Scarlett rejeta ses cheveux en arrière. Elle avait passé son après-midi à tabler sur un devoir de communication politique. Son dernier devoir de l'année scolaire. Elle espérait ainsi gratter des points en plus pour son semestre, de telle sorte qu'elle aurait peut-être la mention tant désirée. Le repas serait bientôt servi, mais elle n'attendit pas l'appel de sa mère pour faire une pause. Ses yeux commençaient à la piquer, et un début de migraine pointait le bout de son nez. La jeune fille recula sur sa chaise, faisait grincer les roulettes sur le sol, avant de se lever d'un pied agile. Il n'y avait qu'une seule chose qui pouvait la relaxer, dans ces moments-là. Quand elle commençait à saturer des cours, du travail scolaire, du sérieux dont elle devait faire preuve chaque jour. C'était la musique, sa libération.
Scar attrapa sa basse et passa la bandoulière au-dessus de sa tête. Elle avait des murs épais, dans sa chambre. Les jumeaux pouvaient l'entendre, puisqu'ils dormaient à l'étage eux aussi, mais ça ne leur posait en général pas trop de problème, surtout à une heure aussi peu tardive. Parfois ils venaient se plaindre, et elle les envoyait bouler avec amour. Rien de bien dramatique. Elle ferma les yeux lorsque ses doigts effleurèrent les cordes. Sa main gauche serrait les accords avec un automatisme qu'elle avait mis des années à acquérir. Les doigts de la gauche pinçaient les strings pour une mélodie d'abord douce, puis de plus en plus violente. Quand elle jouait comme ça – tout le temps, en fait – elle avait une image, maintenant floue, de son père. Elle ne se rappelait plus vraiment à quoi il ressemblait. Sa mère avait enlevé toutes les photos de lui, après son arrestation. Elle se rappelait juste des soirées où il jouait de la guitare pour l'endormir. Elle se rappelait son sourire, ou ce qu'elle imaginait être son sourire. Une odeur parfois, une chemise à carreaux ou une barbe mal taillée. De petites bribes qu'elle ressortait à chaque note. Elle déversait ses souvenirs comme elle le pouvait, en pagaille. Elle n'avait même pas entendu Eugène qui frappait à sa porte.
Il déboula en trombes, ce qui la fit sursauter. Elle lâcha son instrument, la bandoulière lui marqua le coup en arrêtant la chute. Son frère avait l'air furieux (il était toujours un peu bougon, ces derniers temps). Scar ne s'était pas rendue compte qu'elle avait coulé des larmes, alors elle passa les mains sur ses joues, brutalement, et retira sa basse qu'elle posa sur son socle. « Y a un problème ? » fait-elle, un peu hargneuse, probablement pour se donner une contenance après avoir été si émotionnelle. Encore une fois, Eugène a de la couleur autour de lui, une espèce d'aura bizarre. Encore une fois, Scar doit cligner plusieurs fois des yeux pour que cet étrange écho lumineux disparaisse. Alors elle ne voit plus que les sourcils froncés, les joues rougies de son petit frère. Il n'a franchement pas l'air commode, plus qu'à l'accoutumée. Elle pose les mains sur ses hanches, prend ce petit air hautain qu'elle adore adopter auprès des jumeaux, et s'impatiente. « Aedan t'a coupé la langue, ou c'est juste mon beau visage qui te coupe le sifflet ? »
Il va tuer Aedan. Aedan qui fait la gueule pour rien depuis plusieurs jours, Aedan qui ne lui parle plus sinon pour dire des conneries ou lui aboyer dessus, Aedan qui le gonfle avec des trucs auxquels il n’a absolument aucune envie de penser. Bref, il va étriper son frère, c’est la seule solution qu’il a trouvée pour faire disparaître la frustration qu’il éprouve depuis plusieurs jours. Y a rien qui va, en ce moment. Son jumeau agit comme un vrai trouduc, il se passe des trucs super bizarres autour d’eux et il s’est tapé une note de merde en littérature. Son prof est sympa, il lui a dit que s’il lui rendait une nouvelle dissertation qui tient la route, il la prendra en compte pour sa note finale. Sauf que toute cette histoire avec Aedan et Ethan et Wally, ça l’empêche de se concentrer et ça fait dix fois qu’il écrit un plan pour l’effacer parce que c’est nul, nul, NUL. En plus, il doit s’y reprendre à dix fois pour lire ses notes sur les bouquins qu’il est censé mettre en parallèles dans sa dissertation, parce qu’il a écrit ça comme un porc et parce qu’il n’arrive jamais à lire correctement ce qu’il a sous les yeux quand il n’est pas concentré dessus. Et c’est là que les premières notes de musique retentissent. Ça vient d’en-dessous. Alors au lieu d’Aedan, c’est Scarlett qu’il va tuer. Eugene lâche un cri de frustration et envoie voler son crayon à papier dans la pièce. La feuille sur laquelle il gribouillait depuis dix minutes est sa prochaine victime, il la réduit en confettis qu’il laisse trôner sur son bureau. Ils le gonflent, tous, TOUS autant qu’ils sont. Et il est même pas FICHU de réussir cette PUTAIN de dissertation qu’il doit rendre DEMAIN et qui sera sûrement bourrée de FAUTES parce qu’il est complètement CON et il est HORS DE QUESTION QU’IL REDOUBLE ENCORE UNE FOIS PARCE QUE SON FRERE EST UN DEMEURÉ ET PARCE QUE SA SŒUR A RIEN TROUVÉ DE MIEUX QUE DE SE METTRE A JOUER A CETTE HEURE-CI.
Il déteste cette famille de cons. Putain il les déteste tous. Un grognement lui échappe alors que son pied envoie voler la corbeille à papiers à côté de son bureau. Elle rebondit contre un mur et déverse son contenu, dont une canette de soda pas complètement terminée qui se met à couler et tache le sol.
RIEN. A. FOUTRE.
Eugene sort de sa chambre, claque la porte un bon coup, se dirige vers celle de Scar et tambourine à la porte. « Scar, fais moins fort ! » gueule-t-il. Il continue de frapper contre la porte. « Non, en fait, arrête tout court ! » Elle continue de jouer. « Scar, sérieux, ta gueule, y en a qui bossent, » siffle-t-il entre ses dents. Elle joue plus fort là, non ? Elle joue plus fort. Il en est persuadé. Elle fait ça exprès, pour lui pourrir la vie, puisqu’ils ont TOUS DÉCIDÉ DE FAIRE DE SA VIE UN ENFER ET IL COMMENCE SÉRIEUSEMENT A EN AVOIR RAS-LE-CUL DE CETTE FAMILLE DE MERDE. Alors il ouvre brusquement la porte, se fiche pas mal de causer des dégâts, et fonce droit sur Scarlett. S’il remarque les larmes sur ses joues, il s’en cogne complètement. « Y a un problème ? » qu’elle le bouffe et il a envie de la frapper, putain ce qu’il a envie de la frapper ! « Aedan t'a coupé la langue, ou c'est juste mon beau visage qui te coupe le sifflet ? » « La ferme ! » s’écrie-t-il en faisant de grands gestes avec ses mains.
« Ça fait dix minutes que j’te demande de faire moins de bruit ! Et tu t’en cognes ! FAIS. MOINS. DE. BRUIT. Y en a qui bossent dans cette putain de baraque, j’en ai MARRE de t’entendre jouer ! Pourquoi tu fais pas comme tous les artistes ratés, VA JOUER DANS LE GARAGE ! » s’égosille-t-il, complètement à bout.
Bon, d’accord, Scarlett mérite probablement pas tout ça, mais lui, il va mériter ce qu’il va prendre.
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Mer 31 Aoû - 21:53
