2005 Louisa a douze ans, mais elle connaît déjà Vancouver comme sa poche. Sur son skate, après l'école, elle parcourt la ville, le remblais, les différents quartiers de la ville canadienne, libre comme l'air. Elle a de la chance, ses parents l'ont toujours laissée faire ce qu'elle voulait. Ils sont le genre à penser que les enfants doivent faire leurs propres expériences pour grandir, avancer. Certains pourraient penser que c'est une folie, que de laisser sa fille encore pré-adolescente se balader comme elle le souhaite, quand elle le souhaite, au lieu de la garder auprès de soi. Le monde est dangereux, dit-on. On ne sait sur qui on peut tomber au prochain carrefour, dit-on. Les Hensley croient en la bonté de la nature humaine, ils croient en leur fille, avant tout. Ils savent qu'elle est très intelligente, et qu'elle sait se sortir de toutes les situations. Certains diraient qu'elle est garçon manqué, toujours avec ses casquettes, ses sweats achetés au rayon garçon, les comics qu'elle lit sur les marches devant la maison de ses parents, ses cheveux bouclés toujours emmêlés. Mais Louisa s'en fiche. Elle est particulièrement indépendante et débrouillarde, pour une jeune fille de son âge. Peut-être justement grâce à cette éducation libre que ses parents lui donnent. La gamine n'a pas beaucoup d'amis, mais ça ne la chagrine pas trop. Elle aime le fait de ne pas avoir trop de monde dans les pattes. Faire ce qu'elle veut, quand elle veut. Ce qu'elle aime par-dessus tout, c'est parler avec les vieux du quartier dans lequel elle vit. Ils ont toujours beaucoup d'histoires à raconter. Elle aime entendre leurs témoignages historiques, marquer dans ce petit carnet qu'elle trimballe toujours avec elle les histoires les plus inspirantes, les plus choquantes. Elle s'invente des histoires, des scénarios, les écouteurs dans les oreilles, tandis que les immeubles défilent autour d'elle, et que le vent se glisse dans ses cheveux blonds-bruns. Elle aime le cinéma, passe beaucoup de temps dans sa chambre à regarder des films de tous les genres, des classiques aux navets, de la romance à la science-fiction en passant par l'horreur. C'est une fille curieuse de tout, bonne à l'école, qui n'arrive jamais à se fixer sur une seule chose. Elle a envie de faire plein de choses, de vivre des tas d'aventures, et elle a la vie devant elle.
2006 Le téléphone sonne. Numéro inconnu. Louisa tourne la tête vers sa mère qui hausse les épaules et se dirige vers le combiné. Quand elle décroche, elle se retourne vers sa fille avec un sourire aux lèvres. Cela fait plusieurs mois qu'elles attendent ce moment. Au début, Louisa a passé ce casting pour le fun, parce qu'ils étaient à New-York au moment des auditions, et qu'un chasseur de tête l'avait remarquée dans la rue. Elle y est allée avec ses parents et son frère juste pour voir. La passionnée de cinéma qu'elle était ne pouvait refuser de voir comment se déroulaient des castings. Ça avait été une journée sacrément dingue, et plutôt marrante. Il y avait des tas de gamines d'à peu près âge qui faisaient la queue pour enregistrer une vidéo, passer devant les directeurs de casting. La famille Hensley était repartie de New-York en s'amusant de cette folie. Louisa ne s'attendait certainement pas à être rappelée, parce qu'elle était loin d'être une actrice. Elle n'était pas le genre de fille qui avait participé à des pièces de théâtre dans son école, ou à avoir fait parti d'un club depuis son plus jeune âge. Le seul club auquel elle appartenait à la middle school, c'était celui de skate. Même pas celui de cinéma. Et pourtant, on l'avait rappelée. Ses parents avaient hésité à refaire le voyage à New-York juste pour une seconde audition, mais après quelques réflexions, ils s'étaient dit
pourquoi pas. Alors elle avait passé la seconde audition. Puis une troisième dans la foulée. Puis on avait commencé à lui demander de jouer des scènes avec les acteurs qui avaient déjà été sélectionnés pour d'autres rôles dans le film. Et les choses étaient devenues soudainement très sérieuses. Elle n'était plus une gamine au milieu de cinq mille autres gamines, mais une des élues parmi les dix dernières en lice. Puis les cinq dernières, et enfin, les deux dernières. Bien sûr, qu'elle a eu du mal à réaliser ce qui se passait. Et jusqu'au bout, elle s'est dit qu'ils se trompaient. Que de toute façon, aussi loin qu'elle pourrait aller, elle n'aurait jamais le rôle. Elle n'était qu'une adolescente canadienne normale. Et puis aujourd'hui est arrivé. Louisa comprend à l'expression sur le visage de sa mère que les choses vont changer pour de bon. Sa cuillère retombe dans son bol de céréales quand elle raccroche et dit :
« Bon eh bien… On dirait bien que tu vas être Rian Hoover. » S'en suivent des rires, quelques étreintes un peu hystériques. Son frère descend et se joint à la fête. Louisa sait que sa vie va changer, mais est-ce qu'elle s'attend à ce que ce soit à ce point ? Certainement pas.
2010 C'est devenu une routine. Se lever aux aurores, quand le jour n'est pas encore levé sur New-York, dans l'hôtel que lui paie la production. S'habiller rapidement, et filer en taxi jusqu'aux studios de tournage. Saluer tout le monde, prendre un café avec Jacob et les autres acteurs. S'asseoir comme les autres dans un fauteuil confortable avec son latte, et faire des blagues avec sa maquilleuse. Relire le script, répéter des scènes avec les autres pendant qu'on la transforme en Rian Hoover. Revêtir les costumes, manier un peu les armes, laisser Louisa partir pour devenir une autre. Elle le fait presque machinalement, désormais, même si elle ne cesse jamais de s'émerveiller devant l'incroyable aventure qu'est un tournage. Elle a parfois l'impression qu'elle passe plus de temps dans la peau de Rian que dans la peau de Louisa.
« On t'attend sur le plateau quatre. Mason, Jacob et Harper y sont déjà. » Elle saute de son fauteuil, remercie sa maquilleuse et saute dans la petite voiture de golf qui permet d'aller de studio en studio. Elle baille encore un peu tandis qu'ils arrivent.
« Bon, mets-toi là-bas. » fait le réalisateur, et elle va se positionner juste au-dessus de la petite marque rouge. Elle sautille un peu se dégourdit les jambes, bouge ses bras, s'étire. Elle sourit à Mason quand il se place près d'elle, lui aussi transformé. Ils discutent quelques instants, jusqu'à ce que le silence soit demandé, et que le coup d'envoi soit donné. Elle envoie un signe de tête, et c'est parti.
2011 Louisa adore les sodas. Elle en boit comme si sa vie en dépendait. Elle est complètement accro. Elle porte presque tout le temps du marron ou du bleu marine. Elle prend systématiquement une glace à la fraise quand elle se balade sur la côte, ne teste jamais un autre parfum. Elle déteste les sacs à main, préfère les sacs à dos. Elle a une petite cicatrice sur l'épaule droite, qui se laisse entrevoir quand elle porte des débardeurs. Elle ne supporte pas qu'on lui touche les cheveux. Elle adore rencontrer des gens qui n'ont pas vu ses films. Elle n'arrive pas à s'endormir le soir sans avoir passé au moins un quart d'heure à écouter de la musique, en s'imaginant des tas d'histoires qu'elle pourrait un jour transformer en scénario. Louisa aimerait devenir scénariste, plus tard. Jacob sait tout ça. Il sait toutes ces choses que les autres ne savent pas. Il la connaît par cœur. Il sait ce qui l'insupporte, ce qui l'amuse, ce qui la rend triste, et ce qu'elle aime. Parce que Jacob, c'est elle, qu'il aime. Il ne l'a réalisé que quelques années après leur première rencontre. Il se souvient encore du moment où il a compris. Ils étaient derrière les caméras, à tourner l'une des scènes les plus emblématiques du quatrième film. Elle était si fragile, si vraie et si forte à la fois, dans son rôle. Il aurait juré qu'elle avait vécu des siècles en voyant son regard. Il en est resté bouche bée, incapable de se souvenir de ses lignes. Ça l'a frappé avec une violence à laquelle il ne s'attendait pas. Cela faisait déjà plusieurs mois qu'ils prétendaient être un couple pour les médias. Un joli tour de leurs agents, qui avaient réussi à tourner aux yeux du public leurs sorties entre amis en véritables
dates. Louisa n'a pas été d'accord, au début. Lui non plus, pour tout dire. Il s'étaient toujours juré de ne pas mentir aux fans, d'être le genre de célébrités qui ne cachent rien. Mais ils savaient tous les deux que la production en avait besoin. Et c'était si facile de prétendre.
Effortless. Ils partageaient déjà une complicité incomparable, étaient si fusionnels que la moitié de l'équipe de tournage les pensait ensemble de toute manière. Et puis il est tombé amoureux d'elle, et les choses se sont compliquées. Bien sûr, elle sait qu'il l'aime. Il sait très bien qu'elle sait. Tout le monde le sait. Et il voit bien qu'elle est parfois mal à l'aise avec le fait de prétendre qu'ils sont un couple alors qu'il n'en est rien. Pas parce qu'elle n'aime pas prétendre, pas parce qu'elle a envie de liberté. Mais parce qu'elle sait qu'il en souffre. Il souffre de savoir que quoi qu'il arrive, il n'aura jamais rien en retour. Mais ils s'accrochent tout de même l'un à l'autre. Deux facettes d'une même pièce, deux âmes sœurs. Elle a besoin de lui, il a besoin d'elle. Ils ont grandi dans un cadre bien particulier. Personne ne peut mieux comprendre que l'autre. Et finalement, il se contente de ça. Et puis… Il a très bien compris le problème. Il la sent bien se paralyser près de lui quand une très belle femme entre dans une pièce. Il voit bien sa difficulté à trouver ses mots quand elle est face à sa maquilleuse et ses yeux bleus transparents. Oh, il sait. Ils n'en ont pas parlé. Mais ils n'ont pas besoin d'en parler. Ils ont cette compréhension intuitive de l'autre, quelque chose de spécial qu'il n'aura avec personne d'autre. Qu'elle ne trouvera avec personne d'autre. C'est eux contre le monde, malgré tout, quoi qu'il arrive.
2012 Elle a une boule dans la gorge quand elle signe les derniers autographes, fait les dernières photos avec les fans en quittant la dernière avant-première. Elle envoie un dernier signe de main et un baiser du bout des doigts en entrant dans la voiture, et quand elle s'assoit à côté de Jacob et Harper derrière, elle a l'impression qu'elle va craquer. Sept ans. Sept longues années, et c'est terminé. Ils ne disent rien, tandis que les lumières de New-York défilent. Ils se rejoignent tous aux studios, où un grand buffet a été dressé. Il y aura du champagne, des pleurs sans aucun doute. Beaucoup de beaux souvenirs évoqués. La soirée promet d'être encore plus triste que la fin de l'avant première. Ils descendent de la voiture et rejoignent tout le monde dans le grand studio. Tous ces décors… Louisa a du mal à croire qu'elle ne reverra plus jamais tout ça. Qu'elle ne viendra plus dans cet endroit. Ils passent des vidéos souvenirs, tout le monde se fait des cadeaux. Et peu à peu, les gens s'en vont. C'est étrange. Ils savent tous qu'ils continueront à se fréquenter mais… Ce ne sera jamais pareil. À chaque fois que quelqu'un s'en va, Louisa a l'impression de dire adieu. Il ne reste plus qu'un quart de l'équipe du film quand deux heures sonne. Discrètement, elle s'éclipse pour aller dans la salle des costumes. Du bout des doigts, elle effleure les robes, et les armures. Elle trouve le sabre qui l'a accompagnée pendant six ans et le sort de son fourreau. Elle admire les inscriptions, les détails, même si elle les connaît par cœur.
« Louisa ? » La voix la fait sursauter, et elle se retourne pour trouver Rosalie, sa maquilleuse.
« Je vais y aller. Mon copain m'attend. » Louisa hoche la tête, et sent sa gorge qui se noue. Elle s'approche de la blonde et la serre dans ses bras. Elle ferme les yeux, respire une dernière fois le parfum doux qu'elle dégage. C'est la dernière fois. Rosie part pour Los Angeles, où elle va travailler pour un blockbuster qui promet de faire des millions d'entrée. Finalement,
The Winter's Tale l'a propulsée elle aussi.
« Viens me rendre visite quand tu viens en Californie, d'accord ? Ça me ferait vraiment plaisir. » Louisa fait oui de la tête, mais ne dit rien. Elle a les yeux humides. Elle n'aime pas la voir partir pour de bon. Mais Rosalie s'en va le sourire aux lèvres, prête à sauter dans sa nouvelle vie. Et l'actrice reste là, dans sa robe de princesse, au milieu de la salle des costumes. C'est au bout de quelques minutes que Jacob, Mason et Harper entrent à leur tour. Ils se sourient, tous. C'est la fin. La dernière fois qu'ils seront tous les quatre là, sur un plateau de tournage. Louisa tend la main et Jacob la prend. Puis ils tombent tous dans les bras les uns des autres, avec des larmes sur les joues et des rires. Ça a été la plus belle aventure de leur vie.
2013 Elle déboule dans le café comme une tempête, et cherche du regard Loukas, qui est déjà assis à l'une des tables avec des pancakes sous le nez. Elle voit des visages se tourner vers elle, des chuchotements sur son passage, mais elle fait comme si elle ne remarquait rien. Elle a une casquette à l'envers sur la tête, ça ne suffit pas à lui donner l'anonymat bien malheureusement. Elle s'installe en face de son ami, et souffle un bon coup une fois qu'elle s'est débarrassée de sa veste en jean et de son sac à dos.
« Je t'ai commandé un diabolo fraise. » Elle le regarde comme s'il venait de lui annoncer la meilleure nouvelle de la journée.
« T'es vraiment le meilleur. » Il lui fait un clin d'oeil.
« Je sais. » Elle lui vole un pancake en faisant mine une nouvelle fois de ne pas remarquer les regards dans leur direction. Cela fait un an et demi que le dernier film de la saga est sorti. Elle n'a fait qu'un film entre temps, quelque chose de plus indépendant qui a eu quand même pas mal de succès. Mais depuis, rien. On la voit dans les médias, elle apparaît aux premières et à des galas, mais rien à l'écran. À part ce clip vidéo dans lequel elle a joué pour Loukas, justement.
« T'avances dans ta lecture ? » Elle lui lance un regard exaspéré et ouvre son sac à dos pour en sortir une pile de scénarios.
« Et ça, ce n'est que ce que j'ai reçu ce midi. » Elle ne va pas se plaindre, mais elle a une pile de scripts qui s'entasse à côté de la porte d'entrée de son appartement. Le serveur lui amène son diabolo fraise et lui fait un petit sourire. Loukas fait mine de lui envoyer un regard de copain jaloux, ce qui fait légèrement rire la jeune femme.
« Franchement, j'en lis tous les soirs.. Mais je ne trouve rien qui m'intéresse. On me propose toujours les meilleurs rôles. J'ai reçu un scénario de Woody Allen qui est très intéressant mais… Je le sens pas ce rôle. J'ai l'impression que ce n'est pas pour moi. Je pense laisser ça à Kristen, je sais qu'elle l'a reçu aussi. » Elle feuillette les scripts et finit par les repousser sur le côté.
« Y'a rien qui me botte vraiment. » soupire-t-elle en sirotant son diabolo.
« Au moins, t'as la chance de pouvoir faire la difficile, Queen Rian. » Elle lui frappe l'épaule avant de lui piquer un nouveau pancake au sirop d'érable.
« T'inquiètes, je sais bien que tu vas trouver quelque chose. Un de ces jours le bon projet va atterrir dans ta boite aux lettres. » Elle fait oui de la tête, mais n'est pas si convaincue. Et si elle n'était bonne à jour que Rian Hoover ? Peut-être était-ce le rôle de sa vie, et qu'elle ne fera plus jamais rien après. Peut-être qu'il vaut mieux qu'elle se lance dans quelque chose d'autre. Elle voit du coin de l’œil qu'un paparazzi s'est installé derrière les fenêtres du café. Cela fait déjà plusieurs semaines et Loukas et elle prétendent être plus ou moins un couple. Disons que c'est un arrangement qu'ils ont trouvé pour que les médias ne s'intéressent pas, n'aillent pas fouiller dans leurs vraies vies sexuelles et amoureuses. Les tabloïds se contentent de ce qu'ils ont devant les yeux, et ça leur va très bien pour l'instant. Louisa a trop peur de voir sa carrière brisée.
2014 Les super-héros. Voilà quelque chose qui tombe pile poil dans la tendance. Au début, quand elle a vu le script, Louisa était un peu sceptique. Et puis elle a lu l'histoire. S'est intéressée aux comics, a parlé avec les fans et la communauté internet. Et ça l'a convaincue. Peut-être que c'était ça, le projet qu'elle attendait. Après avoir passé des années dans le monde du cinéma, voilà qu'elle décide de se tourner vers le monde des séries. C'est quelque chose que peu d'acteurs font, de nos jours. Surtout des acteurs aussi connus qu'elle. Mais Louisa a toujours été différente des autres actrices, et c'est d'ailleurs peut-être pour ça qu'elle n'a pas la même relation avec le public que la majorité des stars. Elle prend une grande inspiration quand elle sort du taxi pour entrer dans les bâtiments qui vont être au centre de sa vie pour les prochaines années (du moins elle l'espère). Elle croit véritablement en ce projet. Bien sûr, avec les séries, on ne sait jamais comment les choses vont se passer. Mais elle y croit, ce n'est pas pour rien qu'elle a accepté. Emmitouflée dans son manteau d'hiver, un café chaud dans la main, elle grimpe les quelques marches accompagnée de l'assistante et entre dans la pièce où la moitié des acteurs sont déjà arrivés. Alors les voilà. Ils seront son équipe pour les prochains mois. Elle ne peut s'empêcher de penser au tournage de la saga, au fait que l'équipe de tournage était devenue une véritable famille. Elle a du mal à croire qu'elle pourra recréer les mêmes liens avec d'autres personnes. Mais elle va essayer. Étrangement, elle a l'impression d'être la plus timide de la pièce, alors que tout le monde est conscient qu'elle est la plus habituée des caméras et de l'industrie. Elle pince les lèvres, pose ses affaires sur sa chaise et fait un tour de la pièce pour se présenter aux autres. C'est bizarre. Elle se sent un peu à côté de la plaque au milieu de cette nouvelle équipe, mais elle va devoir s'y faire.
The Winter's Tale aura toujours une place, mais il faut qu'elle passe à autre chose. Il le faut.