“ Le problème est que je ne peux pas y aller- - — Comment ça tu ne peux pas y aller? Moi non plus je ne peux pas y aller! — Tu rigoles? Tu ne fais rien toute la journée. Julian grinça des dents. Ne dit rien. Il entendit son père soupirer à l'autre bout du fil. Julian, tu sais que si je pouvais- - — - - tu le ferais, oui, je sais. Mais une fois de temps en temps, ce serait cool si tu faisais vraiment attention à nous. ” Julian sait qu'il est injuste. C'est plus fort que lui. C'est inscrit dans ses gênes. Il est un jeune homme tout à fait respectable, blanc et hétéro, riche et plutôt pas moche à regarder. Évidemment qu'il est injuste: il est privilégié de partout. Sa vie est une injustice mais la seule chose qu'il a jamais envié aux autres, c'est un père. Un vrai. Un vrai père qui s'occupe de lui et l'aime et lui ébouriffe les cheveux et sourit d'un air fier en le regardant. Un père présent et un père aimant; tout ce qu'il a jamais eu, c'est des félicitations distantes et des silences assourdissants. Certains ont moins mais Julian a toujours été habitué à avoir plus. À avoir tout. La seule chose qu'il a eu de paternel et d'aimant dans sa vie, quand il était gamin, c'était François. Un tuteur, un frère, un père. Il n'a jamais pu aller à la X-Mansion alors François lui a tout appris, tout appris, vraiment tout appris.
Il est un peu jaloux de Piper, quand il pense à ça. Il n'a jamais eu que François et elle, elle a tout un Institut pour elle. Plein de gens de son âge et plein de gens prêts à tout lui apprendre. Aurait-il été différent si il avait accepté l'offre de Xavier? Sa vie aurait-elle complètement basculé? Il repoussa toutes ces pensées. Toutes ses pensées. Il augmenta le son de la radio jusqu'à ce que le son noie son esprit et desserra un peu son emprise sur le volant de la voiture, détendant ses épaules et appuyant sur l'accélérateur. Il n'y a jamais personne, sur cette route, quand on approche de minuit. À croire que la vie a déserté le monde. La vraie direction de l'Institut s'impose à lui un peu plus tard, quand Xavier accepte de lui montrer l'itinéraire mentalement. Ce qui est plutôt bizarre, quand on y pense, mais aussi plutôt pratique: au moins il ne met pas l'Institut en danger en en gardant la position géographique dans un coin de l'esprit. Avec des gestes rodés par l'habitude — et toujours avec cette pensée qui traîne: comment il arriver à m'effacer l'esprit à chaque fois sans jamais faire de dommage? Ou y a-t-il des dommages que je sens pas? — il se range dans le garage de la X-Mansion et, rabattant les pans de sa veste sur ses épaules, court presque jusqu'à l'entrée où un Wolverine a l'air un peu échevelé et grognon l'accueille d'un grognement: “ vous n'auriez pas dû venir. — Alors pourquoi vous avez appelé? ” Il a un ton un peu dur. Les yeux fatigués. “ Tu penses que t'es fort, mais je le suis plus que toi. ” Julian arque un sourcil, ravale la réplique acide qui lui brûle la langue et le bouscule sans autre forme de pitié pour rentrer dans l'Institut.
Elle est là, dans ce lit d'hôpital trop grand pour elle, et elle est un peu seule. Julian a envie de la prendre dans ses bras. “ Oh, Piper, dans quelle merde t'es tu encore mise? ” Au téléphone, son père lui a parlé — d'un ton vaguement désintéressé, voire insolent — d'une mission X-Men ayant mal tourné. Et Julian sait que ses rapports avec sa soeur sont plus que houleux, il sait qu'ils ne sont ni frères et soeurs, ni amis, ni vraiment de la même famille. Ils n'ont pas eu les mêmes vies, et n'auront jamais les mêmes vies. Mais son coeur est un peu soulagé quand il la voit avec les yeux ouverts dans ce grand lit d'hôpital, et c'est avec un soupir qu'il se laisse tomber sur la chaise à côté d'elle. “ Je croyais que t'avais le don de tout guérir, dit-il, sachant pertinemment qu'elle ne peut pas se guérir elle-même. Un peu pourri, quand même. T'as encore essayé de faire l'héroïne et de sauver tout le monde? ” Il parle pour ne rien dire, il le sait. Il ne peut pas s'en empêcher. Il se demande ce qu'elle doit penser, qu'il soit venu jusqu'ici pour la voir. Il se demande si elle l'a demandé. Il se demande beaucoup de choses. “ T'es folle, t'es trop jeune pour être une X-Men. J'dis pas que t'es incapable, juste que t'es trop jeune. ” Dans son dos, quelqu'un claque de la langue — Wolverine, voit-il en se retournant. “ L'écoute pas, petite, ” dit-il simplement avant de sortir de l'infirmerie en claquant la porte. Dans un soupir, Julian se retourne vers sa demi-soeur. “ Raconte-moi, ” dit-il gentiment.
Je vois la commode en chêne massif se soulever d'une trentaine de centimètres et se diriger vers moi à toute vitesse. Je recule d'un pas et sens le mur contre mon dos. Je n'aurai pas le temps de plonger sur le coté pour l'esquiver ni de sauter par dessus. Je m'entends lâcher un « Merde. » d'impuissance. Je vais me faire percuter par un meuble volant et je ne peux rien faire pour empêcher cela. Je me met à prier un dieu hypothétique pour que les renforcements de ma combinaison soient aussi résistants que pendant mes entraînements. L'impact me coupe brutalement la respiration, je sens une douleur envahir mes membres avant de plonger dans l'inconscience la plus totale.
J'ouvre prudemment un œil avec l'impression d'avoir la plus grosse gueule de bois de l'univers, comme le réveil après une soirée bien trop arrosée que j'aurais complètement oublié. J'ouvre un deuxième œil et découvre avec soulagement que je suis dans l'infirmerie. J'essaye de me redresser dans le lit mais retombe aussitôt : je crois que j'ai mal absolument partout. Je ferme les yeux quelques minutes, le temps de me calmer et d'évaluer l'ampleur des dégâts. Je ne peux pas bouger mon bras gauche, solidement tenu en écharpe contre mon buste. Je sens également un poids sur une de mes jambes, et un rapide coup d’œil sous la couette me confirme que je suis plâtrée. « Je crois que t'as aussi des côtes amochées petite.» me lance une voix familière depuis l'encadrement de la porte. Wolverine s'approche de mon lit avec son air renfrogné habituel auquel j'ai fini par m'habituer. « Mais à part ça, tu t'en sors pas mal. » Je n'arrive pas à deviner si sa remarque est ironique ou on ne peut plus sérieuse, et alors que j'envisage de lui poser la question, il se lance dans un rapide résumé de ce qui s'est passé après ma perte de conscience. « Résultat, le gamin est parti. Et le professeur a prévenu ton père. » Là dessus, il tourne les talons et quitte la pièce, me laissant analyser sa dernière phrase. Mon père est le numéro d'urgence à contacter s'il m'arrive quelque chose ici, bien sûr qu'ils l'ont contacté ! Je n'ai pourtant aucune envie de le voir débarquer à l'institut pour me dire qu'il m'avait prévenue des risques que je courais en rejoignant "ces gens-là" comme il dit. Je réfléchis un instant et me moque presque de moi-même : qu'est ce que je raconte ? Il serait la dernière personne à se déplacer si j'étais à l'article de la mort ! Je n'ai aucun souci à me faire : je ne suis pas prête de le voir débouler de si tôt à la X-Mansion ! Cette pensée me soulage et je repose ma tête sur l'oreiller, comme si j'étais soudainement libérée d'un poids : je n'aurai pas à faire face à la visite de Arlington senior et je n’assisterai pas à une de ses légendaires leçons de morale à deux sous. Je ne l'ai pas vu depuis une éternité, et je ne me porte pas plus mal ainsi. J'envisage de me rendormir lorsqu'une nouvelle voix me fait sursauter. « Oh, Piper, dans quelle merde t'es tu encore mise ? ». Je ne peux cacher ma surprise de voir mon frère entrer dans la chambre et s'asseoir à côté de moi. « Julian ? Mais qu'est ce que... » Je n'ai pas le temps de dire un mot de plus qu'il s'est déjà remis à parler. Tout en l'écoutant, je cherche à comprendre ce qu'il fait là. Est ce que mon père, notre père plutôt, l'a prévenu ? A moins que Xavier ne l'ai appelé, ce que Wolverine aurait omis de me dire... Et sans que je ne l'ai vraiment contrôlé, je sens un sourire se dessiner sur mes lèvres. Je crois qu'au fond, je suis contente de voir un visage familier qui ne soit pas aussi grognon que celui de Logan. Cela fait des mois que je n'ai pas entendu Julian me dire autant de mots à la suite, et je crois que si mes côtes ne me faisaient pas autant mal, je rirai presque de l'incongruité de la scène. Il fait une remarque sur l'inutilité de mon pouvoir de guérison et je dois lui donner raison, il me serait plus utile si je pouvais m'en servir pour me soigner. Je lui répond avec un sourire moqueur « Mais c'est tout moi ça, toujours là quand il faut soigner un bobo, mais quand c'est les miens, je me retrouve comme une conne. » Je lâche un petit rire avant de grimacer en sentant mon corps me rappeler que je suis blessée. C'était le revers de la médaille : mon pouvoir n'est utile que dans un acte parfaitement altruiste. Pour les autres il est une bénédiction, pour moi ce serait plutôt une plaie... D'où les mille précautions que je prend pour être sûre de ne jamais toucher personne par accident. Julian reprend la parole. Trop jeune. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce discours. Certes, il a été le premier à faire face à notre père pour que j'aille à l'institut, mais lorsque j'ai parlé d'intégrer les X-Men, il était déjà bien moins enthousiaste. Pourtant, il n'a pas cherché à m'empêcher de devenir un agent, sans doute parce que notre relation est loin d'être celle qu'ont habituellement un frère et une sœur... Cela ne l'empêche pas de régulièrement lancer des remarques de désapprobation. Alors qu'il me sort le classique « T'es trop jeune pour être une X-Men », je sens qu'il est temps pour moi de me défendre. Je lève ma main libre et il m'invite gentiment à lui faire le récit de la mission. Je m'éclaircie doucement la gorge. « Pour ma défense, c'était pas censé être une mission particulièrement périlleuse. On rendait visite à une famille de New York : le fils de quinze ans est télékinésiste et on devait juste lui présenter l'institut, lui proposer de devenir pensionnaire s'il le souhaitait, lui dire qu'il avait du temps pour y réfléchir, ... Enfin, rien de terrible à première vue. » Je m'éclaircie à novueau la voix et demande à Julian s'il peut me servir un verre d'eau de la carafe posée sur la table de chevet. Je me redresse un peu et bois quelques gorgées avant de poursuivre. « Tout se passait bien, le garçon était partant, la mère était plus méfiante mais pas complètement fermée non plus. Et puis le père est arrivé. Il nous a traité de cons arrivistes, nous reprochant de vouloir prendre son fils pour en faire de la chair à canon dans notre "armée de mutants". Il a fait voler quelques verres et c'est là qu'on a compris d'où venait le don de télékinésie du fiston. Je n'ai pas eu le temps de réagir qu'il envoyait un meuble dans ma direction. J'ai perdu connaissance et me voilà, un peu amochée. » Je le regarde dans les yeux quelques secondes puis baisse le regard. J'ai l’impression d'être une petite fille qui avoue avec une bêtise. C'est pourtant la première fois que je suis vraiment blessée lors d'une mission. J'ai déjà eu des coupures, brûlures et hématomes en tous genres, mais rien qui ne m'oblige à rester clouée au lit. Je ne sais pas si je cherche à le rassurer ou à me rassurer en disant cela, mais je m'entends déclarer : « Ce n'était pas la peine de faire toute cette route Julian, je serai debout en un rien de temps ! »
Il regarde Piper avec une certaine fragilité dans les yeux. Elle est si jeune et si petite et si fragile. Tout le monde est fragile, dans les bras et dans les yeux de Julian; il l'a appris à ses dépens le jour où il a cassé le poignet de son père en voulant l'empêcher de lever la main. Il l'a appris le jour où son père l'a regardé avec des yeux noirs, des yeux arrondis de quelque chose qui n'avait rien d'affectueux ou de fier: quelque chose comme de la peur. Et les petites choses fragiles, les os qui se brisent comme des alumettes, ça lui fait affreusement peur. Il voit comment les corps se brisent et se disloquent, il voit comment les choses se défont et s'écroulent et dans son estomac, ça creuse des trous et des fossés, des creux et des vides. Il imagine Piper en proie aux flammes et il hurle intérieurement; il l'imagine comme une poupée désartibulée sur le sol et il ne peut pas s'empêcher de serrer les poings. Julian est incroyablement fort. Julian est fort d'une manière que personne — pas même lui — ne peut vraiment envisager: il n'est jamais allé au bout de ses forces, jusqu'à sa limite. Mais à quoi sert toute cette force si il ne peut pas vaincre ce qui ronge le corps malade de sa mère? à quoi sert toute cette force s'il ne peut que regarder Piper, avec ses cernes sous les yeux et sa mine fatiguée, sans rien faire pour l'aider? Toute cette force inutile. Toute cette masse inutile. Un gâchis d'oxygène et d'espace.
Toutefois, quand le visage de Piper s'éclaire alors qu'il entre dans la pièce, quand il devine le croquis d'un sourire sur ses lèvres, il se dit que peut-être, peut-être, ça vaut le coup.
Il sait qu'il est mal placé pour lui dire quoi faire dans sa vie. C'est lui qui a insisté auprès de son père — leur père — pour qu'elle rejoigne la X-Mansion et maintenant il veut l'empêcher de devenir X-Woman? Il se rend bien compte du paradoxe mais quand il la voit, comme ça... aucun enfant ne devrait avoir tant de responsabilités sur les épaules. Enfant... elle a dix-neuf ans, se rappelle-t-il avec malaise. Ce n'est plus tout à fait une enfant. « Pour ma défense, c'était pas censé être une mission particulièrement périlleuse. On rendait visite à une famille de New York : le fils de quinze ans est télékinésiste et on devait juste lui présenter l'institut, lui proposer de devenir pensionnaire s'il le souhaitait, lui dire qu'il avait du temps pour y réfléchir, ... Enfin, rien de terrible à première vue. » Julian fronce du nez, lui sert machinalement le verre d'eau qu'elle lui demande. Il a l'air contrarié et un instant, on s'attendrait presque à ce que la carafe explose sous la force de ses doigts; mais il se reprend au dernier moment. Il se souvient parfaitement de quand un petit comité d'X-Men est venu lui rendre visite chez son père. Il se souvient de leurs mines graves, leur ton posé et leurs sourires timides. Son père avait refusé qu'il y aille, leur avait dit que lui s'était bien débrouillé sans eux et que quelqu'un d'autre prendrait l'éducation de Julian en charge. Il se souvient vaguement s'être énervé. Il se souvient avoir soulevé la table basse et l'avoir renversé sans effort. Il se souvient de la peur encore une fois, la peur puante de sa mère trop fragile et trop malade. Oh. Il aurait bien aimé les accompagner, ces X-Men d'un autre temps. Il se demande si sa vie aurait été drastiquement différente. Il essaie de ne pas y penser.
« Tout se passait bien, le garçon était partant, la mère était plus méfiante mais pas complètement fermée non plus. Et puis le père est arrivé. Il nous a traité de cons arrivistes, nous reprochant de vouloir prendre son fils pour en faire de la chair à canon dans notre "armée de mutants". Il a fait voler quelques verres et c'est là qu'on a compris d'où venait le don de télékinésie du fiston. Je n'ai pas eu le temps de réagir qu'il envoyait un meuble dans ma direction. J'ai perdu connaissance et me voilà, un peu amochée. » Julian a posé ses mains sur ses genoux, comme un garçon pris en faute. Dans sa tête, il y a une succession de nombres: 1, 2, 3, 5, 7, 9, 11, 13. Une technique un peu nul de son psychologue pour se calmer. Pour ne pas laisser sa colère le régir et pour ne pas laisser sa colère le rendre fort et fou. Il n'a pas envie qu'elle voit cette part de lui. Cette part de lui qui serait capable de réduire le monde en poussières si on lui donnait la chance. Mais il ne permet pas cette chance de s'installer. À la place, ses doigts se crispent autour de ses genoux. Il respire posément. Il compte. Il n'imagine pas le meuble qui vole vers Piper. Il ne l'imagine pas. Il le bloque et il l'oublie. « Ce n'était pas la peine de faire toute cette route Julian, je serai debout en un rien de temps ! »
Et puis aussi rapidment qu'il s'est crispé, Julian se détend et il y a même un léger sourire qui barre sa face. C'est fou comment son sourire transforme son visage. Un instant, c'est une bête féroce et méchante, dangereuse, apeurante. Et puis l'instant suivant il est le same old Julian, avec son sourire et son petit charme de bon garçon, et cette satanée barbe un peu négligée qui lui bouffe les joues et son regard brillant de grand gamin. “ Voyons Piper, dit-il en secouant la tête. J'étais terriblement inquiet. Je- ” Je suis ton frère après tout. Les mots s'inscrivent en creux sur son visage mais il les rattrape au dernier moment, juste avant qu'ils sortent de sa bouche. “ Et puis, tu ne vas pas me dire que tu n'es pas contente que je sois là, si? ” Il lui adresse un léger clin d'oeil. Il est un peu maladroit avec Piper, Julian. Il sait pas trop comment faire. Elle est si fragile et si jeune — et puis, tellement différente de lui. Il aurait peur de lui faire mal ou de lui faire peur et de la casser à jamais et qu'elle refuse de lui adresser la parole à nouveau. Machinalement, il se laisse balancer sur les pieds arrières de sa chaise en servant un nouveau verre d'eau à sa demi-soeur. “ Je suis venu qu'une fois ou deux pour vérifier que t'allais bien mais tu m'as jamais vraiment fait visiter, note-t-il d'un ton malin. Et puis, il serait bien temps que tu me présentes à tes copains-copines... et ton p'tit copain. Hein, Pip's? ” Il sourit légèrement, se laissant retomber sur les quatre pieds de sa chaise. “ Allez dis-moi tout! ” Il fait mine de ne pas voir les étoiles et la lune dans le ciel. Ignore la tension dans son ventre, la peur dans ses tripes. Il veut juste qu'elle lui parle et le rassure qu'elle va bien. Que tout va bien. Que tout ira bien. Il se sent un peu comme un gamin mais parfois, juste parfois, ça a du bon.