Ruth s'était faite à cette petite vie dans le Bronx. La place de vendeuse dans une station service qu'elle convoitait depuis maintenant quelques jours lui a été attribuée. Ce n'était pas aussi désagréable qu'elle se l'imaginait. Certains clients semblaient plus fréquentables que d'autres, certes, mais ils ne restent pas assez longtemps pour empêcher la calme continuité de ses journées. La plupart de ces clients sont des voyageurs de passage dans le quartier. Ce n'est pas parfait, mais c'est ce qu'elle pouvait espérer de mieux, au vue de ses conditions. Cette vie qu'elle s'est construite est en quelque sorte un échappatoire à ses peurs. Devoir dormir dans un hôtel, vivre au jour le jour, tout l'éloigne d'une vie d'adulte qui l'effrayait tant, petite.

C'était une journée comme les autres, ni plus mouvementée ni plus ennuyante. Le début de matinée avait été plutôt calme. Aucun client ne l'a dérangea pendant une bonne heure, où elle était libre de faire ce qu'elle voulait dans la boutique et aux alentours. Elle n'avait qu'à guetter l'entrée pour ne pas se faire sermonner par le patron au signalement d'un vole. Un homme, d'une trentaine d'année, entra. Ruth attendait sagement au comptoir pendant que le client faisait le tour des rayons. Elle rangeait, dans un mouvement machinal, tout ce qui ne lui semblait pas à sa place mais qui pourtant l'était. Il se dirigea enfin vers le comptoir et y posa ses achats, sans un mot. C'est ce qui arrive, comme de nombreuses fois. Ils ne s'échangent pas un seul mot, sauf l'annonce du prix prononcé par la voix lâche de la jeune vendeuse. Ils se permettent parfois de ne pas adresser un « bonjour » ou un « au revoir », un quelconque signe de politesse. Celui-ci, comme beaucoup d'autres, s'en alla sans lui avoir adressé la parole.

Le second ne dérogea pas à cette règle, et s'en alla aussi vite qu'il était arrivé. Une voix féminine lui avait cependant adressé ces politesses. « Bonjour. » Elle ne fit pas le tour de la boutique et se dirigea aussitôt qu'elle fut entrée vers le comptoir. Elle avait à peu près l'âge de la californienne, peut-être moins... Elle ne semblait pas venir d'ici, du Bronx. Une étrangère comme elle, Ruth en voit beaucoup par ici. Mais rares sont aussi jeunes que celle qui se tient face à elle. « Bonjour... Je suis à la recherche de quelqu'un. » La vendeuse s'accouda au comptoir, attendant plus d'informations. « Vous n'auriez pas vu un jeune homme qui...  Attendez... » Elle prit de sa poche un porte feuille pour en sortir ce qui semblait être une photographie. Ruth suivait attentivement ses gestes — un peu surprise d'être vouvoyée par une adolescente qui s'approchait de ses âges. « Voilà, qui ressemble à ça, mais qui doit maintenant avoir mon âge. » La jeune fille posa la photographie sur le comptoir. La mutante observa cette-dernière, les traits du jeune garçon souriant au photographe. Son visage lui était familier, elle s'imaginait assez facilement à quoi il pouvait ressembler maintenant. « Je suis désolée c'est pas grand chose, mais c'est tout ce que j'ai. » Elle devait sûrement le rechercher depuis très longtemps, pour n'avoir qu'une simple photo de lui enfant et des souvenirs, comme preuve de son existence. « Ah ! Et il s'appelle Tommy Johnson. » La mutante observa attentivement la photographie. L'observation était une de ses occupations favorites. Les visages, les traits, les couleurs, elle aimait décrypter tout ce que la nature avait créé. C'est une lubie assez étrange quand on y pense. « Je l'ai déjà vu, mais... » Elle avait aperçu ce même jeune homme — ou du moins ce à quoi il ressemble aujourd'hui — il y a quelques temps. « Mais c'était à mon arrivée à New-York... Je suis désolée, il doit pas se trouver ici. Dans le Bronx je veux dire... » Ruth se redressa, et posa son regard sur la jeune femme. Elle trouvait difficilement un rapprochement physique entre les deux adolescents pour leur trouver un lien sanguin. « C'est quelqu'un de ta famille, si c'est pas indiscret ? » Elle lui tendit en même temps la photographie du garçon en question.

Deux frères et sœurs séparés. Par quoi ? Une famille déchirée ? Un destin différent ? La jeune cliente semblait sourire de cette conversation, mais le Bronx n'est pas l'endroit rêvé pour des retrouvailles familiales. Il devait y avoir quelque chose de plus important que ça. Quelque chose que Ruth ne devrait sûrement pas chercher à savoir. Ce n'est pas ses affaires après tout.

La jeune cliente entama un tour de la boutique avant de ramener une bouteille d'eau qu'elle posa sur le comptoir. « Je prendrais cette bouteille s'il te plait. » Cette attention de sa part fit sourire la jeune vendeuse, qui souhaitait recevoir plus de clients aussi agréable que celle-ci. Rencontrer des personnes de son âge et qui ne semblait pas avoir sombrer dans les tentations du Bronx n'arrivait jamais. « Tu travailles ici depuis longtemps ? » Ruth jeta un regard machinal par la fenêtre de la boutique de la station service, qui donnait sur le reste du terrain construit. Elle apercevait de là où elle était tous les clients qui entraient dans la boutique, depuis son silencieux comptoir. Elle reposa son regard sur la jeune fille, son sourire qu'elle ne quitte que rarement lorsqu'elle était de bonne compagnie, aux lèvres. « Non, seulement depuis quelques jours... » Elle saisit les pièces du récipient en métal et rangea ces dernières dans la caisse avant de prendre la monnaie qu'elle lui devait. La caisse commençait à se remplir, plus rapidement que certains jours, et les chances d'être pris dans un braquage sont considérablement augmentées lorsque l'on vit dans le Bronx. Mais Ruth aimait à croire que rien ne pouvait arriver, ici. Elle ne sait pas non plus comment ses dons pourraient réagir face à ce genre d'attaque. Du moins, elle ne voulait pas se l'imaginer...

La Californie lui manquait terriblement parfois. Tout comme sa maison, sa chambre, ses habitudes, sa mère. Tout est derrière elle, désormais. C'est une nouvelle vie qui s'annonce, et le Bronx n'était peut-être pas le parfait choix pour la commencer. « Je suis de Californie, je suis à New-York que depuis quelques semaines... » La mutante lui rendit sa monnaie. « Si tu veux mon avis, le Bronx est pas le meilleur endroit pour vivre... Ton frère n'aurait sûrement pas pris le risque de venir ici... Il faut être assez fou à son âge, pour tenter de tracer son destin ici à moins de chercher les ennuis. »  Si elle était folle ? Irresponsable serait plus juste. Ruth a toujours eu cette mauvaise habitude de chercher les problèmes, souvent conséquences de sa curiosité maladive et de sa naïveté. « Comment tu as appris qu'il était dans le Bronx ? » Elle ne venait clairement pas d'ici, et n'avait sans doute pas fait la route seule sinon elle ne serait peut-être pas rentré dans la boutique aussi sereinement. Les choses circulent vite ici, mais en dehors du quartier, il est difficile de se faire connaître autre part que dans les postes de police du Bronx.

Ruth ne connaissait que sa Californie natale. Sa mère refusait de voyager avec cette catastrophe sur les bras. « Ah ? Moi je viens du Texas. » Lorsqu'il était trop dangereux pour Funeral de sortir avec ses amies, agir comme ces autres enfants turbulentes, elle passait seule, des heures entières devant des livres et des manuels scolaires ; jusqu'à apprendre des données dont elle ne pensait pas se servir en grandissant. « 26 948 945 habitants sur 696 241 km2.. » Dit-elle, d'une voix à peine audible. La mutante sourit à la cliente, exprimant un air de curiosité. Toutes ces informations lui étaient inutiles, mais certaines notions lui avait permit d'indiquer la route à de nombreux voyageurs de passage.

Mais des clients comme cette jeune fille, elle en avait très peu. « Je ne connais plus mon frère. Enfin, ça fait tellement longtemps que je le cherche, je ne sais pas quel genre de personne il peut bien être maintenant. » Séparés à la naissance, ou la petite enfance, sans doutes. Elle n'a sûrement plus de parents, pour partir seule à la recherche de son sang. Ou du moins sont-ils absents, plutôt que morts. Ruth l'espérait, et ne comptait pas aborder ce sujet.

Ruth ne se permettait pas de donner des leçons. Elle connaissait tous les risques qu'elle courait avant de se décider à loger dans le Bronx. Elle avait trouvé sa manière à elle de s'entraîner à vivre, dans ces conditions. « Pourquoi tu travailles dans le Bronx, si tu sais tout ça ? … Tu es jeune je suppose que tu dois avoir entre 16 et 18 ans, tu as la vie devant toi, alors qu'est-ce que tu fais à travailler dans une station service du Bronx ? » Elle disait cela comme s'il n'y avait rien de pire que cette endroit, alors que c'est ce que la mutante avait trouvé de mieux. Mais de Ruth ne pouvait pas se permettre de mentionner sa mutation et dévoiler sa nature monstrueuse à une fille qu'elle connaissait à peine, et avec qui elle pouvait lier une amitié sans qu'il y ait d'ambiguité. Elle avait pourtant une impression de douceur, de quelqu'un à qui on pouvait se confier. « Mes parents sont... partis. Je n'ai plus parlé à mon frère depuis des mois et.. C'était un peu ma seule possibilité. Mais je pouvais pas rêver d'un meilleur travail dans le Bronx, je peux faire pratiquement ce que je veux ici. » Ruth souriait, comme si le bonheur était à sa portée. Surtout, elle n'a jamais vraiment su comment le savourer. « Quand je pourrai, je partirai d'ici. » Pas seulement du Bronx, mais aussi de New-York. Des Etats-Unis si nécéssaire. Ainsi elle laisserait son passé ici, en territoire américain.

Elle pensait reprendre le nom de sa mère, Margaret. La seule chose de son passé qu'elle voulait garder auprès d'elle. « Au fait comment tu t'appelles ? … Moi c'est Pearl. » La mutante rendit son sourire à la demoiselle. «  Ruth. » La dite Pearl pointa la bouteille vers la mutante, sans doute pour lui proposer. Mais cette dernière refusa gentiment d'un mouvement de tête et d'un sourire. « J'espère que tu retrouveras ton frère, en tout cas. » Sa dernière phrase semblait signer la fin de la discussion et le départ imminent de son interlocutrice, mais Mère Nature en décida autrement car une averse se déclencha sous le ciel gris du Bronx. « Merde, quelle poisse ! »