Jimmy noyait misérablement sa peine dans un grand verre de vodka-pomme. Il n'avait jamais été un grand buveur, mais il appréciait quelques bières à l'occasion, et il était déjà, à plusieurs reprises, sorti en boîte jusqu'au bout de la nuit, entraîné par Teddy. Ce n'était pas ce qu'il préférait, il se considérait plus comme un mec à bar, mais l'obscurité latente, la musique assourdissante, les alcools forts dans la pénombre, tout ça collait bien à l'ambiance de sa vie actuelle. Andrew l'avait quitté. C'était une séparation sale, leur histoire avait fini tâchée par les mensonges de Jimmy, par les craintes de son amant – et le petit rouquin avait du mal à s'en remettre. Comprenez-le, il avait passé dix-huit ans sans aucune grosse peine. Son cœur était intact, jusque là. Il avait des parents compréhensifs, un petit ami depuis quatre ans qu'il aimait plus que tout, il avait un meilleur ami extraordinaire et une vie toute tracée dans les arts. Si sa mutation ne s'était pas pointée, il aurait probablement vécu sans trop de heurts, et aurait fini sa vie paisible, dans les bras d'Andrew. Mais son pouvoir était bel et bien apparu, malgré ses efforts pour le repousser, pour le contenir. Il avait menti à son copain, la vérité leur avait éclaté à la gueule et désormais, Jimmy était seul. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, ce qu'il faisait depuis des jours, s'auto-blâmant devant le miroir. Tu as été stupide, Jimmy. Mais son reflet avait une tête d'andouille et il voulait sans arrêt lui casser la gueule dès qu'il le croisait, aussi évitait-il les miroirs. Le rouquin avait quitté son appartement tard. Il avait eu la bonne idée de faire un peu de rangement, ce qui semblait nécessaire, étant donné qu'il s'était lentement laissé moisir dans son trois-pièces, entouré d'anciennes affaires d'Andrew, avec pour seule nourriture des pizzas et de la bière. Cela lui avait pris huit heures, mais l'appartement était propre comme un sou neuf. Les vêtements qui restaient à Andrew étaient dans un petit carton, que Jimmy avait déposé près de la porte. Il avait gardé un de ses tee-shirts, au fond de son placard, et il dormait avec tous les soirs. Mais si Andrew lui demandait, il dirait qu'il ne l'avait pas retrouvé. Andrew saurait que c'était un mensonge, mais le jeune O'Lynch espérait qu'il ne dirait rien de plus. Qu'il lui laisserait ce seul souvenir.

Jimmy avait fait de l'ordre chez lui, il devait désormais mettre un peu d'ordre dans sa vie. Reprendre le contrôle, recommencer à s'amuser. C'est dans cette optique, qu'il était parti dans un bar de nuit proche du campus. Il avait envoyé un sms à Teddy, qui tirait son coup ce soir-là avec une fille de la fac ; il avait même textoté Aaron, malgré la possibilité de finir la nuit avec lui si les deux avaient trop bu – et les conséquences que cela aurait sur son mental de rouquin fragile – sans recevoir aucune réponse. Du coup, Jimmy partait en solo. Dans le but de s'éclater. Pourtant, une heure après être arrivée dans ledit bar, et accoudé au comptoir devant un ensemble de verres vides, il avait surtout noyé sa peine dans l'alcool. Son visage était aux antipodes de l'amusement : il avait des cernes, et une moue triste sur les lèvres. Il buvait sans grande conviction, bière sur whisky sur vodka-pomme. Parfois, ses yeux glissaient sur une table, à sa droite, où des jeunes partageaient un verre. Ils étaient plus âgés que lui, pas de beaucoup. Il y avait un mec à cette table, dont le visage était à se damner. Jimmy n'avait jamais vraiment regardé d'autres garçons. Il avait Andrew, depuis ses quatorze ans. Et bien sûr, certains acteurs, certains mecs mignons lui tapaient dans l’œil, mais ce n'était jamais très sérieux. Personne n'égalait Andrew. Seulement, Andrew était parti. Et si le rouquin ignorait comment on draguait un gars, ayant passé tant de temps avec déjà un copain dans la poche, il avait de toute façon trop bu pour se rappeler son ignorance. Aussi, lorsque l'une des filles de leur petit groupe traîna les autres sur la piste, laissant le bel inconnu seul, Jimmy en profita. Il attrapa la pinte qu'il venait de commander, et se dirigea droit sur la table. Le brun qui lui faisait face devait avoir la vingtaine. Il paraissait triste, mais peut-être que Jimmy ne faisait que projeter ses propres sentiments. Sans demander la permission – ses bonnes manières s'étaient envolés trois verres plus tôt – il prit place sur la banquette, à côté de l'inconnu. « Salut ! » lança-t-il, faussement enjoué. Il but une gorgée, et réalisa qu'il aurait pu amener un verre à ce gars aussi. Ç’aurait été un bon point de marqué ! Décidément, il ne savait vraiment pas s'y prendre. Il offrit un grand sourire au brun. « Je m'appelle Jimmy. Tu étudies aussi à St John ? » il demande, désireux de lancer une conversation. Il n'aime pas les silences, cela le rend inconfortable. Sauf dans les bras d'Andrew, dans ses bras le silence est parfait. Il boit une nouvelle gorgée, rapidement, pour enfouir ses souvenirs à nouveau. « Je ne t'ai jamais vu par ici... Bon, je viens rarement aussi, c'est peut-être pour ça. » finit-il dans un murmure, pour lui-même. « Je t'offre un truc à boire ? » Bon sang, qu'est-ce qu'il blablate ! Jimmy a trop bu pour savoir quand se taire, et son approche est tellement impromptue qu'il semble incapable de la fermer. Alors il pose ses lèvres sur le bord de son verre et boit, boit, pour taire sa propre voix. Sa bière est finie en moins d'une minute. Il pose avec force le récipient sur la table, et attire l'attention du barman. « Deux pintes, s'teuplait ! » L'autre lève les yeux au ciel, tout en hochant la tête. Il a bien vu que le rouquin n'arrêtait pas de descendre alcool sur alcool. Mais son rôle, c'est de servir, c'est tout. Alors il apporte les pintes, non sans jeter un regard désapprobateur à Jimmy, qui le paie. « Me regarde pas comme ça, mec. I am not your whore! » et il part dans un rire un peu fou, un peu saoul, tandis que le barman ne répond même pas et repart derrière son comptoir. Jimmy reporte son attention sur l'inconnu. « Tiens, j'ai même pas attendu ta réponse. » Il pose devant lui l'une des bières, et lui sourit encore, avec la même lueur triste dans les yeux, celle qui se reflète dans ceux du brun. Ils partagent la même peine, voilà une bonne manière de commencer une relation.

S'il avait regardé plus en avant la réaction du brun, il aurait peut-être arrêté son manège. Il se serait poliment excusé, aurait pris ses clics, ses clacs et serait retourné à son comptoir. Mais Jimmy était trop saoul pour tenir compte de l'autre, il avait une peur grandissante de se retrouver seul lorsque la Terre se mettra à tourner autour de lui, et il avait, après tout, déjà commandé les deux pintes. Le jeune homme, dont il n'avait toujours pas glané le prénom, but la moitié de sa bière d'une traite, après un mince regard vers lui. « T'es pas trop jeune pour boire autant ? » Il avait déjà bien bu avant, ça s'entendait. Ses mots étaient bruyants, mal assurés aussi. Jimmy sourit – il n'avait que dix-huit piges, mais il avait obtenu une fausse carte d'identité, et le barman s'y était laissé prendre. Elle était bien faite, après tout ; c'était une idée d'Andrew. Il n'était pas un malfrat dans l'âme, mais il se souvenait de ce genre de combines quand il était encore étudiant, et il avait conseillé à Jimmy de s'en procurer une. Ça pourra toujours te servir ! avait-il sorti en riant. Il ne pouvait pas avoir plus raison que ce jour-là. « T'as quoi ? Vingt ans ? » Puis le visage du brun se mua en un exemple de concentration, tandis qu'il se rapprochait de celui de Jimmy. Ce dernier ne bougea pas d'un pouce. « Naaan, encore moins qu'ça. Putain c'que t'es jeune. » Il avait un rire étouffé, comme si on lui avait mis un sac à patate sur la tête avant qu'il ne s'exclame. C'était assez idiot, comme rire, mais le rouquin était bourré et il trouvait ça mignon. Il pensait encore avoir ses chances. Après tout, ils avaient le cerveau noyé dans l'alcool, et c'était à des occasions pareilles qu'on finissait toujours par écarter les cuisses, un fait généralement regretté le matin suivant. « J'crois que... Ouais, les rôles sont presque inversés, en fait. » Jimmy ne comprenait pas vraiment ce que l'autre racontait. Il tira sa bière à ses lèvres, et but une gorgée en écoutant le rire gras du brun, en regardant ses yeux morts. Il y avait quelque chose qui lui échappait, il le savait, mais il en ignorait la teneur. Alors il préférait se taire. Les gens saouls ont cette tendance à déballer tout ce qu'il y a à déballer sans souci de pudeur, de timidité ou de secret. Il ne valait pas mieux.

Son inconnu finit la pinte au second coup. Jimmy ne l'imita pas, voyant déjà bien trouble. « Merci pour le verre, assura le brun en lui collant un doigt sous les yeux. Mais on baisera pas. J't'ai déjà dit non la dernière fois, c'pas parce que j'suis l'plus âgé et l'plus désespéré qu'ça va changer. » Il pleurait déjà, plus tôt ? Ou bien les larmes venaient de naître à ses paupières comme la rosée du matin ? Jimmy ne put refréner sa surprise. Bon, il ne voulait pas coucher avec lui, tant pis ! Pour une première tentative de drague, ça faisait mal d'être rejeté de la sorte, mais il avait pris le pli avec Andrew ; et vu l'état d'ébriété dans lequel il se trouvait, le rouquin ne put s'empêcher d'y voir un leitmotiv peu avantageux : il n'était plus désirable. Personne ne l'aimait, surtout pas l'homme de sa vie, et il ne pouvait blâmer que lui, que ses propres erreurs, cette sale petite gueule qu'il trimballait partout et ses sales secrets qu'il traînait derrière lui comme des boulets. Ses yeux aussi pleurèrent. « J'crois que j'me mettrais à chialer. En plein milieu, genre sans prévenir. Ce serait moche, super moche. » Ils avaient l'air intelligent, sur leur banquette, à rire et pleurer en même temps, bercé par un charabia de bourré. Jimmy reprit une gorgée de bière, il arrivait déjà à la fin, et finir son verre lui brisait le cœur plus que de raison. « Ça veut rien dire, mec. C'que tu racontes, ça a, genre, aucun sens. » Il pouffa comme une gamine, toussa un peu et reprit. « Y a jamais eu de dernière fois, c'est la première fois que j'te vois ! Et puis j'suis plus désespéré que toi. Et puis tu chiales déjà. J'crois que j'chiale aussi. Et puis t'es pas moche quand tu pleures. » Il offre un sourire timide, avant de serrer le poing et de coller un coup amical dans l'épaule du brun. Ils sont pathétiques. Jimmy s'en fout. Il parle à quelqu'un d'aussi malheureux que lui, il parle à quelqu'un avec le cœur brisé, et bon sang ça fait du bien. « Alors tu vas m'dire qui c'était ce mec qui me ressemblait, à qui t'as dit non la dernière fois ! » fit-il en haussant la voix, avec entrain. « Mais avant, on va se noyer dans des shots ! » Il héla le barman à nouveau, mimant un mètre de shots avec toute la galère du monde. Puis il reporta son attention sur l'inconnu du bar, jeta un œil à ses amis qui dansaient. Il y avait deux filles, une bronzée qui s'amusait à effrayer les mecs qui la collaient de trop près, et l'autre qui ondulait à côté d'un grand blond baraqué. En plus de celui-ci, il y avait trois autres gars sur la piste, mais aucun ne tapa dans l’œil de Jimmy. Aucun ne ressemblait à Andrew – mais le petit brun n'arrêtait pas de jeter des coups d’œil, complètement indiscrets, à la fille et au blond qui, de toute évidence, étaient ensemble. « C'est pour elle ou pour lui que tu craques ? » demanda Jimmy innocemment, pointant du doigt sans aucune subtilité le couple de danseurs, tandis que le mètre de shooters arrivait sur la table.

Le brun lui fit baisser son doigt, le regard noir. « C'était toi, le mec. » dit-il, mais ça ne fait aucun sens et Jimmy met ça sur le compte de l'alcool. « Jimmy O'Lynch ! » et le rouquin sursaute. Le premier shooter part dans le gosier de l'inconnu, qui le repose bruyamment après l'avoir vidé d'une traite. La grimace qui se peint sur son visage indique que ce n'était pas à son goût. « C'est dégueulasse ! » siffle-t-il. Jimmy fait non de la tête, tristement. « Tu dois respecter l'alcool pour que l'alcool te respecte. » fait-il à la manière d'un maître sage. Le brun l'attrape soudain par l'épaule, et se penche vers lui. Jimmy frissonne, ses paupières déconnent. « J'te connais O'Lynch, t'étais plus vieux qu'moi et on s'est embrassés, j'avais seize ans ! » L'autre ricane, mais le rouquin pige rien. Vraiment rien. « J'viens d'un univers parallèle. » Jimmy fronce les sourcils. « Tu m'prends pour une bille ? » lâche-t-il avec dédain. « Tu m'crois pas ! J'vais t'le prouver ! » ajoute l'autre, puis il se concentre. Pendant un moment, Jimmy pense qu'il va faire usage d'un quelconque pouvoir, un autre mutant avec qui causer, mais non. Il continue simplement de parler. Dire ce qu'il sait de Jimmy, alors qu'ils ne se connaissaient pas y a une heure. C'est flippant, parce que c'est juste. « T'es un mutant. Tu peux reproduire c'que tu vois. Et putain, tu t'en servais vraiment pour faire de la merde. Tu t'vantais d'donner les meilleures pipes de New-York, grâce à c'que t'avais appris en matant du porno. » Les joues de Jimmy passèrent du rouge au cramoisi. Il n'y avait jamais pensé ; ça disait quoi, sur lui ? Qu'il était moins cool que cette autre version ? Ou au contraire, beaucoup plus raisonné ? Il toussa un peu, s'éloigna du brun et but un shooter. Et un deuxième, dans la foulée. « J'ai jamais testé » fait l'autre en levant les mains, comme une promesse. Le rouquin commence à y croire. Probablement parce qu'il est saoul, parce que l'autre a visé juste et que c'est quand même un peu inquiétant. Si ça sonne vrai, c'est que c'est vrai, non ?

Décontenancé par la possibilité d'autres univers – et d'un autre O'Lynch qui se tape des queues à la pelle – il reprend un, deux, trois shooters. Le quatrième qu'il allait avaler, sans même savourer, c'est le brun qui l'attrape en premier. « Pourquoi les gens boivent ça ? » demande-t-il après avoir vidé d'une traite son verre. « C'est flippant d'te voir aussi jeune. Et tenir aussi mal l'alcool. » Jimmy rit. S'il se voyait, le brun. « Parler d'univers parallèle, c'est flippant aussi, gringo ! » il dit, en écorchant chaque mot. « Pourquoi tu t'noies dans l'alcool ? » s'interroge l'inconnu. L'image, aussi vive qu'une brûlure, d'Andrew vient résonner derrière ses paupières. Il les ferme fort, mais l'image s'en va. « Anthony. Andy. Non. Andrew ! C'est Andrew, non ? » Et le rouquin regarde le brun, interdit. Puis sa main vient attraper le col du jeune homme, l'attirer tout près de son visage. « Tu le connais ? Tu l'as baisé, c'est ça ? » Du plat de la main, il repousse l'autre, le relance contre sa banquette. Sa vue est trouble et il a le cœur dans la gorge. « Putain qu'est-ce que je raconte ! Tu le connais parce que tu viens d'un univers parallèle ! » Il ne sait pas même s'il est ironique, ou s'il y croit vraiment. Il a mal au crâne et les lumières sont vives, la musique est trop forte. Un verre de plus, prendre un verre de plus. « J'bois pour noyer mes peines ! Toi aussi, non ? » Jimmy tend au brun un verre, et ils trinquent avant de le boire d'un coup. « C'est comment ton prénom ? Tu m'as pas dit. » et l'autre lui souffle Billy. Il tire un paquet de clopes de sa poche, qu'est-ce qu'il fout, il fume jamais. Mais Andrew est parti et depuis lorsqu'il sort, lorsqu'il boit, il aime bien se polluer la gorge, les poumons. Il espère enfumer son cœur. « Tu m'accompagnes ? » il demande en montrant son paquet. Billy fait non de la tête. Il a son mec, ou sa meuf, à surveiller sans aucun doute. Tant pis, Jimmy ira prendre l'air tout seul. De toute façon, le discours de ce gars était complètement incohérent. Flippant. Dérangé. Il quitte la banquette avec difficulté, et  manque de basculer en se levant. Sa tête tourne, c'est son estomac maintenant qui est dans sa gorge. Putain. Une main se pose sur son épaule, il lève même pas les yeux. Il suit le mouvement. La musique est trop forte, la chaleur trop intense. De l'air, de l'air. Et la porte s'ouvre sur le vent glacial de février. Jimmy inspire avec force, et soudain ça décrasse, soudain ça va mieux. Pas la super forme, toujours bien bourré, mais la nausée est partie. Il tourne la tête : c'est Billy. Il est peut-être fou, mais c'est un fou gentil. « J'suis pas à la hauteur de l'autre O'Lynch, hein ? » dit-il dans un soupir, tirant une cigarette du paquet. Il l'allume, ne tousse pas, mais prend son temps entre chaque bouffée. Des fois que la nausée reviendrait.

Il faisait beau dehors. La nuit était profonde et les lampadaires salissaient à peine l'encre qui recouvrait les rues. On distinguait quelques maigres étoiles tout en haut. Pas de vent, sinon quelques bourrasques légères, juste un froid sec et mordant. Mais ça va. Le froid lui convient.

Il y a un court silence, le genre paisible, pendant lequel crépite seulement la cigarette de Jimmy, qui se consume doucement entre ses lèvres. Les volutes de fumée qu'il lâche s'envolent, il ne regarde pas Billy. Il regarde rien de bien particulier sinon les trous dans son cœur. « J'suis pas sûr que tu veuilles être comme l'autre O'Lynch » fait le brun, glissant un regard à l'étendue ténèbres au-dessus d'eux. « Il était– je sais pas, il avait l'air cool, je le trouvais vraiment cool, quand j'étais plus jeune. Il faisait des trucs de dingue, des trucs que j'aurais jamais osé faire. » Le rouquin l'écoute, les yeux mi-clos. C'est la brume derrière ses paupières, un monde flou et tangué. Il devine la silhouette d'Andrew quelque part dans le brouillard, il le reconnaîtrait entre mille, mais il la laisse où elle est. Il n'ira pas lui courir après ce soir, pas derrière ses paupières en tout cas. Il se demande ce que c'étaient, les trucs fous que faisait l'autre O'Lynch. Il se demande à quoi ressemblait Billy lorsqu'il avait quinze piges. « Mais quand il pensait que personne le regardait, il avait l'air vachement triste. » Jimmy rouvrit les yeux. Pour croiser ceux du brun. « Il faisait rire tout le monde, mais il était super triste. » C'était lui, le mec triste. Son futur, son alternatif, et puis son présent aussi. Il ne serait pas en train de boire autant s'il était bien dans ses pompes.

Billy est triste aussi. Il ne faut pas être un grand observateur pour le deviner. Il parle avec ce trémolos dans la voix, ce ton grave et y a un truc de brisé, y a forcément un truc de brisé. Le rouquin ne s'en était jamais rendu compte – probablement parce qu'il avait toujours vécu dans une petite bulle avant ça – mais la plupart des gens étaient cassés, d'une certaine manière. Il fallait bien que ça lui arrive un jour aussi, de rentrer dans un mur. Tout ne pouvait pas être un long fleuve tranquille. « J'pense que c'est cet Andrew, qu'était pas à la hauteur de l'autre O'Lynch. » Il lui offrit un sourire désolé, un sourire fané et Jimmy ne sut quoi répondre. « Et quelque chose me dit qu'il l'a pas beaucoup été ici non plus, hein ? » Quelques minutes plus tôt, il avait l'estomac au bord des lèvres. Maintenant, c'est son cœur qu'il voudrait vomir, ce sont ses souvenirs et son amour persistant pour l'infirmier. Il veut l'oublier, bon sang il veut qu'il n'ait jamais existé. S'il effaçait Andrew de sa mémoire, il oublierait son amour, il oublierait sa peine. Il oublierait le bon, aussi, les baisers et les mots tendres et les projets et son sourire. Pensif, Jimmy tire encore une fois sur sa cigarette, et lâche les yeux de Billy un moment, pour à son tour contempler les abysses célestes. « Je crois qu'il n'aime pas que je sois un mutant. Je crois que ça lui rappelle de mauvais souvenirs. En tout cas, c'est pour ça que je lui ai caché si longtemps. » Il se fait plus sérieux, approche de quelques pas et pose une main tremblante sur l'épaule du brun. « Ne mens pas à ceux que tu aimes, Billy. Tu peux trouver toutes les excuses que tu veux pour te convaincre que c'est la bonne chose à faire, mais au final... » Il se rend compte de la proximité entre eux, alors il recule. Il abandonne l'épaule mais pas le regard du jeune homme. « Au final, tout le monde est blessé. Aucun prétexte ne justifie ça. » termine-t-il dans un sourire. Sa tête commence à faire un vacarme pas possible. Il sera victime d'une gueule de bois monumentale demain. Tant pis, il l'a bien cherché. Il jette son mégot dans le cendrier de la boîte, et adresse un signe de tête à Billy. « Je vais pas m'éterniser. C'était un plaisir, en tout cas. » Il fait une petite pause, semble chercher ses mots. Ou bien se montrer gratifiant lui est plus difficile qu'à l'accoutumée. « Merci, en tout cas. Je sais pas si t'as dit vrai ou pas, concernant cet autre univers, mais tu parles bien et t'es de bon conseil. » Il lui tourne le dos, s'apprête à affronter le froid et la nuit. A peine quelques pas plus tard, il hausse le ton. « Toi aussi, t'as l'air triste ! Récupère ton Andrew ! » et les ténèbres l'enveloppent.