pousse ses camarades de l'Académie à les surnommer de la sorte. Elle ne sait pas ce qui a pu leur passer par la tête lorsqu'ils ont décidé de la surnommer Tweedledee, attribuant par la même occasion tweedle dum à sa jumelle. « Toi aussi, t'as trouvé ça... Courtney pince les lèvres, lève les yeux au ciel, comme chaque fois qu'elle cherche à mettre des mots sur ses pensées. Caitlyn la coupe aussitôt, faisant de gros yeux. Glauque ? Terriblement. » Le Disney d'Alice au pays des Merveilles est loin d'être son préféré et visiblement, Courtney partage son avis. Comme c'est surprenant, tiens. Mécaniquement, elle passe une main sur sa joue, puis se grate la gorge en fronçant les sourcils. « Je ne me suis toujours pas remise de la scène avec les petites huîtres je crois, confie-t-elle en tournant ses pupilles vers sa soeur qui roule des yeux, légèrement exaspérée. Ce qui aurait été étonnant, c'est que tu t'en remettes, si tu veux mon avis. » Elles avaient été dévorées. Les petites huîtres avaient été dévorées toutes crues. Quel sorte de monstre pouvait placer telle scène dans un Disney ? « Qu'est-ce que tu entends par là ? » Elles échangent un long regard. « Que tu t'es toujours pas remise de la mort de la mère de Bambi, ni du père de Simba, ni de la mort des parents de Cendrillon et du sort qui lui est réservé ou de la mort de Kurjack dans Tarzan... Je dois continuer, peut-être ? » Elle a quatre doigts levés en l'air. Un pour chaque Disney ayant brisé le petit coeur trop fragile de Caitlyn. Aussitôt, cette dernière se renfrogne. « Non, ça va, merci Courtney. »



Elle est assise sur un banc, le journal entre les mains. La nouvelle vient de tomber de façon assez récente : les mutants devront se recenser. Elle le referme aussitôt, le dépose juste à côté d'elle. Par réflexe, elle se gratte le cou, irritée. Elle ne sait pas trop ce qu'elle doit penser de tout ça, de l'idée qu'a eu le gouvernement. Tout dégénère toujours dans cette ville, celui qui ne l'a pas remarqué est idiot ou aveugle. Ou les deux. Machinalement, elle observe les personnes présentes dans le parc. Deux vieux hommes à sa droite. Son coeur se serre. Son grand-père est décédé quelques semaines plus tôt, juste avant qu'elle ne soit infiltrée au sein d'Hydra. Elle ne s'en est toujours pas remise. Pire que la mort de la mère dans Bambi. Pire que la mort de Kurjack dans Tarzan. Elle a l'impression d'avoir perdue une partie d'elle-même. Elle voit une silhouette bien trop familière entrer dans le parc : Grant Ward. Un ballon atterrit à ses pieds à cet instant et un petit garçon vient la rechercher. Il laisse tomber un bout de papier, repart tout aussi vite. Elle se penche, le saisit. Need to talk to you. Elle reconnaît l'écriture de sa soeur. Ward n'est plus très loin. Elle enfouit le papier dans la poche de sa veste, referme la tirette alors que son sang ne fait qu'un tour. Le temps qu'elle relève le regard dans sa direction, il est déjà à sa hauteur, l'examine comme s'il était capable de la percer à jour, de lire dans son esprit. « On a une mission. » Que le jeu commence.