Encore toi... malheureusement

Pour tout dire, il avait été happé par tellement de choses dernièrement qu’il n’avait même plus pensé à visiter HYDRA. Il faut dire qu’ils ne lui préparaient pas vraiment les meilleurs mets du monde, c’était à croire qu’ils n’avaient pas encore compris quels étaient ses goûts en matière culinaire. Et quels goûts !
Il devait être le seul dans cette organisation à percevoir les variations notables entre différents corps humains ingérés. Le seul à comprendre que ce qu’il faisait était bien. Lorsqu’il ne rendait pas justice aux esprits, il le faisait pour son propre compte. De toute façon, personne n’allait le faire en dehors de lui, et les spectres étaient tout sauf maîtres du plan dans lequel vivait l’ensemble de l’humanité. Ce plan qui le refusait comme vivant et comme mort. Victor était coincé ici en se disant que son véritable fief était loin d’être dans ces contrées puantes et assourdissantes…et par extension, loin du QG d’HYDRA, n’en déplaise à ces têtes dirigeantes qui lui collaient à la carcasse.

Tout ça n’était que des perceptions qui passaient sans s’ancrer réellement dans son esprit. Il captait, semblait ressentir, agissait. Une sorte d’intuition qu’il suivait en permanence pour se donner un fil conducteur, rien de plus. Ambivalent, intraduisible…et bien souvent agaçant pour ceux qui n’étaient pas de son monde, ou le croisaient sous un mauvais jour. Concrètement, il saurait mettre à feu et à sang tout un pays sans réfléchir davantage : pour lui, c’était un devoir, une nécessité. Quelque chose que rien ni personne ne pouvait réfuter.

Et il se trouvait que Victor était, en ce début de soirée, plutôt agacé. Ou alors était-il juste en train de bouder ? C’était là aussi très difficile de jauger. Il avait quitté son lieu de travail plus tôt dans l’après-midi, d’où le fait qu’on n’ait pu le tracer aux horaires habituels. Là, fraîchement attablé dans un bar (presque) quelconque de Brooklyn, il avait décidé de jouer aux osselets afin de patienter. Parce qu’effectivement, l’homme attendait quelqu’un, il s’agissait d’une femme d’une cinquantaine d’années qui répondait au nom de Susan Watson. Victor avait écouté attentivement le plaidoyer d’un esprit tourmenté, et, qui plus est, très récent. Il se sentait fautif de ne pas avoir pu gérer ça plus tôt - et ce bien qu’il n’aurait rien pu faire, car l’enfant était toujours vivant il y a un an de cela. Un bonnet sur la tête, il s’amusait à sa manière en attendant que sa future victime entre dans ce bar, pour qui elle était une habituée.

Les os étaient pas synthétiques et n’appartenaient pas, comme la tradition pouvait le vouloir, à un jeune mouton. Victor avait tout simplement prit ce qu’il avait le plus souvent sous la main, à savoir des tarses d’humain…évidemment, ceux d’un très jeune enfant avaient été de mise. Mais il l’avait mérité, comme tous les autres avant lui.
Alors qu’il récupérait le ‘daron’ qui était reconnaissable de par ses traces de sang séchées, une silhouette familière entra. Ce n’était pas celle qu’il attendait, quant bien même il connaissait cet homme - dont les traits avaient été troqués pour d’autres. Victor avait terminé son verre d’Absinthe depuis quelques minutes déjà, il n’en restait qu’un fond verdâtre assez caractéristique de la boisson. Assit avec les genoux fléchis et repliés vers lui, il était tout sauf assit de manière raffinée. Même ça, ça ne lui était plus décelable par son esprit.

« Susan, Susan, Susan… », soufflai t-il entre ses lèvres comme une mélodie oubliée. Crossbones s’assit devant lui, lui bouchant la vue qui lui permettait de surveiller les entrées et sorties. Le son du verre claquant sur la surface de la table le tira de ses pensées malsaines. Pour un temps, du moins. Il était en train de lui dire, clairement, que l’HYDRA avait eu peur qu’il s’échappe. C’est vrai qu’avec quatre jours où il n’avait donné aucune nouvelle et participé à aucune réunion prévue…la question aurait pu être soulevée. Il ne se sentait tout simplement pas - ou plus - aussi concerné par ce genre de choses. La Seconde était terminée, Hitler était enterré, Crâne Rouge se taisait, s'il n'était pas mort lui aussi. Alors à quoi bon ? « Et toi ? », lui avait-il demandé comme par automatisme. Car oui, étrangement, on aurait pu penser qu’il s’en préoccupait. Lui aussi, avait-il craint que ce soit le cas ? Non, bien sûr que non. Ce gaillard-là ne vivait pas pour se préoccuper de ce genre de choses…il ne faisait que suivre les ordres, quand certains de ses instincts ne le guidaient pas.

Alors qu’il était en train de parler, un bâillement fantôme - sans les réactions métaboliques habituelles, mais la mimique devenue naturelle était parfaite - lui fut décroché. Pas très discrètement d’ailleurs, mais au moins il avait mit son avant-bras devant sa bouche pour le faire. Victor le toisait sans détour, lui faisant une remarque aiguisée concernant son visage d’emprunt qui lui apparut, cette fois, encore plus déroutant que de loin. « Oh ! », fit-il dans sa surprise,  comme s’il avait vu un clown nu de son déguisement, « T’aurais quand même pu choisir autre chose… », chose qui, si un inconnu les écoutait, aurait très bien pu être prise pour cette boisson qu’il avait choisie de descendre ce soir à sa table. Jusqu’à ce qu’il n’ajoute ceci, évidemment. « T’es mieux sans. » Autant dire les choses comme elles le sont. Victor détacha brièvement ses yeux de lui en se penchant un peu sur le côté, car quelqu’un était entré. Un homme. Raté.

« M’échapper…c’est ce que je fais tout le temps, hein ! », fit-il remarquer, suivi d’un ricanement ingénu. Encore un peu et il allait finir par faire semer le doute pour de bon chez cet agent de l’HYDRA, et pas que. « Pourquoi pas le faire encore une fois ? » La question était rhétorique, il avait laissé ça en suspens mais ses yeux s’étaient perdus dans un coin du plafond. Sauf qu’une seconde plus tard, alors que son regard était dans le vague, il était devenu étrangement plus concentré, comme s’il venait de voir quelque chose…

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Il n’avait pas répondu à sa question et ça ne l’étonnait pas, à vrai dire. Il l’avait contournée, rendant hommage à la hiérarchie qui flottait au dessus de son existence. Victor commençait à saisir le mode de fonctionnement de Crossbones, quant bien même il n’était pas loquace en règle générale. Peut-être que c’était lui qui parvenait à lui décrocher un maximum de phrases en un temps record, qu’en savait-il ? Il y avait de fortes chances que ce soit le cas, car ne pouvant pas procéder comme il le voulait. Pas tout le temps, du moins. Le sourire qu’affichait alors son interlocuteur avait été, contre à toutes attentes, soutenu par un rire qui cette fois lui appartenait. Oui, cette hypothèse avait tout de ce qui a de plus amusant. En réalité, Victor était presque intrigué par ce qu’il venait de lui dire - bien qu’il ne doutait pas de sa volonté à le faire. « Fin à mes jours ? », avait-il répété en ayant laissé l’arrière de son crâne reposer contre le mur. Ses yeux étaient pourtant toujours soudés aux siens et souriait allègrement. « Comment tu t’y prendrais ? » La question était sérieuse, en plus de démontrer une certaine curiosité quant aux méthodes de l’agent. Il ne s’attendait pas à ce qu’il lui dévoile ses techniques secrètes ou le cheminement d’un potentiel assassinat de sa personne. Non, en fait, il était presque certain qu’il n’allait pas y répondre, tout simplement. Dommage.

Pas de moquerie particulièrement méchante, ni piquante. L’homme qui lui faisait face avait mit un petit temps avant de comprendre le sens de sa remarque, et avait levé les yeux au ciel à sa compréhension. L’expression faciale de Victor changea perceptiblement, il était à la fois surpris et amusé. « Ça a l’air de t’étonner ! », et c’était peu de le dire. Comment aurait-il pu envisager que le Fossoyeur ne réponde pas à une question pareille ? Le garçon n’avait pas senti la moquerie pourtant flagrante - à croire qu’il n’avait pas envie de ça ce soir.

Et sa mission était de le ramener au QG, c’était évident. Sauf qu’il n’avait pas envie d’y aller, d’une part. Que ce n’était pas le moment pour le tirer d’ici, pas tant qu’il n’aurait pas terminé d’éviscérer Mrs Watson. L’en empêcher alors que toutes les conditions requises étaient présentes et à son avantage, ce serait marcher sur un terrain des plus meubles. Il ne jouerait pas de sourires et d’idioties pour le coup. Victor prenait à coeur ce qu’il faisait…vraiment. « Narciso, » l’avait-il corrigé. Oui, sa couverture devait tenir, quoi qu’il advienne.
Alors, lorsque l’esprit tourmenté qu’il avait consulté lui réapparu, il sentit que l’heure approchait. La porte s’ouvrit et laissa l’air s’engouffrer. Une femme était aussi rentrée. Le tatoué avait serré ses osselets dans la paume de sa main droite, les incrustant dans sa chair au fur et à mesure. Sauf qu’il ne sentait rien. La voix du vivant lui parvint et, sans pour autant détourner le regard, il lui répondit d’une voix planante. « Quelque chose que tu ne perçois pas. » Et qu’il ne percevra jamais, pour sûr. Il n’était pas un élu. En réalité, c’était comme s’il lui disait qu’il n’y avait rien derrière lui, ce qui était à la fois faux et véridique - sauf que personne ici à part lui ne pouvait le vérifier. Il avait profité du volte-face de son interlocuteur pour lui signifier ceci. Intelligemment, il lui avait fait porter son attention sur elle... « Elle te mate, dis, » nota t-il en désignant du menton la cinquantenaire qui zieutait effectivement la salle pour essayer de se trouver une place. Enfin, ses yeux s’aimantent à ceux de Crossbones. Un voile sévère s’était glissé sur ses traits alors qu’il suivait les mouvements de sa future victime. Il fallait pourtant qu’il attende. Qu’elle aille chercher sa came derrière le bar dans dix minutes… « Dans une heure, j’irais. » C’était dit, il allait le suivre, mais pas avant d’avoir agi. Impatience précédant la délectation programmée. Celle d’avoir fait son devoir. D’avoir rendu justice à l’invisible.

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À en voir la réaction de Crossbones, il ne savait pas grand-chose à son sujet…sauf peut-être qu’il était bien plus âgé qu’il n’en avait l’air. HYDRA était-ils aussi conservateurs ? Préservaient-ils ce type d’informations ? Et surtout…pourquoi ? L’homme qui lui faisait face avait pourtant une bonne place dans l’organisation, et il ne semblait pas être un possible traître. Se méfier de l’eau qui dort. Au lieu de se remuer pour lui, ils feraient mieux de se préoccuper de leurs prétendus chiens dressés…avec le temps, l’organisation s’était ternie. Que ce soit au niveau des idéologies, de la puissance armée ou des stratégies déployées. HYDRA n’était pas un cocon soudé. C’était un atome où les électrons se baladaient à leur guise, revenant au plus proche du noyau lorsqu’on leur faisait sentir qu’ils allaient trop loin. Victor, lui, n’avait pas cette emprise - ou ne la ressentait pas. Parce qu’ils tenaient à savoir ce qu’il était réellement. Victor n’était pas le produit de recherches ou modifications génétiques. Victor n’était pas un cobaye comme il y en avait pu avoir un certain nombre sous leur joug. Et là était le problème. Il n’était pas comme les autres. Il avait connu  personnellement ceux dont le visage était incrusté dans le bronze, dans leur QG. Il avait vu, vécu certaines batailles alors que leurs parents n’étaient même pas encore pubères.

Il y avait déjà réfléchi, cela se lisait dans ses yeux, dans ses gestes. Mais n’avait pas encore trouvé la façon de faire adéquate. Ses pensées étaient amassées autour d’une autre cible…tout comme lui à cet instant précis. Il venait de le comparer à Steve Rogers. Vexé. Vous n’auriez pas aimé le voir plus agacé par ce parallèle émit par ses soins. « Steve ? », s’étonna t-il faussement. « Je n’ai rien en commun avec ça. » Quel terme irait le mieux ? Clown ? Illustre idiot ? Bannière étoilée vivante ? Une liste assez longue, j’en ai bien peur. Sa poigne se resserre un peu plus autour de son jeu d’osselets. « Il a dormi pendant des années… », signifia t-il en regardant toujours ailleurs. Ses yeux revinrent dans l’axe qui le faisait fixer Brock. « Pas moi. » Ses mots parlaient d’eux-mêmes, et l’intonation de voix employée était tout sauf doucereuse.

Les minutes filent, Victor est soigneux vis à vis de ça. Il surveille alors que Brock croise brièvement le regard de sa future victime. Pas son genre. Mrs Watson en a les mains tremblotantes, il lui faut sa dose ce soir. Une chance que der Totengräber soit là pour accélérer sa décadence. Après tout, il ne portait pas ce surnom pour rien.

« Allons… », rétorqua t-il aux paroles résonnant comme des commandements démodés. « C’est pas une heure en plus qui va te tuer… » À moins qu’il ne se décide à lui mettre des bâtons dans les roues. Et alors, là, il pourrait se demander si cette heure-ci n’allait pas lui être potentiellement mortelle. Victor est toujours calme, mais l’obscurité se couvre dans son coeur et le peu d’âme qui lui reste…jusqu’à voiler progressivement son regard habituellement vif. Il sait qu’il aura ce qu’il veut, mais pas sans contrepartie. Même celle-ci. « À moins que tu veuilles te rendre utile. » Une proposition. À prendre ou à laisser…la seconde option risquant de faire plus d’étincelles que la première, plus sage. S’il voulait rester avec lui pendant cette heure-ci, il devrait se prêter au jeu. Et pas à moitié. Jouer avec la mort n'était pas sans risques.

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Victor était le plus naturel possible, il avait exprimé sa vexation sans vraiment réfléchir.  Ce n’était que lorsqu’il sentait le danger qu’il se restreignait, et encore. Crossbones pourrait l’utiliser ultérieurement si ça lui chantait, après tout ils n’étaient plus à ça près en terme de remontrances mutuelles. Pour Narciso, c’était un divertissement dont il ne fallait pas abuser. La modération, toujours. Il ne lui faisait pas peur, comme le reste de ses « collègues » d’HYDRA. C’était là une émotion qui lui avait été ôtée depuis longtemps, cette dernière ne devant appartenir qu’aux autres. Balayée elle avait été, comme beaucoup d’autres avant elle.
Il glisse l’un de ses poings dans sa poche, y retirant les osselets qui s’étaient incrustés dans les plis de sa chair sous la pression. Ce jeu-là est précieux. Comme le cœur de Mrs Watson…ou le regard creux de l’esprit tourmenté, qui le fixait depuis quelques minutes déjà. Victor s’enfonce un peu plus dans son assise, le regard curieux de certains détails concernant Brock. Certainement que la façon dont il le fixe à présent ne lui sera pas des plus agréables. Surtout qu’il lui rend un regard noir, empreint de rancoeur alors qu’il lui faisait entendre qu’une heure n’allait pas le tuer. Il voulait quoi - qu’il lui paye les consommations ? Ce whisky, il n’allait peut-être pas réussir à le finir à temps. Deux minutes. Le décompte se fait désormais par l’horloge digitale sur un écran de télévision qui diffusait des clips musicaux.

« Brise en deux l’homme posté dans la deuxième ruelle parallèle, sur la droite. » Sa voix est douce. Calme. Il s’était appuyé sur ses coudes, penché sur la table. C’était l’un des dealers de Mrs Watson. Celui qu’elle avait besoin de voir pour se réapprovisionner. Elle sirote un café bouillant, qu’elle descendra à moitié. « Discret. Tu seras le dealer qu’elle cherche à trouver. » De toute façon, personne ne saurait le reconnaître, lui, qui portait un voile photostatique. Il ne devrait pas s’en faire, pas plus que ceux qui étaient dans cette pièce - excepté sa cible. Victor avait l’air pensif, mais pas dans l’imagination. Il était plutôt dans la réflexion pure et simple, bien qu’elle fut limitée à des caractères instinctifs, voire primaires. C’était tout ce dont il avait besoin ce soir. Jauger les dangers et échapper aux fouines. Brock, au vu de son regard, voulait l’assurance qu’il tienne ses engagements. « Je la suivrais. », ajouta t-il. Sans Victor, il n’y aurait pas de vengeance divine, et sans vengeance divine, il n’y aurait pas le repos. La suite des événements ? Victor allait s’occuper de cette bonne femme et on en parlerait plus…ah, si, dans la rubrique faits divers des journaux locaux, mais il avait l’habitude désormais. Un feuilleton passionnant.

Et il n’aimait pas ça, d’avoir à faire participer un personnage tel que lui dans ses occupations favorites. S’il ne faisait pas l’idiot, il n’aurait pas à s’en faire. Ce qui n’était pas le cas de l’inverse, car s’il décidait de faire foirer le plan, ce n’est pas une heure qu’il passerait à attendre, mais peut-être six à essayer de retrouver un mort volatilisé. Et indubitablement vexé, qui plus est…si ce n’était pas plus.
Enfin, toujours est-il qu’il n’avait plus qu’une minute pour se décider. Était-il sans doute à se demander ce que Victor lui voulait, à cette femme. Lui prendre sa came ? Son argent ? Victor est un voleur accompli, il ne serait pas étonnant qu’il l’ait déjà vu en action par le passé, lorsqu’il était encore sous surveillance. Mais ce soir-là, il n’était pas question de billets ou de dope. « Dans une minute, o nada… », prévint-il, esquissant un léger sourire à son encontre. L’homme glissa vers le fond de la banquette, laissant traîner ses avant-bras contre la table jusqu’au point nommé.

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